Pourquoi les enfants perdus de la République sont
devenus des barbares
J’ai été enseignant
pendant presque quarante ans à partir du début des années soixante-dix. J’ai
connu de nombreux établissements, certains très difficiles avec un taux
important d’élèves ou d’étudiants provenant de l’immigration. S’adresser à un
public qui se situe au confluent de deux civilisations, de deux systèmes de
valeurs permet d’observer et de prendre conscience concrètement des difficultés
que doivent surmonter les jeunes issus de l’immigration. La distance entre le
milieu familial et le contenu de l’enseignement est alors considérable.
Lorsqu’on enseigne le droit fiscal d’entreprise en DECF (diplôme d’études
comptables et financières) devenu aujourd’hui DCG (diplôme de comptabilité et
gestion), il est question de report en arrière des déficits dans les sociétés
de capitaux, de coefficients de déductibilité de TVA, etc. Il s’agit de
situations relativement complexes à examiner sous l’angle technique. Tout cela
n’a strictement aucun sens pour des parents immigrés n’ayant presque pas été
scolarisés et conservant une perception purement concrète et religieuse du
monde. La distance entre ce qu’étudie l’enfant et ce que pensent les parents
est un abîme qui se creuse d’année en année et suscite des conflits.
À la fin du 20ème
siècle, le milieu professionnel était assez réticent à accueillir les jeunes
issus de l’immigration, avec cependant de nombreuses disparités selon les
entreprises. Ces difficultés d’accueil étaient déjà perceptibles pour la
recherche de stages. D’une manière générale, à compétences identiques, les
profils typiquement européens étaient préférés. Je ne jette pas la pierre aux
responsables du recrutement pour autant. Si une relation client est nécessaire,
par exemple dans un cabinet d’expertise comptable, il faut s’adapter à la
mentalité des clients ou risquer de les perdre. Le choix est évident. Beaucoup
de jeunes issus de l’immigration parvenaient à s’insérer malgré tout. Mais les
moins chanceux ou les moins appréciés dans les entretiens d’embauche pouvaient
se décourager et devenir une proie facile des propagandistes du
fondamentalisme. J’en ai vu passer en quelques années du bleu jeans et des
cheveux longs à la djellaba et à la barbe. Et je ne connaissais que les jeunes
les plus favorisés, ceux qui avaient poursuivi leurs études après le bac. Que
dire de tous ceux qui avaient décroché dès le collège ?
Les filles se
heurtaient fréquemment à leur père qui se faisait un devoir de défendre les
valeurs traditionnelles. Elles voulaient se comporter comme leurs camarades
européennes, parfois physiquement provocantes pour affirmer leur féminité, mais
ce comportement était totalement rejeté par le milieu familial. On peut
aisément le comprendre lorsqu’on a soi-même frémi des audaces vestimentaires de
sa propre fille. La violence du conflit est décuplée dans une famille où règne
l’Islam traditionnel. J’ai vu des jeunes filles, encore étudiantes, mariées
contre leur gré avec des hommes du pays d’origine car ainsi le voulait la
tradition. Comment vivre un tel écartèlement entre deux civilisations ?
Les conflits
intrafamiliaux durs et les difficultés d’insertion professionnelle se
superposent ainsi à un véritable choc de civilisation pour cette jeunesse qui
n’aspire comme toute la jeunesse qu’à découvrir, expérimenter, apprendre et
vivre librement. Mais il y a les racines familiales, une partie des siens
encore dans le pays d’origine. Est-on occidental ou maghrébin ? Les deux, bien
sûr, mais qui peut se prétendre capable entre quinze et vingt-cinq ans de
réaliser une telle synthèse, de supporter un tel fardeau ? Beaucoup y
parviennent cependant et c’est déjà une prouesse. D’autres entament une dérive
qui peut les conduire très loin.
Les enseignants ont
été en première ligne pour observer ces dérives. Nous ressentions parfaitement
le malaise mais que faire ? Comment faire ? Nous n’avons pas su, nous n’avons
pas pu. Et il ne s’agit pas principalement d’une question de moyens. Le problème
est trop complexe, trop vaste. Certains individus rencontrent l’Histoire et
elle détermine leur destin.
Comment peut-on en
arriver à vouloir tuer les dessinateurs de Charlie
Hebdo ? Tout homme normal se contente de rire, de sourire, voire de
ressentir une provocation en regardant des caricatures, fussent-elles d’un dieu
ou d’un prophète. Quoi de plus salutaire que de rire de nous-mêmes, pauvres
humains. De nos petitesses, de nos maladresses, de nos croyances même. Pourquoi
tuer ceux qui nous proposent de partager un petit instant d’irrévérence, de
malice, de provocation ?
Il est difficile de
trouver une réponse satisfaisante à ces questions. Mais il faut beaucoup de
désillusions, beaucoup de frustrations, beaucoup de souffrance pour transformer
un être humain en fanatique prêt à tuer froidement. La haine de la société dans
laquelle il vit se manifeste par la volonté de détruire l’autre érigé en
ennemi. Il faut pour cela qu’un enfant à la dérive rencontre un mentor qui le
valorise en lui confiant une mission sacrée. La sacralisation du meurtre
suppose une idéologie ou une religion instrumentalisée par des politiques pour
justifier la transgression. Tuer n’est plus tuer : il s’agit de sauver le monde
et de détruire les adeptes du mal.
Les frères Kouachi,
Amedy Koulibaly et tous les enfants perdus de la République ont parcouru ce
chemin qui transforme un homme en simple instrument au service des tyrans du
pseudo État islamique. Pour fuir le désespoir, ils ont choisi la haine en se
donnant à un dieu imaginaire et maléfique créé de toutes pièces par des
manipulateurs haïssant la liberté.
Source contrepoints.org
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