Lectures Bret Easton Ellis-Entretien avec Bret Easton Ellis
Entretien avec Bret Easton Ellis
“Dans mon univers, le mal est toujours là”
Par Nathalie Crom (Télérama), publié le 05/09/2010
Solitude, aliénation, paranoïa… L'œuvre du romancier américain condense nos angoisses contemporaines. Dans son dernier livre, “Suite(s) impériale(s)”, où l'on retrouve le héros de “Less Than zero” vingt-cinq ans plus tard, Bret Easton Ellis renoue avec ses origines.Baies vitrées largement ouvertes sur le ciel bleu-gris de Los Angeles, parquets lisses, intérieur sans désordre, clair mais presque austère à force de dépouillement : l'appartement de West Hollywood où vit Bret Easton Ellis ressemble à s'y méprendre à celui où il a installé Clay, le narrateur de Suite(s) impériale(s), son nouveau roman. Clay, le tout jeune homme à la dérive de Less than zero (1985), est devenu, vingt-cinq ans plus tard, dans ce Suite(s) impériale(s), un scénariste à succès, de retour à Los Angeles après des années d'absence. Et c'est là, à Hollywood, lieu où le paraître, l'exploitation et la manipulation des autres, le goût du pouvoir pervertissent les relations entre les individus, qu'Ellis plonge Clay dans une intrigue d'une noirceur vertigineuse.
A 46 ans, l'auteur parcimonieux des Lois de l'attraction (1987), d'American Psycho (1991), de Glamorama (1998), de Lunar Park (2005) – sept ouvrages en tout, six romans et un recueil de nouvelles, en comptant celui qui paraît aujourd'hui –, est un écrivain accompli. Qui continue de tendre à la société américaine, à l'homme occidental contemporain, un miroir bien plus profond qu'on ne l'a dit trop souvent, réduisant injustement Ellis à un auteur « branché », un dandy vaguement talentueux, un provocateur superficiel. Réputation que chacun de ses romans n'a cessé de démentir.
- On retrouve, dans Suite(s) impériale(s), Clay et les autres adolescents qui évoluaient dans Less than zero. Tous désormais quadragénaires. Est-ce pour autant une suite, vingt-cinq ans plus tard ?
Je n'ai pas pour habitude de relire mes romans. J'ai relu Less than zero pendant que je travaillais sur Lunar Park, parce que le personnage principal de Lunar Park est un type qui s'appelle Bret Easton Ellis, un écrivain, et que, pour écrire sur lui, je devais me plonger dans ses livres.
En le refermant, je me suis demandé ce que Clay était devenu depuis. J'y pensais sans arrêt, j'ai essayé de me débarrasser de lui, mais il m'obsédait. Comment va-t-il ? Est-il heureux ? Est-il marié ou célibataire ? Vit-il à New York ou à L.A. ? J'ai vécu des semaines, des mois avec ces questions dans la tête, et un jour je me suis assis à mon bureau, j'ai commencé à prendre des notes, et les réponses se sont enchaînées. Voilà, il est devenu un scénariste à succès, il a travaillé à New York et vient de rentrer à L.A., il rencontre une actrice, peut-être travaille-t-il sur un film... Oui, c'est cela, il travaille à Hollywood, etc.
C'est comme cela que ça commence, un livre. Je ne me suis pas levé un matin en me disant : mon prochain livre sera la suite de Less than zero, j'y travaillerai chaque jour à partir de 9 heures et cela me prendra trois mois. Les choses ne se passent jamais ainsi, écrire un livre est pour moi un long, très long processus, qui fait surgir énormément de questions.
- Voulez-vous dire que vous êtes comme hanté ?
Oui, et c'est comme cela chaque fois, depuis toujours. Chaque livre commence par une question qui m'obsède, alors j'écris le livre qui devient la réponse à cette question initiale.
- Mais cette question n'est pas un thème, une idée générale...
Non. Tous les livres que j'écris sont construits à partir de la voix et de la personnalité d'un narrateur. Cet homme m'intéresse, et l'écriture devient une sorte d'investigation sur sa vie psychique. Et, en un certain sens, le livre devient une interrogation sur moi-même, il reflète l'état d'esprit dans lequel je suis tandis que j'écris. Bien entendu, je ne suis pas plus Clay, le narrateur de Suite(s) impériale(s), que je n'étais aucun des narrateurs de mes romans antérieurs, je n'entretiens avec personne les relations que Clay noue dans Suite(s) impériale(s), je n'ai jamais traité personne comme il traite la femme qu'il aime. Mais, certainement, je m'identifie à lui. Par exemple, son masochisme, cette obsession pour Rain qui lui procure du plaisir en même temps que de la souffrance – cela me parle.
- Contrairement à Less than zero, plus descriptif que narratif, il y a ici une intrigue. De même, Clay, qui était surtout spectateur il y a vingt-cinq ans, devient ici actif. L'avez-vous voulu ainsi ?
Clay a vieilli, il n'est plus le jeune homme impassible, un peu informe, qu'il était. A présent, il fait carrière, il a du succès, il a des projets. Il est devenu un homme averti, sûr de lui, narcissique, concentré comme un homme l'est à son âge.
- Suite(s) impériale(s) est-il, à sa façon, un roman d'amour ?
Oui, je dirais cela. C'est l'histoire d'individus abîmés, qui abîment d'autres personnes autour d'eux, qui les manipulent et les exploitent. L'amour peut-il être ainsi ? Oui, il peut être brutal, dévastateur, désolé.
- Ce livre s'offre à lire aussi comme un roman noir. Avec en toile de fond Hollywood, décor mythique des films noirs, des romans de Chandler...
Je lisais Raymond Chandler lorsque je l'écrivais, et cela a fortement influencé sa tonalité, très noire effectivement. Et mon écriture. A un moment donné, j'ai dû m'arracher à l'aura de Chandler pour trouver ma propre voix. C'est-à-dire, la voix de Clay.
- Peut-on le lire comme un roman dont le motif central serait la peur, la paranoïa ?
La peur y tient une grande place. Et j'avais moi-même peur en l'écrivant. Vraiment. En fait, chaque fois que j'ai achevé un livre et que j'en parle, lors d'entretiens comme celui-ci, je réalise combien j'étais effrayé en écrivant. Et chaque livre est l'exorcisme de cette peur. J'écris pour m'en libérer. Je ne considère pourtant pas l'écriture comme une thérapie, je n'aime vraiment pas cette idée, et ce n'est pas la principale raison pour laquelle j'écris, mais je sens que c'est présent néanmoins, toujours. Pendant que j'écrivais Suite(s) impériale(s), je ressentais cette menace, et j'ai transmis ce sentiment d'oppression au roman, il en est imprégné.
Je ne peux pas faire autrement. Quel que soit l'état d'esprit dans lequel je suis en écrivant, quelles que soient mon humeur, les émotions que j'éprouve, peur, chagrin ou confusion, le livre en devient le reflet. Par exemple, quand j'ai entrepris American Psycho (1991), je n'avais pas spécialement envie de décrire la vie des jeunes requins de Wall Street. Il s'agit à mes yeux d'un roman sur la solitude, l'aliénation – sentiments que je ressentais très fortement à ce moment de ma vie, où je me sentais très perdu. C'est en ce sens que mes livres parlent de moi.
- La peur est centrale dans tous vos romans, n'est-ce pas le thème qui les unit ?
Sans doute. L'origine de cela est évidente pour moi : j'ai grandi avec un fort sentiment d'insécurité. Lorsque vos premières années se déroulent ainsi, cela affecte durablement la façon dont vous voyez le monde.
- La question du mal, aussi, hante ce livre, comme vos livres précédents...
Je ne m'y intéresse pas dans ma vie de tous les jours, je ne me documente pas là-dessus, je ne lis pas d'essais sur la question, mais je dois bien admettre que, dans mon univers fictionnel, le mal est toujours là. Peut-être parce que je suis paresseux, et qu'il est plus facile d'écrire sur le mal que sur le bien. Ecrire sur le mal, c'est la façon la plus simple d'obtenir une réaction de celui qui vous lit, car c'est un sujet qui intéresse tout le monde. Le diable est toujours populaire, les anges le sont beaucoup moins.
- Quand vous avez relu Less than zero, qu'en avez-vous pensé, d'un point de vue professionnel ?
Quand j'ai commencé, j'étais nerveux, j'avais peur de le trouver médiocre. Et franchement, j'ai été plutôt impressionné. Le livre était bien meilleur que je ne le croyais. Cela m'a rappelé que j'avais écrit ce roman avec beaucoup de sérieux, et que déjà je désirais devenir écrivain. Le projet était né alors que j'avais 15 ou 16 ans, il s'agissait d'écrire sur cet apprentissage que je vivais : être adolescent en Californie, dans les années 1980. Cela m'a pris cinq ans, il y a eu plusieurs versions. J'avais 21 ans lorsqu'il a été publié. J'ai dû le relire souvent en écrivant Suite(s) impériale(s), pour des raisons de style surtout. L'écriture, dans Less than zero, est très minimaliste, et je n'avais plus écrit ainsi depuis longtemps. Mon style change, de livre en livre. Par exemple, quand j'écrivais Les Lois de l'attraction, je me souviens que j'étais très intéressé par la technique du « courant de conscience », cette façon de rendre compte par l'écriture du processus de pensée du personnage, alors je lisais Joyce, et les auteurs de la Beat génération qui ont utilisé aussi cette façon d'écrire. Chaque livre appelle une écriture particulière. Là, je voulais revenir au style minimaliste, et être même plus austère encore, parce que le personnage de Clay me semblait imposer cela.
- Avez-vous appris, en vingt-cinq ans d'écriture ?
Certainement, on apprend des choses. Mais d'une certaine façon, il faut parfois aussi désapprendre. Pour être fidèle à Clay, il fallait que je lui laisse la main, que je me plie à ses règles, que j'aille où il voulait aller, que je m'efface. Parce que Clay est Clay, et pas moi. Je suis souvent gêné, dans mes lectures, quand je rencontre un narrateur, mettons prétendument peu ou pas éduqué, et qui s'exprime dans une prose châtiée, voire lyrique, agrémentée de métaphores. En fait, le narrateur n'est jamais aussi intelligent et subtil que l'auteur, mais celui-ci doit laisser la place au personnage. Pour cela, l'écrivain doit s'efforcer d'être neutre. C'est délicat, ce n'est pas facile, mais c'est ainsi que j'aime travailler.
- Vous écrivez parce que cela vous rend heureux ?
Au début d'un roman, il y a cette obsession dont je parlais tout à l'heure. Quelque chose de très émotionnel, intime et profond. Et peu à peu, quand je commence à écrire, l'obsession se transforme en une recherche technique, un travail d'écriture. Un travail amusant, parce qu’intéressant. Je ne comprends pas ce qu'est la douleur d'écrire, je ne sais pas ce que cela signifie. Si c'est douloureux d'écrire un roman, alors ne l'écrivez pas ! Cette vision romantique de l'écrivain, de l'écriture... très peu pour moi. Je souffre assez comme ça dans ma vie réelle. L'écriture est au contraire une façon d'échapper à cette souffrance quotidienne, de s'en délivrer.
- Vous citiez Chandler comme figure tutélaire de Suite(s) impériale(s) ? Y a-t-il ainsi, derrière chacun de vos romans, un écrivain caché qui vous inspire ?
Less than zero a été influencé par la lecture de Joan Didion, d'Hemingway, leur regard objectif et précis sur les personnages et leurs actions, la fausse simplicité de l'écriture. Pour Les Lois de l'attraction, ce furent Ulysse et la littérature postmoderne, sa façon d'être dans la tête des personnages. Quand j'écrivais American Psycho, puis Glamorama, je lisais beaucoup Don DeLillo, je suis sûr qu'il m'a influencé, peut-être l'acuité de son regard sur la modernité. Enfin, lorsque je travaillais à Lunar Park, ce furent Stephen King, ses histoires de fantômes et de maisons hantées que j'aimais tant adolescent, mais aussi Philip Roth, à cause des doubles de lui-même qu'il invente et met en scène. On vole des choses, chez les écrivains qu'on aime. Pas des idées, bien sûr, celles-là viennent de vous – mais un climat, une tonalité particulière.
- Le cinéma est-il une source d'inspiration ? Lisant Suite(s) impériale(s), on pense à Lynch notamment, à cause de Los Angeles et du caractère inquiétant de cette ville, à cause de la paranoïa de Clay...
J'ai grandi avec le cinéma, et je ne peux pas même imaginer qu'un écrivain de ma génération ait pu échapper à l'impact du langage cinématographique. On sent déjà cela chez Hemingway : il utilise des techniques cinématographiques dans son travail d'écrivain.
- Vous avez dit parfois regretter de n'avoir pas écrit davantage, de n'avoir pas été plus prolifique...
C'est vrai, j'aimerais avoir plus d'idées, écrire plus vite. Mais je passe tellement de temps à penser à un roman avant de l'écrire. Des années de réflexion, qui font partie du processus. Je ne peux pas imaginer commencer un livre sans savoir exactement où je vais. Vous devez avoir un plan, une carte, pour savoir quelle direction prendre.
- Lorsque vous écrivez pour le cinéma, pour la télévision, n'avez-vous pas le sentiment de perdre du temps que vous pourriez consacrer à l'écriture ?
Si. Et ce sentiment est particulièrement fort lorsqu'on travaille sur des projets qui ne voient jamais le jour – et c'est le cas de la plupart des projets, que ce soit au cinéma ou à la télévision. Il faut apprendre à faire avec, à l'accepter. Si vous y prenez du plaisir, si vous êtes optimiste, c'est plus facile. Il faut apprendre à faire avec le risque de la déception. Jusqu'à présent, la seule vraie expérience que j'ai eue à Hollywood, à savoir l'adaptation de mon recueil de nouvelles Zombies (The Informers, 1994), a été très négative. Cette déception a d'ailleurs nourri Suite(s) impériale(s). Mais ce peut être passionnant aussi. J'ai écrit ces derniers temps un scénario pour Gus Van Sant, autour d'un couple d'artistes, Theresa Duncan et Jeremy Blake, qui n'ont pas supporté la pression hollywoodienne et se sont suicidés en 2007. J'ai adoré ce travail, et j'espère vraiment que le film se fera.
- Comment regardez-vous l'évolution, depuis vingt-cinq ans, de la littérature, de sa place et de son rôle ?
Lorsque j'ai commencé à publier, les choses étaient simples : vous étiez américain, vous écriviez un livre sérieux, il touchait un large public qui lui trouvait de l'intérêt et du sens, alors il devenait un succès mondial, puis connaissait une version de poche, etc. Le système fonctionnait ainsi, et si, sur le fond, mes romans allaient d'une certaine façon contre ce fonctionnement, j'ai néanmoins été moi-même « vendu » ainsi : scandale éditorial, écrivain controversé, intéressé par la violence, la perversité... Ça ne marche plus comme ça aujourd'hui. La société, le monde sont si fracturés, fragmentés, qu'il n'est plus possible pour les livres d'avoir un tel impact.
Je date la rupture du 11 septembre 2001. C'est le moment où nous sommes entrés dans un monde que je qualifie de « post-empire ». L'empire américain, c'est fini depuis 2001 - disons qu'en réalité cela s'est prolongé encore pendant quatre ou cinq ans. L'empire du roman, c'est fini. Nous avons toujours de bons écrivains, qui écrivent de bonnes fictions, mais qui s'en soucie ? Avec Internet, les messageries, Google, Twitter, Facebook... qui sait encore être attentif plusieurs heures sans interruption, qui prend encore le temps de lire des romans ? Moi, parce que je suis né et j'ai grandi au temps de l'« empire » – il a même été très positif pour moi –, parce que je suis vieille école. On peut décréter que c'est triste, si on veut peindre cela en noir. La réalité, c'est qu'on ne sait pas ce qui va se passer. L'ancien système, c'est fini. Et nous mettrons peut-être un siècle à nous installer dans le nouveau.
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