Eric Hazan le guetteur d’insurgés
Eric Hazan. Ce chirurgien devenu éditeur a
publié le manifeste du Comité invisible, censé être la bible de l’ultra-gauche.
Lui-même théorise la «guerre civile».
D'un coup, on a le sentiment de plonger dans
l'inconnu. De s'embarquer pour une contrée qu'on croyait enfouie. De poser une
question hier interdite : l'illégalité, la possibilité de la violence
politique, la politique comme guerre civile. «Dans la guerre civile en cours,
dit Eric Hazan, avec mes faibles moyens, je me bats pour mon camp. Le camp des
opprimés.» La question était : est-il révolutionnaire ?
Dans un
beau rez-de-chaussée du XXe arrondissement, le Paris populaire et bobo, il a
pris le temps de mûrir chaque mot. Au fond du salon, le mur est tapissé de
livres d'art, comme ceux que publiait son père. Les esprits forts trouveront
confirmation que les révolutions naissant souvent dans des salons où rôde la
figure paternelle, mais est-ce le sujet ?
Longtemps,
le nom d'Eric Hazan est resté lié aux éditions paternelles. Il y a dix ans, il
a créé sa propre maison, la Fabrique. Bouts de ficelles, reconnaissance dans le
milieu, mais la notoriété est venue avec l'Insurrection
qui vient, manifeste mi-situationniste mi-altermondialiste dont la
police attribue la rédaction à Julien Coupat, le jeune homme accusé d'avoir
saboté les caténaires du TGV Paris-Lille. «Le
livre a été écrit par un collectif. Je ne les connais pas tous.» La
police n'a pas sonné à l'heure du laitier, la justice n'a pas saisi le contrat. «D'ailleurs, il n'y en a pas. Ni de droits d'auteur.
La seule chose qu'ils demandaient, c'est d'avoir des exemplaires gratuits.»
Julien Coupat «est un ami» et il le
croit innocent, «pour trois raisons». «Une
raison politique : un tel sabotage, ex nihilo, sans aucun mouvement social,
serait idiot et Julien Coupat est tout, sauf un idiot. Une raison pratique : de
l'aveu même des responsables de la SNCF, il suppose une technique que Coupat ne
maîtrise pas. Enfin, il était suivi depuis des semaines et voilà que,
justement, au moment précis où on aurait pu le prendre sur le fait, on le
perd.»
C'est dit
tel que. Structuré. Serré. Pas un mot de trop et zéro pathos («l'indignation n'est pas un sentiment politique»),
même si la conclusion est un poil complotiste : «Pour
moi, c'est un montage policier.» Surtout, c'est dit par un intellectuel
qui espère lui-même l'insurrection. Pull et jeans, bouille de lutin. Un sourire
féminin. 72 ans et un regard d'enfant. «Je
suis sur mon élan, je continue.» L'hiver, à Paris, il circule à vélo.
Grimpe le Ventoux chaque été, un «effort
solitaire jouissif». Eric Hazan n'est pas un homme de bandes, de
relations, de services rendus. Plutôt chef d'équipe, vif, séducteur, pas très
attentif aux dégâts qu'il peut causer. Et s'il est entouré, c'est d'abord par
des femmes, qui se renouvellent, le rajeunissent. Quatre d'entre elles lui ont
donné cinq enfants. L'aîné a 48 ans, le dernier 6. De ce côté-là, il
tient du coq.
Politiquement
aussi, il veut être celui qui chante le premier, dès l'aube. En 1956, à
20 ans, il démissionne du PCF à cause des pleins pouvoirs votés à Guy
Mollet. Il portera les valises pour le FLN, manifestera pour le Vietnam, et,
dans les années 70, ira opérer au Liban à la demande de l'association
médicale franco-palestienne fondée par le rhumatologue Marcel-Francis Kahn. A
l'époque, il est un chirurgien réputé, spécialisé dans la chirurgie cardiaque
infantile. «Une discipline très difficile : on
voit forcément mourir des gosses sous son bistouri», raconte
Marcel-Francis Kahn. Ce métier, il l'a choisi pour son père, Fernand Hazan, né
au Caire, créateur en 1932 des éditions de Cluny (une collection de poche
avant la lettre), exproprié parce que juif, fondateur des éditions Hazan après
la guerre. Son père qui était devenu figure du monde de l'art, jamais satisfait
des résultats scolaires de son fils. Lorsqu'on lui demande s'il en était
proche, il répond après un long silence : «Non.»
Cicatrice, nette et sans bavure, mais indélébile.
