Entretien avec Pierre-Marc de Biasi
Comment Word a changé notre façon
d'écrire.
En novembre 1983, un logiciel nommé «Multi-Tool
Word» sortait dans le magazine «PC World». Il est vite renommé Microsoft Word.
Trente ans plus tard, très exactement, l’outil est devenu omniprésent. Il a
révolutionné notre manière d’écrire, et donc notre littérature. Dans le cadre
d’une enquête consacrée à cette «littérature.doc», nous avons interviewé
Pierre-Marc de Biasi, médiologue et spécialiste des manuscrits.
- Que vous inspire l’essor du traitement de texte ?
Pierre-Marc de Biasi : D’abord, il faut préciser qu’on est peut-être,
technologiquement parlant, au milieu du gué. Les outils actuels, l’écran, le
clavier, la souris, ressemblent encore beaucoup à une machine à écrire. Très
probablement, l’écriture va aller vers une saisie directe à l’oral – une saisie
du texte bien entendu, mais aussi de la mimique, du geste, de l’intonation.
C’est étonnant de voir à quel point l’informatique est souvent un retour à
quelque chose d’archaïque. Avec le perfectionnement des logiciels de saisie automatique,
la machine fera office de scribe, d’esclave qui prend la dictée, tandis que le
geste de l’auteur redeviendra oral. De même que la page informatique est un
rouleau. On défile, on déroule, comme avant le IVème siècle.
L’écriture
est une technique. Donc il faut regarder les outils de très près. Ce n’est pas
la même chose d’écrire avec une plume d’oie ou un crayon effaçable. Prenez la
notion de fichiers. Braudel a bâti son œuvre à partir de fiches. Pareil pour
Barthes : il existe un grand fichier Barthes encore inédit de 30.000
fiches, avec lesquelles il a travaillé toute sa vie, en les classant, en les
combinant. Au contraire, les cahiers qu’utilisent Sartre ou Proust imposent une
linéarité. La machine à écrire, apparue à la fin du XIXème siècle, a produit
des effets considérables, notamment en popularisant la figure de l’écrivain
baroudeur, l’écrivain-journaliste.
L’autre
avancée de la machine, c’est que le feuillet devient une préfiguration de la
page du livre. Pour un écrivain comme Flaubert, ce n’est qu’à la fin du trajet
qu’il a quelque chose qui pourra ressembler au livre. Jusqu’à la machine, le
monde de l’écrivain, ce n’est pas le livre, c’est la feuille raturée et le
chaos. Avec le traitement de texte, ça va encore plus loin. On a pu dire que
c’était une perversion de notre âge contemporain : le texte a toutes les
apparences du texte, avant même d’être un texte. Ça a beau être mauvais, c’est
bien justifié, c’est du beau Garamond.
- Qu’est-ce que ça a changé dans la pratique de l’écriture ?
Pierre-Marc de Biasi : Par exemple, ce n’est pas la même chose d’avoir sous le nez
des ratures ou pas. La page est toujours propre, ce qui modifie le
comportement. Prenez un écrivain à l’ancienne, avec sa feuille de papier et son
stylo. Avant d’écrire sa première phrase, il effectue une série de simulations
mentales. Sinon, il commencera par une grosse rature, ce qui serait dommage.
Sur traitement de texte, on se jette à l’eau. On peut toujours tout effacer. On
commence une phrase sans savoir comment la terminer. C’est une écriture très
différente.
Classiquement,
on dit que l’écrivain réalise quatre opérations fondamentales : l’ajout,
la suppression, le déplacement, la substitution. Evidemment, à partir de ça, il
faut imaginer l’infinité des combinaisons possibles. Le traitement de texte
amplifie considérablement la portée de ces opérations. On peut aussi remarquer
que l’écrivain travaille sur un ordinateur connecté à Internet, qui le relie au
monde. Avant l’informatique, son bureau était bien entendu jonché de livres, de
journaux, d’images. Mais désormais, tout est rassemblé au même endroit, tout
est également manipulable et le texte se réalise dans un continuum inédit.
- Il y a deux ans, dans «le Monde», vous aviez lancé une alerte sur la disparition des brouillons, effet pervers inattendu de la révolution numérique.
Pierre-Marc de Biasi : Je dirige un gros laboratoire au CNRS, qui s’occupe des
textes et des manuscrits modernes. Nous sommes spécialisés depuis 1982 dans
l’étude des traces de la création. C’est une discipline où la France est
leader. On cherche à théoriser les processus de création. Historiquement, c’est
dans la seconde moitié du XVIIIème siècle que le rapport des écrivains aux
brouillons a changé: ils les jetaient, et ils se sont mis à les garder, comme
les traces du processus de création. C’est contemporain de mutations profondes:
l’invention du droit d’auteur, de la propriété littéraire, du sujet, de
l’originalité. Toutes choses qui vont mener à la Révolution, et introduire une
culture nouvelle, où l’individu est au centre.
Depuis
cette époque, on a une collection colossale de traces. On a mis un siècle à
comprendre comment on allait étudier ça. Ce qui est frappant, c’est que ces
travaux sur les archives ont commencé au moment même où est apparu l’instrument
qui allait mettre fin à l’autographe: le Macintosh convivial, l’ordinateur
personnel. C’est souvent comme ça dans les sciences. C’est après avoir tué le
dernier Indien qu’on se dit : «Tiens, ça pourrait valoir le coup d’étudier
leur culture.» Le geste même d’écrire est devenu numérique. C’est là que je me
suis dit qu’il y avait une alerte à lancer aux journalistes, aux écrivains, aux
graphistes, cinéastes, musiciens – tous ceux qui utilisent le numérique pour
créer.
- Le traitement de texte, est-ce la fin des brouillons ?
Pierre-Marc de Biasi : Les gens qui ne voient pas loin disent : « Eh
bien maintenant que tout est numérique, il n’y a plus de brouillons et puis
voilà.» Mais c’est justement le contraire. Le numérique devrait être l’âge d’or
de la génétique des textes. Tous les gestes que vous effectuez sont
enregistrés. Ils sont au cœur du disque dur, et on peut remonter l’enchaînement
des procédures jusqu’à l’origine. Ces traces sont pour la première fois
exhaustives, et horodatées à la nanoseconde près. Vous imaginez une page de Flaubert ?
Ça nous prend des heures pour comprendre à quel moment il a fait sa rature. Là,
tout est donné.
Autre
élément important : ce qui pousse l’écrivain à écrire, c’est généralement
un gros secret, quelque chose qu’il n’a pas envie de dire et que l’œuvre va
être à la fois chargée de révéler et de dissimuler. Vous n’allez pas
écrire : « J’ai envie de coucher avec ma mère », même si c’est ça qui
vous tenaille. Ce qui est couché sur la page, c’est le résidu de ce processus
de sublimation et de dissimulation. Or on se censure moins sur support
numérique, puisqu’on croit pouvoir tout effacer. Le critique peut donc se
retrouver avec à un matériau fascinant, en quelque sorte face au début du
début.
Or un
artiste ou un écrivain, qui travaille depuis 25 ans, vous lui demandez combien
de fois il a changé d’ordinateur : cinq, six, dix fois. Ces ordinateurs,
il ne les a pas gardés. Il les a foutus à la poubelle, avec leur disque dur.
Par négligence, ce qui devrait être depuis 20 ans le brouillon de notre temps,
est à la poubelle. Certains ont transféré leurs fichiers, mais ça ne concerne
que la version finale. Depuis 20 ans, il y a un trou archivistique qui n’a
aucun équivalent depuis le XVIIIème siècle. On crée un vide d’autant plus
hallucinant qu’on pourrait tout conserver.
- Vous travaillez déjà sur des brouillons numériques ?
Pierre-Marc de Biasi : On l’a fait expérimentalement. Mais non, pas véritablement.
Pour plusieurs raisons. Les auteurs importants, fatalement un peu âgés,
travaillent pour la plupart sur des supports mixtes, papier et informatique.
Certains, parmi ceux qui ont engagé la conservation de leurs textes, ont donné
leurs disques à l’Imec ou à la BnF. Guyotat en a légué. Mais pour désincarcérer
l’information cryptée, il faut mettre en œuvre de gros moyens financiers et
techniques.
Quand la
police a affaire à un pédophile ou un évadé fiscal, l'informatique légale
permet de tout retrouver sur un disque. On considère qu’il faut six procédures
de destruction pour effacer réellement les fichiers, à tel point que le moyen
le plus sûr est encore de détruire physiquement son disque dur au marteau.
Accéder à ce genre de données, c’est ultra-cher. Il faut des heures, des
machines, du personnel. Donc, pour votre disque dur, on ne va pas le faire.
Parce que vous n’êtes pas Proust.
Du moins
c’est ce qu’on pense. Mais qui sait si ce que vous écrivez ne sera pas
considéré comme un moment important des années 2010. C’est ça, la difficulté.
On peut faire ça avec Le Clézio, dont on peut penser qu’il sera considéré plus
tard comme un grand écrivain. Mais il y en a d’autres qui ne sont pas du tout
connus. Le Rabelais d’aujourd’hui, on ne sait pas encore qui c'est. Ce qui est
sûr, c’est que personne n'aura pensé à débourser le moindre euro pour conserver
et fouiller son disque dur.
- Alors comment sauver ces brouillons numériques promis à la poubelle ?
Pierre-Marc de Biasi : Mon idée, c’était de créer un programme qui permettrait aux
écrivains qui le souhaitent de conserver leurs propres écritures et brouillons
en termes lisibles. Imaginons que vous êtes un romancier plongé dans
l’écriture. A partir de votre texte, vous devez réaliser un travail
d’indexation assez complexe. La machine pourrait le faire pour vous. Il suffit
de lui donner les bonnes instructions. Ça ne présente aucune difficulté en
termes de logique et d’informatique. Et un tel programme permettrait aussi au généticien
de retrouver les différentes étapes du texte.
- Ce programme a-t-il une chance d’exister ?
Pierre-Marc de Biasi : On a testé l’idée sur des petits échantillons il y a
plusieurs années. Mais depuis 2011, je n’ai pas reçu un sou. Ni du ministère,
ni du CNRS. J’ai eu le projet de m’allier avec les Allemands. C’est sans
doute ce qu’on va faire. Mais la question, au fond, n’est ni technique ni
financière. Elle est morale et intellectuelle. On n’est jamais négligent par
hasard. Si on n’a pas cet outil, c’est que les gens s’en foutent. Et ça c’est
nouveau. L’intérêt que les gens portent aux traces de leur propre travail est
en train de se perdre.
Au
XVIIIème siècle, ce qui avait motivé l’intérêt pour les brouillons, c’était
l’idée de révolution. On inversait le sens de l’histoire. Avant, le
paradis, c’était le passé. Désormais, le paradis est devant, et notre tâche est
de le construire. Donc on lègue aux vivants à venir les traces du chemin
parcouru. Historiquement, on arrive dans un moment de pause de cette croyance.
On communique dans l’espace, mais on ne transmet plus dans le temps. Ce qui
compte, dans la nouvelle logique commerciale, c’est le flux tendu. Pas le
stock. Or la mémoire, les disques durs, etc., c’est du stock. La postérité
ne fait plus courir les gens. C’est même mal vu. Si un type disait : « Je
n’écris pas pour maintenant, mais pour dans 1000 ans », on le trouverait
prétentieux. Alors qu’on pourrait tout aussi bien considérer que c’est ça,
l’honneur d'un écrivain.
Source nouvelobs.com
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire