Le désespoir d’une révolution
Après deux ans et demi de
conflit, les Syriens craignent autant le régime que les groupes islamistes et
ne pensent qu’à leur survie.
J’ai rencontré Abdelaziz en
avril 2011. Il avait fait le voyage de Homs à Wadi Khaled, dans le nord du
Liban, pour faire passer un message au monde.
Les réfugiés, pour l’essentiel des femmes et des enfants de Tall
Kalakh [ville syrienne frontalière du Liban], sont arrivés les premiers. Ils
ont marché, en pleine nuit, en pyjama et pantoufles. Les hommes étaient restés
pour manifester contre le régime. A l’époque, les Syriens n’avaient pas encore
pris les armes, ce qui n’empêchait pas le gouvernement de Damas de les
qualifier de “terroristes”. Ils
réclamaient des réformes ; leur unique but était de mettre fin à l’Etat
policier. Il a fallu que les forces de sécurité commencent à massacrer et à
torturer des manifestants non armés pour que le peuple se mette à
scander : “A bas Bachar El-Assad !”
Abdelaziz n’était pas en survêtement et baskets comme les autres
hommes venus trouver asile à Wadi Khaled, mais portait un costume et de belles
chaussures. Il voulait une Syrie libre qui ressemblerait à la Turquie : un
Etat sunnite laïque, dans lequel la majorité sunnite gouvernerait. Il ne tenait
pas compte des problèmes propres à la Turquie, comme la question kurde ou la
montée de l’islamisme. Il n’avait pas une connaissance approfondie de la
gestion des affaires publiques, mais le message qu’il portait était
clair : la révolution syrienne n’était pas une révolution islamique, mais
une révolution laïque.
La semaine dernière, tandis que je me trouvais à Bucarest, j’ai
rencontré un groupe de Syriens qui envoient de l’aide aux réfugiés qui sont en
Turquie ainsi qu’à des gens en Syrie. Bien sûr, ils en ont payé le prix :
l’ambassade de Syrie a refusé de renouveler leur passeport et ils ont été
victimes de pressions sous diverses formes. Ils étaient désenchantés. L’un
d’eux s’était rendu à Raqqa [ville syrienne aux mains des rebelles] et venait
de rentrer. La première chose qu’il déclara fut : “J’avais peur de l’Isis [groupe
islamiste affilié à Al-Qaida]. Les gens
ont autant peur de l’Isis que d’Assad.” Le peuple syrien ne veut pas
être dirigé par les radicaux et les extrémistes. Mais l’opposition libérale qui
était à l’origine de la fronde contre Assad n’avait pas de programme digne de
ce nom pour gouverner la Syrie, ni de véritable chef de file. “Ils ont libéré Raqqa. C’est bien. Mais ils n’avaient
personne pour la gouverner. Ils n’étaient pas organisés. Et puis les
djihadistes sont arrivés. Ils savaient ce qu’ils voulaient et n’ont rencontré
aucune résistance”, observe-t-il.
Seigneurs de guerre. Etre rebelle en Syrie est devenu une question d’argent.
L’argent, ce sont les factions islamistes et djihadistes qui le reçoivent. Les
djihadistes sont aujourd’hui trop puissants pour que les factions de
l’opposition libérale soient en mesure de s’y opposer. L’Armée syrienne libre
[l’armée des rebelles non islamistes] a quasiment été réduite à néant et semble
être la principale cible des factions djihadistes.
Le peuple syrien n’a pas voix au chapitre. Ce sont les hommes en
armes qui dictent la loi. S’ils décrètent que la charia est la loi, les civils
– qui sont tous au bord de l’épuisement et de la famine – n’ont
d’autre choix que d’obéir.
Après deux ans et demi de conflit, la Syrie voit l’émergence de
ses propres seigneurs de guerre. Des gens qui se battirent au départ pour la
liberté mais qui ont appris à retourner leur veste. L’idéologie ne joue ici
aucun rôle. Pas plus que la raison. L’idéal de liberté ne veut plus rien dire.
La seule option est la survie.
Dessin d’Arend, Pays-Bas.
Source Courrier International (Ana Maria Luca)
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