Entretien avec Henning Mankell
Une page se tourne pour les lecteurs férus des
romans policiers de Henning Mankell. Le commissaire Kurt Wallander tire sa
révérence. Après vingt ans de vie commune, l'auteur suédois prononce le
divorce, sans regrets. L'Homme inquiet, neuvième épisode de la série, publié en
septembre, est donc bel et bien le dernier. Henning Mankell, l'homme en colère,
l'homme pressé, de passage à Paris cet automne alors que les rues ne
désemplissent pas de manifestants, s'en explique tout sourire : il a tant à
faire, tant à écrire ! Au risque de déplaire à ses lecteurs, il refuse de céder
aux vieilles habitudes, et enterre sa série pourtant connue dans le monde
entier. Théâtre, littérature de jeunesse, autres romans, édition, action
politique : à 62 ans – l'âge aussi de Wallander –, Henning Mankell est sur tous
les fronts. Avec une vitalité contagieuse.
Qui est pour vous Kurt Wallander ?
Un
personnage de fiction. Depuis dix ans, déjà, je songeais écrire le dernier
roman de la série. La rupture a été plus lente que prévu. Mais elle est
dé-fi-ni-ti-ve ! Wallander et moi, nous sommes un faux couple. J'ai toujours
gardé ma liberté. La série des Wallander ne représente que le quart de ma
production littéraire. Jamais je n'aurais imaginé vivre si longtemps avec ce
vieux Kurt. Je n'avais pas l'ambition de créer un personnage qui devienne le
Suédois le plus connu du monde. Cela s'est fait malgré moi, ce qui faisait bien
rire mon beau-père, l'autre star suédoise, Ingmar Bergman. J'insiste :
Wallander n'existe pas ! Si les lecteurs ont besoin de lui, pas moi !
Vous ne l'aimez pas beaucoup, ce Wallander ?
Il a
des relations étranges avec les femmes, il est assez misogyne, désenchanté, et
même dépressif. Il est seul, mène une sale vie, se nourrit mal, boit trop, ne
fait pas d'exercice. Il ne porte sur le monde ni analyses ni critiques
radicales. Il est plus conservateur que démocrate. Il a raté le coche de
l'engagement politique. Il est tourmenté mais glisse sur ses angoisses. Il
n'est pas James Bond, il ne fait rien d'extraordinaire. Il ne fait pas peur, il
n'est pas méchant, il souffre des mêmes bobos que n'importe qui. Je l'ai même
rendu diabétique... Wallander s'est tricoté de petits arrangements. Il est un
peu lâche, il évolue, il doute, il vieillit. Il est populaire en Corée, au
Japon, en Argentine, car il est monsieur Tout-le-Monde. Chacun peut se
reconnaître en lui. C'est la raison de son succès : il incarne l'homme
d'aujourd'hui, un type désemparé. Je l'utilise comme un instrument de musique
ou un outil : il me permet de raconter des choses essentielles.
Vous avez bien quelques points communs avec lui ?
Oui,
trois. Nous avons à peu près le même âge. Nous avons la même passion pour
l'opéra italien. Et nous travaillons énormément, lui comme flic, qui n'a, hélas
pour lui, que son commissariat comme point d'ancrage, moi, comme écrivain et
citoyen engagé. En dehors de cela, rien.
Comment Kurt Wallander était-il né ?
Dès
1989, j'étais hanté par la xénophobie galopante. Le racisme est un crime. Et
qui dit crime dit roman policier. Il me fallait donc un détective. Le polar est
le genre littéraire idéal pour mettre en scène les dysfonctionnements de notre
société, sans pour autant tomber dans le manichéisme. Un écrivain a, pour moi,
le devoir de s'intéresser au monde, d'essayer de le comprendre. Si Wallander
était français, ou si moi j'étais français, je l'aurais confronté à la
révolution de 1789. Je l'aurais obligé à se poser quelques questions sur la
France, le pays des Lumières, qui aujourd'hui expulse les Roms. La France, qui
était notre phare, s'est aujourd'hui engagée dans un processus à l'opposé de ce
qui la fonde. Tout cela m'accable.
Comment avez-vous mûri la fin de Wallander ?
