Démocratie,
liberté d’expression, fake news : 2500 ans de cohabitation
Une défense
réelle de la démocratie libérale serait d’abolir plutôt les lois liberticides
qui s’accumulent contre la liberté d’expression, y compris d’ailleurs celles
inusitées qui prétendent lutter contre les fausses nouvelles.
Lorsque l’anglicisme fake news (fausse
nouvelle) est apparu, on se doutait bien que, tôt ou tard il allait être
utilisé pour une nouvelle loi liberticide sur la liberté d’expression.
Emmanuel
Macron ne nous a pas déçus. Sans que rien ne
l’exige, sans qu’aucune demande n’émane ni des citoyens, ni des journalistes,
il a annoncé lors de ses vœux, une loi destinée à protéger «la démocratie
libérale ». La raison évoquée est intéressante car elle s’appuie sur un
point sensible : la relation entre la démocratie et la liberté
d’expression.
LES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA
LIBERTÉ D’EXPRESSION
On classe traditionnellement les arguments en faveur de la
liberté d’expression en trois grandes catégories :
- une catégorie libérale : la liberté d’expression est un droit individuel, naturel indispensable à la réalisation de chaque vie humaine ;
- une catégorie utilitariste : la liberté d’expression est nécessaire à la recherche de la vérité ;
- et enfin une catégorie démocratique : la liberté d’expression est un processus indispensable à la démocratie.
L’argument démocratique est le plus limité, il n’est pertinent
que pour un régime particulier et ne concerne que le débat politique mais il
est le plus ancien, et compte tenu de l’importance de la démocratie dans la
société moderne, le plus accepté sur l’ensemble du spectre politique.
Les arguments démocratiques ne s’opposent pas aux arguments
libéraux ou de recherche de la vérité, même s’ils partent d’un autre point ;
ils viennent se sur-rajouter pour le périmètre limité du débat politique dans
une démocratie.
ATHÈNES ET LA LIBERTÉ
D’EXPRESSION
La langue des hommes n’est plus
emprisonnée. Le joug de la force a été brisé : dès cet instant le peuple
déchaîné exhale librement sa pensée. (Eschyle, Les perses, 472 av. J.-C)
Avec Solon puis Périclès, l’Athènes de l’ère classique
(Ve siècle av. J.-C.) invente un concept qui a de l’avenir, le
gouvernement du peuple par le peuple : la démocratie (de dêmos, le peuple et de
kratos, le pouvoir).
Et loi des séries oblige, les Grecs en inventant la démocratie
directe sont aussi obligés d’inventer une forme de liberté d’expression.
Comment débattre des problèmes de la cité – et trouver les
meilleures solutions -, si les citoyens ne sont pas libres d’exprimer leur
pensée et de débattre sans crainte ? Si la déférence à une hiérarchie
sociale empêche les solutions optimales d’être connues publiquement ?
Cette liberté d’expression politique n’est
donc pas vue, comme elle le sera plus tard, comme une limitation du
pouvoir politique sur les citoyens, puisque les citoyens et le pouvoir
politique pour les Athéniens de Périclès sont une seule et même chose.
Elle n’est pas non plus vue comme un droit individuel,
fondamental et inaliénable pour chaque personne, mais simplement comme une
pratique indispensable dans le cadre de la démocratie directe, visant à la
bonne gouvernance de la cité.
Avec l’Isêgoria (de Iso : « égalité » et de
Agoraomai : « Parler devant une assemblée », l’égalité de parole
dans le débat public donc) chaque citoyen pouvait se lever et prendre la parole
devant l’assemblée (l’Ecclésia). Et le citoyen grec était bavard : il pouvait y
avoir entre 200 et 300 discours à chaque session de l’assemblée, limitée par le
Clepsydre, la fameuse horloge à eau.
L’expérience athénienne ne sera pas oubliée. Même lorsque sa
taille (Moins de 300 000 habitants) comme sa radicalité (démocratie directe
totale) éloignent sensiblement Athènes d’un État-nation moderne (des millions
d’habitants et une démocratie représentative libérale), Athènes reste le point
de départ de beaucoup de réflexions sur la démocratie et la liberté
d’expression.
IDÉAL DÉMOCRATIQUE
La liberté d’expression est l’une des
conditions d’un gouvernement légitime. Les lois et les politiques ne sont pas
légitimes sauf à avoir été adoptées via un processus démocratique, et un
processus n’est pas démocratique si le gouvernement a empêché qui que ce soit
d’exprimer ses convictions sur ce que ces lois et ces politiques doivent
être. (Richard Dworkin, Right to ridicule, Tribune nybooks 2006)
Dans l’idéal démocratique – et ses concepts de peuple souverain,
gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple -, la liberté
d’expression a trois fonctions.
La première fonction est de
permettre au peuple d’être correctement informé des faits nécessaires à la
bonne prise de décision. Lorsqu’un monarque a le pouvoir, il ne se fait
pas censurer des informations ou des opinions, même inconvenantes ou pouvant
être fausses, permettant de prendre les bonnes décisions.
Lorsque le peuple a le pouvoir, on ne voit pas comment il
pourrait faire ce même travail avec des informations tronquées ou limitées. Les
informations connues de l’orateur doivent être disponibles pour exercer le
pouvoir.
Ici, la liberté d’expression n’est pas au service de l’orateur,
bien que ce soit lui qui s’exprime, la liberté d’expression est au service du
public qui écoute : il a besoin des connaissances non censurées de
l’orateur ou, lorsque l’avis de cet orateur est contesté, des réfutations de
ses adversaires. La liberté d’expression est ici une liberté d’entendre.
Ces informations n’ont d’ailleurs pas à être toujours exactes,
elles peuvent être même volontairement inexactes, mais cela ne justifie pas que
le souverain ne puisse pas les connaître.
LE DROIT D’INTERPELLER
Imagine-t-on un souverain interdit par ses conseillers d’accéder
à des informations par crainte d’une manipulation, informations auxquelles les
conseilleurs auraient par contre accès ?
Le souverain ne serait plus souverain, les vrais détenteurs du
pouvoir seraient alors les conseillers, mystérieusement d’ailleurs protégés des
effets de la manipulation. L’exercice du pouvoir exige l’accès à toutes les
informations, y compris celles que des ennemis inventent, ne serait-ce que pour
connaître et contrer ces adversaires.
La seconde fonction est de
permettre au peuple de donner son avis. Puisqu’il détient le
pouvoir, le peuple doit donner ses commandements, indiquer ses choix, critiquer
ou poser ses questions, soit au personnel politique dans une démocratie
représentative, soit à ceux chargés d’exécuter les tâches dévolues à l’État, un
général d’armée, un architecte, dans une démocratie directe.
Là encore, le roi n’est pas censuré dans la conversation qu’il a
avec ses ministres, le peuple doit avoir les mêmes privilèges pour gouverner.
Si le peuple n’a pas la possibilité de questionner, d’interpeller, y compris
rudement, ceux qui exécutent ses instructions, il n’a pas réellement le
pouvoir.
La dernière fonction de la
liberté d’expression est plus indirecte. Elle permet le débat entre citoyens. Débattre
librement n’a pas seulement un intérêt dans la prise de décision et l’émergence
de la meilleure solution pour la Cité.
Débattre librement a un intérêt dans le fait de débattre en
lui-même. Le débat est d’abord une pédagogie du respect des autres citoyens,
ils ne vous écouteront que si vous les écoutez, il est aussi une contrainte
pour formaliser sa propre pensée afin de la rendre convaincante. Et il oblige à
exercer son esprit critique.
De surcroît, le débat forge la citoyenneté et prépare
l’acceptation de la décision commune, même pour l’avis en minorité. En
démocratie, on ne peut pas exiger d’un citoyen qu’il obéisse à une loi s’il n’a
pas pu avant exprimer son désaccord pour cette loi. Le débat ouvert à tous
participe à la légitimation ensuite de l’obéissance des lois par tous, après un
vote agrégatif où une majorité l’a emporté sur une minorité.
Ainsi, même dans l’hypothèse où la liberté d’expression n’aurait
pas permis à la meilleure proposition de l’emporter, elle aura tout de même,
via le débat, permis à la décision d’être acceptée par l’ensemble des citoyens,
de légitimer cette décision, d’éviter la guerre civile.
Elle aura fait prendre conscience aux citoyens de leur
appartenance commune à une Cité.
CENSURE ET DÉMOCRATIE
La censure a perdu tous ceux qui
ont voulu s’en servir, parce qu’elle rend le gouvernement représentatif
impossible. (Chateaubriand, Discours
du 5 juillet 1824)
Liberté d’expression (sur le périmètre politique) et démocratie
sont donc profondément imbriqués.
Un partisan d’une aristocratie, méritocratique, propriétaire ou
héréditaire, peut plaider pour limiter la liberté d’expression du peuple avec
cohérence sur le domaine des idées politiques ; seule l’élite a le
discernement nécessaire pour le pouvoir, seule elle a besoin de l’accès aux
informations politiques pour l’exercer.
Par contre, même une démocratie totalitaire, qui ferait peu de
cas des libertés individuelles dans la vie privée, serait obligée de conserver
la liberté d’expression sur le périmètre de la gouvernance de la Cité, sous
peine de perdre (aussi) son étiquette de démocratie pour celle d’oligarchie,
d’aristocratie ou de tyrannie.
Un démocrate voulant censurer doit pouvoir expliquer pourquoi ce
peuple assez sage pour disposer du pouvoir politique, même indirect, serait
ensuite trop immature ou inconséquent pour écouter ou parler librement.
Ce peuple ainsi incapable de discerner le vrai du faux sur son
mur facebook à tel point qu’il faille l’en protéger par des juges ou des
technocrates, par quel miracle pourrait-il ensuite être capable de discerner la
justesse d’un programme ou les compétences d’un candidat ?
Un même électeur serait donc capable de discerner si Emmanuel
Macron peut disposer de l’arme nucléaire mais il ne serait pas capable de
décider quoi lire sur un réseau social.
Cela ne signifie pas bien sûr que, même dans l’idéal
démocratique, les démocraties ne doivent jamais mettre en place des
restrictions à la liberté d’expression : diffamation, chantage, menaces, appel
à la violence directe et immédiate, etc., il existe certaines raisons légitimes
de protéger les individus ou les institutions.
Cela signifie que sur le plan des idées, en particulier
politiques, un gouvernement démocratiquement élu qui cherche à limiter la
liberté d’expression en campagne électorale sur le périmètre politique ne peut
le faire que la main tremblante, son scalpel s’approche dangereusement de la
moelle épinière qui fait sa légitimité.
Le pouvoir censeur doit répondre à la question : si cet
électeur, qui t’a fait roi, ne peut même pas lire librement des messages
politiques mensongers sans être trompé, est-ce raisonnable de lui donner le
pouvoir te faire roi ?
Et s’il faut le protéger des fausses nouvelles, pourquoi ne
faudrait-il pas aussi le protéger des astuces rhétoriques ? des sophismes ? de
l’émotion ? des promesses électorales insincères ? Est-ce que les envolées
lyriques volontairement floues d’un discours d’Emmanuel Macron, ou ses
adversaires, en campagne sont vraiment beaucoup plus favorables à une
délibération rationnelle qu’un troll russe postant une nouvelle inexacte sur
facebook ?
De surcroit, les juges, les politiques ou les technocrates qui
jugeraient de la véracité d’un contenu auraient un pouvoir inacceptable sur le
débat des citoyens, qui porte justement sur l’action de ces juges, politiques
ou technocrates.
Toutes ces questions théoriques se posent avant même de poser
les questions sur les incroyables difficultés opérationnelles de
l’identification d’une nouvelle fausse et la débauche de moyens à mettre en
œuvre. Elles se posent avant même de poser les questions essentielles sur la
neutralité et les compétences des hommes qui pourraient identifier les fausses
nouvelles, et cela de façon équitable.
Et elles se posent en parallèle des objections libérales sur le
droit des individus de s’exprimer ou de lire sans le blanc-seing du pouvoir
politique.
LA DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE
Depuis 1970, le débat préalable comme composant essentiel de la
démocratie a connu un regain d’intérêt considérable avec Habermas. Partant du
constat que l’État s’occupe de plus en plus de sujets mais qu’il n’est contrôlé
par le citoyen que par un mince filet d’élections et un flot de sondages,
Habermas imagine une démocratie régénérée dans laquelle la parole des citoyens
est remise à l’honneur.
C’est louable. Et cela tombe bien, les nouveaux outils des
réseaux sociaux, blogs permettent une communication directe entre citoyens qui
ne pouvaient exister auparavant que dans de toutes petites assemblées.
Et effectivement pour qu’un débat soit fructueux, des conditions
doivent être remplies. Respecter ses interlocuteurs, assumer ses propres
propos, se méfier des sophismes, s’intéresser aux sources d’une information, à
la réputation de son auteur, refuser le mensonge, etc.
Mais il est impossible d’imposer, par la loi, à une société
toute entière un règlement intérieur comme celui d’une assemblée ou une
exigence de rigueur normée comme une publication scientifique. L’assemblée des
citoyens est la société toute entière, ce n’est pas une assemblée aux membres
limités ni une revue scientifique.
Exclure un type de propos politique sur le fond et sur la forme,
c’est limiter le pouvoir du peuple de disposer de toutes les informations.
C’est peut-être exclure des citoyens. C’est les priver de l’expérience d’être
confrontés au mensonge, expérience nécessaire à la responsabilité et au
discernement d’un citoyen adulte.
UN RISQUE AUSSI VIEUX QUE LA
DÉMOCRATIE
Le fait que certains citoyens se laissent tromper par les
fausses nouvelles est une réalité, tout comme ils peuvent se laisser tromper
par la rhétorique, les promesses insincères, les sophismes ou l’émotion, mais
ce n’est pas un argument valide pour censurer des fausses nouvelles.
C’est un risque inhérent à la démocratie avec des citoyens plus
ou moins capables. Et c’est un risque aussi vieux que la démocratie. Il faut
bien postuler le citoyen capable ou alors lui retirer son vote. La France a pu
traverser 40 ans de guerre froide avec L’Huma chaque
matin dans les kiosques mais l’urgence serait de protéger les Français des
trolls poutiniens ?
Une exigence doit être portée par la pression sociale, par
l’auto-discipline, par l’éducation, par l’expérience de chaque citoyen, par des
décodeurs honnêtes, par des journalistes rigoureux, certainement pas par la
prison ou l’amende ; ou pire, par une zone grise d’arbitraire mise en place par
des sociétés privées contraintes par des technocrates illégitimes (CSA par
exemple) ; ou des juges incompétents dans ce domaine.
UNE LUTTE JUDICIAIRE NI LIBÉRALE,
NI DÉMOCRATE
Quels que soient les gains ou
les pertes immédiates, les dangers pour notre sécurité venant d’une censure
politique sont toujours supérieurs aux dangers pour notre sécurité venant de la
liberté politique. (Alexander Meiklejohn, Free Speech and Its Relation to Self-Government,
1948)
La censure souhaitée par Emmanuel Macron contre les
fausses nouvelles est bien sûr profondément anti-libérale, mais elle n’est même
pas démocratique. Elle est plutôt le signe d’un camp progressiste
social-démocrate tétanisé par la montée des populismes de droite ou de gauche et qui montre qu’en matière
de mépris des libertés ou même de l’idéal démocratique, il n’a pas tant de
leçons que cela à donner.
Un camp qui se considère comme tellement légitime pour
gouverner qu’il ne peut expliquer la victoire de Donald Trump ou du brexit autrement
que par des trolls étrangers manipulant des citoyens idiots et ingrats. Un camp
qui considère les autres, non comme des adversaires légitimes du pluralisme
démocratique, mais comme des anomalies que des lois de circonstances doivent
permettre d’affaiblir, au risque d’augmenter encore davantage la défiance
généralisée.
Une défense réelle de la démocratie libérale serait
d’abolir plutôt les lois liberticides qui s’accumulent contre la
liberté d’expression, y compris d’ailleurs celles
inusitées qui prétendent lutter contre les fausses nouvelles. Et faire
confiance aux individus et aux citoyens pour mener le débat démocratique, y
compris avec les nouveaux outils.
Oui, dans un débat démocratique tous les discours ne se valent
pas. Oui, il faut aussi une exigence de véracité, d’honnêteté, de
responsabilité pour une délibération juste. Oui, dans une démocratie la
démagogie et la manipulation peuvent exister.
Cela a toujours été le cas, c’est le pire système à l’exception
de tous les autres. Il faut vivre avec, ou assumer une autre forme politique :
l’aristocratie ou l’oligarchie, en nous expliquant si possible en quoi ces
autres formes politiques seraient exemptes de ces tares.
Source contrepoints.org
Par Daniel Tourre.
Daniel Tourre est auteur de
"Pulp Libéralisme, la tradition libérale pour les débutants" et
fondateur du Collectif Antigone.
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