France, la fin d'un monde
Les Français sont les champions de la déprime,
estime cette éditorialiste américaine. Un tel état d'esprit pessimiste provient
non seulement d'une actualité morose, mais aussi d'une façon bien hexagonale de
voir la vie.
Voilà
l'âge d'or de Versailles ressuscité le temps de la semaine de la haute couture
[du 30 juin au 5 juillet] : les créateurs ont fait défiler des parures très
"Qu'ils mangent de la brioche", cousues main, brodées d'or et bordées
de candides fourrures – autant de froufrous qu'aucune femme ordinaire ne peut
porter et que très peu peuvent s'offrir.
Le vendredi 5 juillet en soirée, Christian Lacroix
rendait hommage à Elsa Schiaparelli [créatrice de mode italienne, 1890-1973],
mais la haute couture elle-même se révélait incapable de dérider un Paris qui a
le moral dans les chaussettes. "Liberté, égalité, morosité*", résumait Le Monde.
La joie de vivre* a cédé la place au nombrilisme
bougon. Les Français sont si absorbés par leur malaise existentiel – état
d'esprit que résumait bien Camus en ces termes : "Dois-je mettre fin
à mes jours ou aller boire un café ?" – qu'ils n'ont même pas
l'énergie d'être malpolis. Et, maintenant qu'ils se sont mis à la cigarette
électronique, leur ennui* n'a plus
autant d'allure. Ce n'est pas qu'ils aient perdu la foi en leur propre
supériorité, mais ils n'ont plus confiance dans le regard que porte le reste du
monde sur cette supériorité. C'est tout le pays qui a une araignée au plafond*, comme dit Catherine Deneuve à propos
de ses pires moments de cafard.
"La fin d'un monde"
Dans une
salle d'attente remplie de coussins reproduisant des tableaux de Picasso, le Dr
Gérard Armandou, cigarette à la main, explique que ses patients, toujours
enclins au pessimisme, se montrent désormais plus encore en proie au malheur*, installés dans son fauteuil, à
énumérer tous leurs problèmes*, parmi
lesquels celui de "ne plus aller en vacances en Egypte".
"Cocteau
disait que les Français sont des Italiens de mauvaise humeur, mais,
aujourd'hui, la morosité est encore plus grande, constate-t-il. Nous prenons
goût à la nostalgie. Et la nostalgie, qu'est-ce que c'est ? C'est quand le
présent ne répond pas aux espoirs que vous nourrissiez dans le passé."
Le Dr
Armandou constate des fossés qui se creusent dans la société française, entre
jeunes et vieux, population de souche et immigrés, "fumeurs et
non-fumeurs, homosexuels et non homosexuels". "Le conflit entre en
scène, là où il n'en existait pas auparavant, regrette-t-il. Les Français
pensent peut-être trop. Heureux les simples d'esprit, ils ne voient pas le
problème." Car, au fond, les gens qui ont la joie
de vivre* ne prêtent pas attention à tout cela.
"C'est
la fin d'un monde, pas la fin du monde", dédramatise d'ailleurs le Dr
Armandou avec un haussement d'épaules très français.
La France
affiche des taux de consommation d'antidépresseurs et de suicide plus élevés
que la plupart des autres pays d'Europe. Et, tout en s'écharpant sur la façon
d'en sortir, les Français ont le sentiment d'être piégés dans le passé,
pétrifiés par le chômage qui s'envole et l'espoir au ras des pâquerettes, la
lourde fiscalité qui a poussé Gérard Depardieu à la fuite, les tensions avec
les immigrés, les scandales politiques, la lassitude face à Hollande, la
jalousie envers l'Allemagne, la stagnation économique, un système éducatif
hyperélitiste, ainsi qu'une météo froide et pluvieuse qui a gâché le fameux
printemps parisien.
Au lieu
d'affronter les questions à l'ordre du jour (comment s'adapter à la
mondialisation et à la concurrence chinoise), les Français pleurent leur
grandeur perdue et leur glorieux passé, remontant au temps des colonies, des
Lumières, de la Révolution, de Napoléon, et même à la belle époque jazzy des
écrivains et des artistes des années 1920. Bref, les voilà coincés dans une
faille spatio-temporelle aussi réelle que celle du Midnight in Paris de Woody Allen [film sorti en 2011, dans
lequel le héros revivait différentes époques de l'histoire parisienne].
Déprimés et espionnés
Pour ne
rien arranger, alors qu'ils se débattent avec leurs illusions perdues de
grandeur, les Français se découvrent espionnés par leur gouvernement, mais
aussi par celui des Etats-Unis. "L'Oncle
Sam se comporte très, très mal*", grognait Le Monde dans son éditorial du 1er juillet.
"Je
sais que nous pouvons être insupportables, mais pas au point que cela vous
autorise à truffer nos appartements de micros", proteste Philippe Manière,
directeur du cabinet de conseil en stratégie Footprint.
En 2011,
une enquête menée par BVA-Gallup dans 51 pays révélait que les Français
étaient plus pessimistes encore que les Afghans et les Irakiens. Comme
l'expliquait le sociologue François Dubet au Monde,
"si la France n'obtient pas toutes les médailles olympiques et tous les
prix Nobel, les Français considèrent qu'elle est nulle".
Philippe
Manière trouve les Champs-Elysées disneylandisés, "répugnants", avec
leurs hordes de touristes adolescents qui se photographient devant la boutique
de macarons Ladurée et prennent en photo des Français sans même un "s'il vous plaît*".
"La
rencontre entre la mondialisation et la mentalité française est
particulièrement douloureuse, estime-t-il. Nous avons le sentiment que tout ce
à quoi nous étions habitués disparaît et que ce que l'on nous propose n'est pas
aussi bien." S'ils ont renoncé au franc, les Français refusent de se
défaire de quoi que ce soit d'autre sous prétexte de se fondre dans une société
mondialisée sans saveur.
"Les
Français sont très conceptuels, très cérébraux, poursuit-il. Manger et regarder
la télé, ça ne nous suffit pas. Aux Etats-Unis, regarder la télé toute la
journée, ce n'est pas trahir un idéal ; en France, si."
L'obsession
des Français pour les études à l'américaine sur le bonheur en dit long sur leur
désespoir. Claudia Senik, professeur à l'Ecole d'économie de Paris et à la
Sorbonne, est devenue la coqueluche des médias avec ses recherches sur le
malheur français. Vivre en France, pays marqué par une conception
intransigeante du talent et un marché du travail verrouillé, réduit de
20 % la probabilité d'être heureux, a-t-elle conclu.
Alors que
tant de visiteurs se pressent dans leur pays, des étoiles plein les yeux, les
Français se disent en moyenne moins satisfaits que leurs voisins européens.
Claudia Senik y voit une "dimension culturelle" liée non seulement
aux conditions de vie, mais aussi à des valeurs, des croyances et des
comportements qui se transmettent de génération en génération et sont exacerbés
par une école violemment concurrentielle qui malmène l'estime de soi. En somme,
le malheur fait partie de l'identité française. Pour preuve, insiste la
chercheuse, les Français expatriés emportent avec eux leur tristesse*.
"Notre
fonction du bonheur est un peu déficiente, résume-t-elle devant un expresso au Rostand, en face du jardin du Luxembourg.
C'est dans l'ADN des Français."
* En
français dans le texte.
Dessin
de Kazanevsky, Ukraine.
Source Courrier International
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