Malgré
tout ce que je vous avoue sur ce personnage, il m'était impossible de le voir
mort, encore moins d'écrire cette mort. J'avais envie de me confronter à une
peur, qui touche de plus en plus de monde, la sénilité. Wallander, peu à peu,
se rend compte qu'il a des trous de mémoire, qu'il perd ses moyens. C'est à la
fois une fin tragique et douce. On sait qu'une personne sur cinq terminera sa
vie de cette façon, touchée par la maladie d'Alzheimer. La décrépitude me
terrifie. S'apercevoir que l'on perd la tête est une chose horrible. Le jour de
ma mort, je veux savoir pourquoi j'ai vécu.
Aujourd'hui, vous le savez ?
Je ne
suis pas encore gâteux ! Je ne me suis pas, loin de là, mis à la retraite. Me
dire que j'ai apporté quelque chose à ce monde, me dire que j'ai essayé de le
comprendre, ne serait-ce qu'un tout petit peu... ce n'est pas si mal. Un livre
ne va pas changer la face du monde, mais on ne peut rien modifier sans la
culture. Un écrivain n'apporte pas de réponses. Il pose des questions. C'est le
b.a.-ba. C'est un peu idiot dit comme cela. Mais, s'il le faut, je le répète.
Rester curieux, avide de l'autre. S'interroger. Se remettre en cause. Chercher
les bonnes questions, les mettre noir sur blanc. Le plus beau roman du monde,
c'est Robinson Crusoé. Ce livre pose une unique question : Robinson va-t-il
survivre ? Et la réponse est dans le livre – c'est formidable ! Je pense que
Jean-Paul Sartre aurait aimé écrire une telle histoire. Robinson Crusoé, c'est
de l'existentialisme à l'état pur !
Vous sentez-vous libéré de Wallander à présent ?
Je
n'ai jamais été prisonnier de lui. Je dois avoir noirci quelque deux mille
pages sur Wallander. Je lui ai consacré beaucoup de mon énergie. Mais il n'y a
pas que lui dans ma vie. J'ai créé une maison d'édition en Suède, Leopard
Förlag, qui publie des auteurs du tiers-monde, africains, asiatiques. Je
séjourne régulièrement au Mozambique, où j'anime une troupe de théâtre.
Qu'est-ce vous lie à l'Afrique ?
Enfant,
je rêvais de voir des crocodiles. A 19 ans, je suis parti en Afrique et j'ai
rencontré des gens ! J'ai été ému par leur dynamisme. Leur volonté. Leur
richesse. Leur accueil. J'ai séjourné de longues périodes à Maputo, où
j'animais un atelier de théâtre avec les comédiens du Teatro Avenida. Moins
maintenant, car je suis trop accaparé par mes livres, les voyages, la maison
d'édition. L'Afrique m'a appris à percevoir les défauts de l'Europe. Son
indifférence à la misère. Sa frilosité intellectuelle. J'aimerais avoir l'âme
africaine. Mais je suis européen...
L'Homme inquiet sonde l'histoire de la Suède et celle de l'Europe.
Une histoire toujours trouble, selon vous ?
Nous
vivons aujourd'hui sous domination américaine, à tous les niveaux – que ce soit
la culture, l'économie, les relations sociales. Même la Suède, qui, durant la
Seconde Guerre mondiale, se dissimulait derrière sa prétendue neutralité. A
cette époque, on voulait nous faire croire que le grand ennemi, c'était le
communisme. L'Occident est tombé dans le piège de la guerre froide.
L'assassinat du Premier ministre suédois Olof Palme (1986) demeure toujours un
mystère. Intellectuel, bourgeois et cependant travailliste, il avait pris
position contre la guerre du Vietnam, donc contre les Etats-Unis. Etait-il pour
cela un agent pro-soviétique ? La Suède n'ose pas regarder son histoire en face
et vit dans le mensonge, toujours obsédée par l'espionnage russe, tout en niant
le rôle caché des Etats-Unis. Mais si l'on refuse de connaître l'histoire, on
ne peut appréhender le futur ! En voiture, il faut regarder dans le rétroviseur
pour éviter l'accident, non ? Nos gouvernants ne regardent ni dans le
rétroviseur, ni loin devant. S'ils l'avaient voulu, bien des problèmes
internationaux auraient pu être résolus. Pendant que je vous parle, mille
enfants meurent de la malaria. Que fait-on ? Que font les laboratoires
pharmaceutiques, à part gagner de l'argent ? Nous sommes sans boussole. Nous
vivons dans le chaos. Nous avons perdu le passé, nous courons après le futur,
une nouvelle voiture, une nouvelle femme, de nouvelles vacances.
