vendredi 10 mai 2019

Billets-Entretien avec Pierre-Marc de Biasi


Entretien avec Pierre-Marc de Biasi

Comment Word a changé notre façon d'écrire.  
En novembre 1983, un logiciel nommé «Multi-Tool Word» sortait dans le magazine «PC World». Il est vite renommé Microsoft Word. Trente ans plus tard, très exactement, l’outil est devenu omniprésent. Il a révolutionné notre manière d’écrire, et donc notre littérature. Dans le cadre d’une enquête consacrée à cette «littérature.doc», nous avons interviewé Pierre-Marc de Biasi, médiologue et spécialiste des manuscrits.
  • Que vous inspire l’essor du traitement de texte ?
Pierre-Marc de Biasi : D’abord, il faut préciser qu’on est peut-être, technologiquement parlant, au milieu du gué. Les outils actuels, l’écran, le clavier, la souris, ressemblent encore beaucoup à une machine à écrire. Très probablement, l’écriture va aller vers une saisie directe à l’oral – une saisie du texte bien entendu, mais aussi de la mimique, du geste, de l’intonation. C’est étonnant de voir à quel point l’informatique est souvent un retour à quelque chose d’archaïque. Avec le perfectionnement des logiciels de saisie automatique, la machine fera office de scribe, d’esclave qui prend la dictée, tandis que le geste de l’auteur redeviendra oral. De même que la page informatique est un rouleau. On défile, on déroule, comme avant le IVème siècle. 
L’écriture est une technique. Donc il faut regarder les outils de très près. Ce n’est pas la même chose d’écrire avec une plume d’oie ou un crayon effaçable. Prenez la notion de fichiers. Braudel a bâti son œuvre à partir de fiches. Pareil pour Barthes : il existe un grand fichier Barthes encore inédit de 30.000 fiches, avec lesquelles il a travaillé toute sa vie, en les classant, en les combinant. Au contraire, les cahiers qu’utilisent Sartre ou Proust imposent une linéarité. La machine à écrire, apparue à la fin du XIXème siècle, a produit des effets considérables, notamment en popularisant la figure de l’écrivain baroudeur, l’écrivain-journaliste.

L’autre avancée de la machine, c’est que le feuillet devient une préfiguration de la page du livre. Pour un écrivain comme Flaubert, ce n’est qu’à la fin du trajet qu’il a quelque chose qui pourra ressembler au livre. Jusqu’à la machine, le monde de l’écrivain, ce n’est pas le livre, c’est la feuille raturée et le chaos. Avec le traitement de texte, ça va encore plus loin. On a pu dire que c’était une perversion de notre âge contemporain : le texte a toutes les apparences du texte, avant même d’être un texte. Ça a beau être mauvais, c’est bien justifié, c’est du beau Garamond.
  • Qu’est-ce que ça a changé dans la pratique de l’écriture ?
Pierre-Marc de Biasi : Par exemple, ce n’est pas la même chose d’avoir sous le nez des ratures ou pas. La page est toujours propre, ce qui modifie le comportement. Prenez un écrivain à l’ancienne, avec sa feuille de papier et son stylo. Avant d’écrire sa première phrase, il effectue une série de simulations mentales. Sinon, il commencera par une grosse rature, ce qui serait dommage. Sur traitement de texte, on se jette à l’eau. On peut toujours tout effacer. On commence une phrase sans savoir comment la terminer. C’est une écriture très différente.

Classiquement, on dit que l’écrivain réalise quatre opérations fondamentales : l’ajout, la suppression, le déplacement, la substitution. Evidemment, à partir de ça, il faut imaginer l’infinité des combinaisons possibles. Le traitement de texte amplifie considérablement la portée de ces opérations. On peut aussi remarquer que l’écrivain travaille sur un ordinateur connecté à Internet, qui le relie au monde. Avant l’informatique, son bureau était bien entendu jonché de livres, de journaux, d’images. Mais désormais, tout est rassemblé au même endroit, tout est également manipulable et le texte se réalise dans un continuum inédit.
  • Il y a deux ans, dans «le Monde», vous aviez lancé une alerte sur la disparition des brouillons, effet pervers inattendu de la révolution numérique.
Pierre-Marc de Biasi : Je dirige un gros laboratoire au CNRS, qui s’occupe des textes et des manuscrits modernes. Nous sommes spécialisés depuis 1982 dans l’étude des traces de la création. C’est une discipline où la France est leader. On cherche à théoriser les processus de création. Historiquement, c’est dans la seconde moitié du XVIIIème siècle que le rapport des écrivains aux brouillons a changé: ils les jetaient, et ils se sont mis à les garder, comme les traces du processus de création. C’est contemporain de mutations profondes: l’invention du droit d’auteur, de la propriété littéraire, du sujet, de l’originalité. Toutes choses qui vont mener à la Révolution, et introduire une culture nouvelle, où l’individu est au centre.

Depuis cette époque, on a une collection colossale de traces. On a mis un siècle à comprendre comment on allait étudier ça. Ce qui est frappant, c’est que ces travaux sur les archives ont commencé au moment même où est apparu l’instrument qui allait mettre fin à l’autographe: le Macintosh convivial, l’ordinateur personnel. C’est souvent comme ça dans les sciences. C’est après avoir tué le dernier Indien qu’on se dit : «Tiens, ça pourrait valoir le coup d’étudier leur culture.» Le geste même d’écrire est devenu numérique. C’est là que je me suis dit qu’il y avait une alerte à lancer aux journalistes, aux écrivains, aux graphistes, cinéastes, musiciens – tous ceux qui utilisent le numérique pour créer.
  • Le traitement de texte, est-ce la fin des brouillons ?
Pierre-Marc de Biasi : Les gens qui ne voient pas loin disent : « Eh bien maintenant que tout est numérique, il n’y a plus de brouillons et puis voilà.» Mais c’est justement le contraire. Le numérique devrait être l’âge d’or de la génétique des textes. Tous les gestes que vous effectuez sont enregistrés. Ils sont au cœur du disque dur, et on peut remonter l’enchaînement des procédures jusqu’à l’origine. Ces traces sont pour la première fois exhaustives, et horodatées à la nanoseconde près. Vous imaginez une page de Flaubert ? Ça nous prend des heures pour comprendre à quel moment il a fait sa rature. Là, tout est donné.

Autre élément important : ce qui pousse l’écrivain à écrire, c’est généralement un gros secret, quelque chose qu’il n’a pas envie de dire et que l’œuvre va être à la fois chargée de révéler et de dissimuler. Vous n’allez pas écrire : « J’ai envie de coucher avec ma mère », même si c’est ça qui vous tenaille. Ce qui est couché sur la page, c’est le résidu de ce processus de sublimation et de dissimulation. Or on se censure moins sur support numérique, puisqu’on croit pouvoir tout effacer. Le critique peut donc se retrouver avec à un matériau fascinant, en quelque sorte face au début du début.

Or un artiste ou un écrivain, qui travaille depuis 25 ans, vous lui demandez combien de fois il a changé d’ordinateur : cinq, six, dix fois. Ces ordinateurs, il ne les a pas gardés. Il les a foutus à la poubelle, avec leur disque dur. Par négligence, ce qui devrait être depuis 20 ans le brouillon de notre temps, est à la poubelle. Certains ont transféré leurs fichiers, mais ça ne concerne que la version finale. Depuis 20 ans, il y a un trou archivistique qui n’a aucun équivalent depuis le XVIIIème siècle. On crée un vide d’autant plus hallucinant qu’on pourrait tout conserver.
  • Vous travaillez déjà sur des brouillons numériques ?
Pierre-Marc de Biasi : On l’a fait expérimentalement. Mais non, pas véritablement. Pour plusieurs raisons. Les auteurs importants, fatalement un peu âgés, travaillent pour la plupart sur des supports mixtes, papier et informatique. Certains, parmi ceux qui ont engagé la conservation de leurs textes, ont donné leurs disques à l’Imec ou à la BnF. Guyotat en a légué. Mais pour désincarcérer l’information cryptée, il faut mettre en œuvre de gros moyens financiers et techniques.

Quand la police a affaire à un pédophile ou un évadé fiscal, l'informatique légale permet de tout retrouver sur un disque. On considère qu’il faut six procédures de destruction pour effacer réellement les fichiers, à tel point que le moyen le plus sûr est encore de détruire physiquement son disque dur au marteau. Accéder à ce genre de données, c’est ultra-cher. Il faut des heures, des machines, du personnel. Donc, pour votre disque dur, on ne va pas le faire. Parce que vous n’êtes pas Proust.
Du moins c’est ce qu’on pense. Mais qui sait si ce que vous écrivez ne sera pas considéré comme un moment important des années 2010. C’est ça, la difficulté. On peut faire ça avec Le Clézio, dont on peut penser qu’il sera considéré plus tard comme un grand écrivain. Mais il y en a d’autres qui ne sont pas du tout connus. Le Rabelais d’aujourd’hui, on ne sait pas encore qui c'est. Ce qui est sûr, c’est que personne n'aura pensé à débourser le moindre euro pour conserver et fouiller son disque dur.
  • Alors comment sauver ces brouillons numériques promis à la poubelle ?
Pierre-Marc de Biasi : Mon idée, c’était de créer un programme qui permettrait aux écrivains qui le souhaitent de conserver leurs propres écritures et brouillons en termes lisibles. Imaginons que vous êtes un romancier plongé dans l’écriture. A partir de votre texte, vous devez réaliser un travail d’indexation assez complexe. La machine pourrait le faire pour vous. Il suffit de lui donner les bonnes instructions. Ça ne présente aucune difficulté en termes de logique et d’informatique. Et un tel programme permettrait aussi au généticien de retrouver les différentes étapes du texte.
  • Ce programme a-t-il une chance d’exister ?
Pierre-Marc de Biasi : On a testé l’idée sur des petits échantillons il y a plusieurs années. Mais depuis 2011, je n’ai pas reçu un sou. Ni du ministère, ni  du CNRS. J’ai eu le projet de m’allier avec les Allemands. C’est sans doute ce qu’on va faire. Mais la question, au fond, n’est ni technique ni financière. Elle est morale et intellectuelle. On n’est jamais négligent par hasard. Si on n’a pas cet outil, c’est que les gens s’en foutent. Et ça c’est nouveau. L’intérêt que les gens portent aux traces de leur propre travail est en train de se perdre.

Au XVIIIème siècle, ce qui avait motivé l’intérêt pour les brouillons, c’était l’idée de révolution. On inversait le sens de l’histoire. Avant, le paradis, c’était le passé. Désormais, le paradis est devant, et notre tâche est de le construire. Donc on lègue aux vivants à venir les traces du chemin parcouru. Historiquement, on arrive dans un moment de pause de cette croyance. On communique dans l’espace, mais on ne transmet plus dans le temps. Ce qui compte, dans la nouvelle logique commerciale, c’est le flux tendu. Pas le stock. Or la mémoire, les disques durs, etc., c’est du stock. La postérité ne fait plus courir les gens. C’est même mal vu. Si un type disait : « Je n’écris pas pour maintenant, mais pour dans 1000 ans », on le trouverait prétentieux. Alors qu’on pourrait tout aussi bien considérer que c’est ça, l’honneur d'un écrivain.

Source nouvelobs.com 

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