En 1983,
le père part à la retraite et le fils raccroche le bistouri pour reprendre la
boutique. Un œil d'aigle, paraît-il, pour dégoter les meilleurs fabricants,
choisir les plus beaux papiers, commander les textes les plus intelligents. Les
livres sont sa vie : fou de Paris, il a calculé qu'il lui faudrait trois vies
pour lire tous les ouvrages rassemblés à la Bibliothèque historique de la ville
de Paris. Mais l'Histoire, chez Hazan, est peuplée de fantômes : l'âme errante
des révolutions interrompues. Compulsif est son besoin de feuilleter les
grandes pages révolutionnaires, de publier deux daguerréotypes de 1848,
d'exhumer des textes de révolte. Il signe ses traductions Michel Luxembourg, à
cause de Louise Michel et Rosa Luxembourg : la révolution appartient aux
figures de la féminité.
Fin
janvier, la Fabrique fêtera ses dix ans à Beaubourg. Des petits livres, sobres
et soignés, qui ont ouvert la voie à un renouveau de l'édition engagée. Au
catalogue, Marx, Fourrier, Depardon, la Cimade, le philosophe Jacques Rancière
(auteur-phare de la maison) et beaucoup de titres sur le conflit
israélo-palestinien, d'Amira Hass (Boire la mer
à Gaza) à Norman Finkelstein (l'Industrie
de l'Holocauste). Une obsession ? «En
tant que juif, les crimes qui sont commis là-bas sont commis en mon nom.»
Faudrait-il que les musulmans du monde entier se sentent responsables de Ben
Laden (et les catholiques de folies de l'IRA, les protestants de la croisade
meurtrière du born again George Bush) ? «A chacun de voir.» Etre juif, il dit ne pas
savoir ce que c'est, sinon d'avoir passé la guerre réfugié dans le Sud, privé
d'école, ses parents confrontés à la sourde hostilité des autorités françaises
: «On a eu beaucoup de chance.» Mais, juste
après avoir dit qu'«il n'y a pas de
peuple juif, pas d'essence juive», le voilà qui choisit sa filiation : «Dans la diaspora juive ouvrière française, il y
avait une tradition révolutionnaire. A Belleville, la devise du syndicat des
casquettiers était en yiddish.»
Dans son
dernier essai, Changements de propriétaire, la
guerre civile continue, il imagine des émeutes qui renversent le pouvoir
en 2011. «Le sarkozysme a changé quelque chose.
Je pense qu'on va au-devant d'événements dont on ne peut prévoir ni la date, ni
le mode de déclenchement.» C'est là que la question de la violence devient
concrète. «La violence, on en parle quand elle est mise en œuvre par les
opprimés : les roquettes du Hamas ou les casseurs de fin des manifestations en
France. Mais la violence qui est faite par l'appareil d'Etat français contre la
jeunesse populaire, les sans-papiers, les sans-abri, cette violence tangible,
on ne la qualifie jamais de violence.» Diagnostic impeccable, mais on se
demande ce que vient faire la Palestine. Des attentats-suicide, il «condamne l'acte, pas celui qui le commet, parce que
les Palestiniens sont poussés au désespoir. Je suis contre la bombe dans le
café, mais s'il faut se battre, on se bat : c'est autre chose». Alors,
l'inconnu se fait connu et réveille les vieux dilemmes de la gauche : réforme
ou révolution, compromis ou radicalité, les urnes ou la rue.
«Si on fait la révolution, le pouvoir nous imposera
la violence, comme il l'a toujours fait.» Pourquoi faudrait-il faire la
révolution demain comme hier ? Un guetteur d'insurrection ne doit-il pas se
déprendre des traditions, y compris révolutionnaires ? «C'est à la jeunesse de préparer l'avenir. Le rôle de ma génération,
c'est le travail de sape.» C'est la seule réponse où il se pare de son
âge.
1936 Naissance à Paris.
1946 Son père fonde les éditions Hazan.
1983 Abandonne
la chirurgie et reprend la maison paternelle.
1999 Crée les éditions la Fabrique.
2002 L’Invention de Paris(Seuil).
2004 Chroniques de la guerre civile (la
Fabrique)
2005 Faire
mouvement (Prairies ordinaires).
2007 Publie
l’Insurrection qui vient, signé par le Comité invisible.
2008 Changement de
propriétaire, la guerre civile continue
2011 L'Antisémitisme partout. Aujourd'hui en France
2012 Une histoire de la Révolution française
2013 Premières mesures révolutionnaires : après l’insurrection
2013
La Barricade : histoire d'un objet révolutionnaire
Source liberation.fr
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire