dimanche 26 janvier 2014

Billets-Eric Hazan le guetteur d’insurgés


Eric Hazan le guetteur d’insurgés

Eric Hazan. Ce chirurgien devenu éditeur a publié le manifeste du Comité invisible, censé être la bible de l’ultra-gauche. Lui-même théorise la «guerre civile».
D'un coup, on a le sentiment de plonger dans l'inconnu. De s'embarquer pour une contrée qu'on croyait enfouie. De poser une question hier interdite : l'illégalité, la possibilité de la violence politique, la politique comme guerre civile. «Dans la guerre civile en cours, dit Eric Hazan, avec mes faibles moyens, je me bats pour mon camp. Le camp des opprimés.» La question était : est-il révolutionnaire ?

Dans un beau rez-de-chaussée du XXe arrondissement, le Paris populaire et bobo, il a pris le temps de mûrir chaque mot. Au fond du salon, le mur est tapissé de livres d'art, comme ceux que publiait son père. Les esprits forts trouveront confirmation que les révolutions naissant souvent dans des salons où rôde la figure paternelle, mais est-ce le sujet ?

Longtemps, le nom d'Eric Hazan est resté lié aux éditions paternelles. Il y a dix ans, il a créé sa propre maison, la Fabrique. Bouts de ficelles, reconnaissance dans le milieu, mais la notoriété est venue avec l'Insurrection qui vient, manifeste mi-situationniste mi-altermondialiste dont la police attribue la rédaction à Julien Coupat, le jeune homme accusé d'avoir saboté les caténaires du TGV Paris-Lille. «Le livre a été écrit par un collectif. Je ne les connais pas tous.» La police n'a pas sonné à l'heure du laitier, la justice n'a pas saisi le contrat. «D'ailleurs, il n'y en a pas. Ni de droits d'auteur. La seule chose qu'ils demandaient, c'est d'avoir des exemplaires gratuits.» Julien Coupat «est un ami» et il le croit innocent, «pour trois raisons». «Une raison politique : un tel sabotage, ex nihilo, sans aucun mouvement social, serait idiot et Julien Coupat est tout, sauf un idiot. Une raison pratique : de l'aveu même des responsables de la SNCF, il suppose une technique que Coupat ne maîtrise pas. Enfin, il était suivi depuis des semaines et voilà que, justement, au moment précis où on aurait pu le prendre sur le fait, on le perd.»

C'est dit tel que. Structuré. Serré. Pas un mot de trop et zéro pathos («l'indignation n'est pas un sentiment politique»), même si la conclusion est un poil complotiste : «Pour moi, c'est un montage policier.» Surtout, c'est dit par un intellectuel qui espère lui-même l'insurrection. Pull et jeans, bouille de lutin. Un sourire féminin. 72 ans et un regard d'enfant. «Je suis sur mon élan, je continue.» L'hiver, à Paris, il circule à vélo. Grimpe le Ventoux chaque été, un «effort solitaire jouissif». Eric Hazan n'est pas un homme de bandes, de relations, de services rendus. Plutôt chef d'équipe, vif, séducteur, pas très attentif aux dégâts qu'il peut causer. Et s'il est entouré, c'est d'abord par des femmes, qui se renouvellent, le rajeunissent. Quatre d'entre elles lui ont donné cinq enfants. L'aîné a 48 ans, le dernier 6. De ce côté-là, il tient du coq.
Politiquement aussi, il veut être celui qui chante le premier, dès l'aube. En 1956, à 20 ans, il démissionne du PCF à cause des pleins pouvoirs votés à Guy Mollet. Il portera les valises pour le FLN, manifestera pour le Vietnam, et, dans les années 70, ira opérer au Liban à la demande de l'association médicale franco-palestienne fondée par le rhumatologue Marcel-Francis Kahn. A l'époque, il est un chirurgien réputé, spécialisé dans la chirurgie cardiaque infantile. «Une discipline très difficile : on voit forcément mourir des gosses sous son bistouri», raconte Marcel-Francis Kahn. Ce métier, il l'a choisi pour son père, Fernand Hazan, né au Caire, créateur en 1932 des éditions de Cluny (une collection de poche avant la lettre), exproprié parce que juif, fondateur des éditions Hazan après la guerre. Son père qui était devenu figure du monde de l'art, jamais satisfait des résultats scolaires de son fils. Lorsqu'on lui demande s'il en était proche, il répond après un long silence : «Non.» Cicatrice, nette et sans bavure, mais indélébile.

En 1983, le père part à la retraite et le fils raccroche le bistouri pour reprendre la boutique. Un œil d'aigle, paraît-il, pour dégoter les meilleurs fabricants, choisir les plus beaux papiers, commander les textes les plus intelligents. Les livres sont sa vie : fou de Paris, il a calculé qu'il lui faudrait trois vies pour lire tous les ouvrages rassemblés à la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Mais l'Histoire, chez Hazan, est peuplée de fantômes : l'âme errante des révolutions interrompues. Compulsif est son besoin de feuilleter les grandes pages révolutionnaires, de publier deux daguerréotypes de 1848, d'exhumer des textes de révolte. Il signe ses traductions Michel Luxembourg, à cause de Louise Michel et Rosa Luxembourg : la révolution appartient aux figures de la féminité.

Fin janvier, la Fabrique fêtera ses dix ans à Beaubourg. Des petits livres, sobres et soignés, qui ont ouvert la voie à un renouveau de l'édition engagée. Au catalogue, Marx, Fourrier, Depardon, la Cimade, le philosophe Jacques Rancière (auteur-phare de la maison) et beaucoup de titres sur le conflit israélo-palestinien, d'Amira Hass (Boire la mer à Gaza) à Norman Finkelstein (l'Industrie de l'Holocauste). Une obsession ? «En tant que juif, les crimes qui sont commis là-bas sont commis en mon nom.» Faudrait-il que les musulmans du monde entier se sentent responsables de Ben Laden (et les catholiques de folies de l'IRA, les protestants de la croisade meurtrière du born again George Bush) ? «A chacun de voir.» Etre juif, il dit ne pas savoir ce que c'est, sinon d'avoir passé la guerre réfugié dans le Sud, privé d'école, ses parents confrontés à la sourde hostilité des autorités françaises : «On a eu beaucoup de chance.» Mais, juste après avoir dit qu'«il n'y a pas de peuple juif, pas d'essence juive», le voilà qui choisit sa filiation : «Dans la diaspora juive ouvrière française, il y avait une tradition révolutionnaire. A Belleville, la devise du syndicat des casquettiers était en yiddish.»

Dans son dernier essai, Changements de propriétaire, la guerre civile continue, il imagine des émeutes qui renversent le pouvoir en 2011. «Le sarkozysme a changé quelque chose. Je pense qu'on va au-devant d'événements dont on ne peut prévoir ni la date, ni le mode de déclenchement.» C'est là que la question de la violence devient concrète. «La violence, on en parle quand elle est mise en œuvre par les opprimés : les roquettes du Hamas ou les casseurs de fin des manifestations en France. Mais la violence qui est faite par l'appareil d'Etat français contre la jeunesse populaire, les sans-papiers, les sans-abri, cette violence tangible, on ne la qualifie jamais de violence.» Diagnostic impeccable, mais on se demande ce que vient faire la Palestine. Des attentats-suicide, il «condamne l'acte, pas celui qui le commet, parce que les Palestiniens sont poussés au désespoir. Je suis contre la bombe dans le café, mais s'il faut se battre, on se bat : c'est autre chose». Alors, l'inconnu se fait connu et réveille les vieux dilemmes de la gauche : réforme ou révolution, compromis ou radicalité, les urnes ou la rue.
«Si on fait la révolution, le pouvoir nous imposera la violence, comme il l'a toujours fait.» Pourquoi faudrait-il faire la révolution demain comme hier ? Un guetteur d'insurrection ne doit-il pas se déprendre des traditions, y compris révolutionnaires ? «C'est à la jeunesse de préparer l'avenir. Le rôle de ma génération, c'est le travail de sape.» C'est la seule réponse où il se pare de son âge.

1936 Naissance à Paris.
1946 Son père fonde les éditions Hazan.
1983 Abandonne la chirurgie et reprend la maison paternelle.
1999 Crée les éditions la Fabrique.
2002 L’Invention de Paris(Seuil).
2004 Chroniques de la guerre civile (la Fabrique)
2005 Faire mouvement (Prairies ordinaires).
2007 Publie l’Insurrection qui vient, signé par le Comité invisible.
2008 Changement de propriétaire, la guerre civile continue
2011 L'Antisémitisme partout. Aujourd'hui en France
2012 Une histoire de la Révolution française
2013 Premières mesures révolutionnaires : après l’insurrection
2013 La Barricade : histoire d'un objet révolutionnaire


Source liberation.fr

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