Aux yeux des Français, ce qu'on appelle le « modèle suédois »
apparaît pourtant comme un paradis...
Les
belles blondes, la libération sexuelle, la sécurité sociale, c'est une légende.
Certes, la Suède reste un pays où il fait bon vivre. Mais c'est une illusion de
paradis. Lors des élections législatives de septembre, l'extrême droite a fait
une percée spectaculaire. Elle a obtenu vingt sièges au parlement. Partout, en
Europe, la haine, le racisme s'installent. C'est le symptôme de pays qui vont
mal, économiquement et culturellement. Le conservatisme comme le fascisme
naissent de la peur. La peur de l'avenir. L'autre est une menace, l'étranger un
bouc émissaire. Les gens s'affolent contre « la montée de l'islam ». C'est
oublier que l'islam baigne notre culture européenne. Et que, s'il y a « montée
», c'est qu'il y a malaise. Les gens ont recours à la religion pour se
protéger, c'est un refuge. Je ne soutiens pas pour autant les extrémismes. Le
fanatisme me terrifie.
Cette crainte du fanatisme est au cœur de votre pièce de théâtre Des
jours et des nuits à Chartres, qui vient d'être montée à Nice dans une mise en
scène de Daniel Benoin...
Mon
point de départ est une photo de Robert Capa, prise dans une rue de Chartres, à
la fin de l'Occupation. On y voit une femme tondue tenant un bébé dans les
bras. Autour d'elle, d'autres jeunes femmes rient, participent à son
humiliation. Tondre les femmes qui ont couché avec des Allemands est le premier
acte de l'épuration. La femme de la photo, Simone, a échappé au lynchage grâce
à quelques Résistants. Longtemps, j'ai cherché comment écrire cette histoire
terrifiante, le danger qui toujours nous guette : sombrer dans le fanatisme, la
haine, l'exclusion.
Avez-vous toujours été un homme en colère ?
J'ai
sur la tête une cicatrice, un coup de matraque reçu par un policier français
lorsque j'étais à Paris en 1968. Adolescent, j'ai vite compris qu'il y avait
sur terre de mauvaises personnes. J'aime la France mais, en ce moment, je ne
décolère pas contre elle. J'ai un dicton qui m'oblige à rester debout : tant
que dans le monde une seule personne n'est pas libre ou souffre, personne ne
peut être libre ou heureux. J'y crois. Oui, j'ai la rage. C'est pour cela que,
en juin dernier, j'ai participé à l'opération « Un bateau pour Gaza ». Je ne
comprends pas comment un peuple qui a connu la souffrance peut devenir à son
tour un oppresseur. Ce blocus contre Gaza n'est-il pas une forme d'apartheid ?
Des gens sont morts dans cette action pacifiste. J'ai écrit alors que je ne
voulais plus que mes livres soient traduits en Israël. C'était sous le coup de
la colère. Je souhaite évidemment que les Israéliens puissent continuer de lire
mes livres.
N'êtes-vous jamais las ?
J'ai vieilli, je vais davantage aux enterrements qu'aux mariages
désormais, c'est la vie. Parfois, je suis triste. Mais je sais aussi être
heureux : je fais le métier dont je rêvais tout gamin. Je suis seul à ma table
de travail, j'écris, et des millions de gens me remercient. Comment pourrais-je
être mélancolique ou pessimiste ? Quitte à paraître naïf, je crois à la raison,
aux valeurs liées à la philosophie des Lumières. Je crois également à la jeune
génération. Les jeunes de 15-20 ans qui viennent de manifester chez vous, en
France, me donnent de l'espoir.
Source : Par Martine Laval (Télérama), publié le 20/11/2010
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire