Entretien avec Fréderic Lordon-Emmanuel Todd
Les intellectuels vont devoir parler au peuple
Face au naufrage de l'Union
européenne, Emmanuel Todd et Frédéric Lordon, deux grands adversaires de l'euro
débattent d'une possible sortie de crise et en appellent à la souveraineté
populaire contre le pouvoir des banques.
- Marianne : Pourquoi prendre la parole ensemble ?
L'urgence, pour la
contestation, est donc une unification minimale, un débat entre dissidents qui
aboutisse à un programme commun de sortie de l'impasse. Et puis les citoyens
doivent savoir que Jacques Sapir, Jean-Luc Gréau, Paul Jorion, Pierre-Noël Giraud,
Gaël Giraud, Christophe Ramaux, et Frédéric Lordon, pour n'en citer que
quelques-uns, sont des types compétents et raisonnables, pas seulement des
rebelles, et que réciproquement Moscovici, Sapin et tant d'autres énarques sont
des incompétents déraisonnables. Avec Lordon, nous ne sommes pas
particulièrement proches idéologiquement, mais nous donnons l'exemple.
Frédéric Lordon :
L'erreur de la mondialisation et de l'Europe libérales est maintenant
écrasante. Commençons par l'euro. Peut-on sauver cette monnaie ? L'euro n'est
pas une réponse monétaire à une question économique, mais une réponse à un
problème politique : le mur de Berlin vient de tomber, il faut réancrer
l'Allemagne dans l'Europe pour l'empêcher de dériver à l'Est. Pour faire faire
un progrès à l'intégration, après le grand marché, la suite logique, c'est la
monnaie unique.
L'Allemagne est
décisive à tous les titres dans cette affaire : elle est la cause de la
manœuvre d'ensemble... et elle en impose la forme ! Car il faut lui faire
lâcher son deutsche Mark chéri. La contrepartie de ce sacrifice est un coup de
force inouï : l'Allemagne impose à toute la zone euro son propre modèle de
politique économique, tel quel. D'où la banque centrale indépendante,
l'orthodoxie budgétaire, l'obsession de l'inflation, et plus généralement un
modèle inédit de soumission des politiques économiques nationales à des règles
constitutionnelles... renforcées par la surveillance constante des marchés
financiers !
La chose très
étonnante dans la construction européenne, c'est cette attraction pour le pire
: car le modèle européen des politiques économiques mises «en pilotage
automatique» par les règles allie la perte de toute possibilité de réaction
discrétionnaire à des événements exceptionnels (comme la crise financière) et
la disparition de toute souveraineté politique.
Au contraire des
allégations grotesques de «l'euro, bouclier contre la mondialisation», je pense
qu'il faut dire que l'euro est la réalisation régionale de la mondialisation
libérale. L'euro n'est pas réformable pour une raison qui prend presque la
forme d'un syllogisme : l'euro actuel consacre l'empire des marchés financiers
sur les politiques économiques et leur primat sur les souverainetés politiques
; un projet de transformation significative de l'euro n'a donc pas d'autre sens
que de briser cette emprise et de remettre les marchés à leur place ; par
conséquent, comment peut-on imaginer une seule seconde que ces derniers
laisseront faire une chose pareille ! Une tempête spéculative se déchaînerait
aussitôt qu'un tel projet prendrait quelque consistance politique.
Or, on ne refait pas
une architecture institutionnelle de l'euro en un week-end de fermeture des
marchés. Il s'en suivra donc nécessairement un retour aux monnaies nationales.
Que faire à partir de là ? On peut très bien en rester aux monnaies nationales
qui constituent des formes économiques parfaitement viables, au surplus
respectueuses du principe de souveraineté populaire. On peut aussi, et c'est ma
position, ne pas renoncer à reconstruire quelque chose d'autre. Une monnaie
commune par exemple - ce qui est très différent d'une monnaie unique. Avec un
petit groupe de pays, dont l'Allemagne ne ferait pas partie, en tout cas
initialement, car elle n'est pas prête à renoncer à son exceptionnalité
monétaire.
Emmanuel Todd :
Je sens, moi, dans l'euro, un accident historique, un ajout suicidaire original
à la folie financière mondiale. Nous sommes dans un moment historique tout à
fait particulier. Le libre-échange permet dans un premier temps des taux de
profit élevés, mais il crée une pression sur les salaires qui comprime la
demande et conduit le monde à une longue oscillation entre stagnation et
dépression.
Les gouvernements,
pour contrer la dépression, n'ont pas officiellement renoncé au dogme de la
suprématie du marché, mais ils ont, en pratique, sans le dire, renoncé au
libéralisme. Ils tentent de fabriquer de la demande en distribuant, par la
création monétaire, de l' argent frais aux banques, phénomène qui exprime en
fait la toute-puissance de l'Etat - un Etat dominé par les riches, par la
droite, par lui-même, on peut en discuter, mais certainement pas par idéal
libéral, même si les banques peuvent simuler une activité de marché en faisant
joujou avec les signes monétaires distribués par les Etats.
Cette mutation du
capitalisme en un système de distribution d'argent frais par l'Etat a pris
l'Europe par surprise. L'euro avait été conçu comme une monnaie à l' ancienne,
avec un objectif banal et d'ailleurs insuffisant de stabilité monétaire. Mais
l'euro a de fait placé le pouvoir de création monétaire - devenu aux
Etats-Unis, en Angleterre et au Japon l'instrument ultime de lutte contre la
dépression - hors de portée des Etats européens, ou plutôt sous le contrôle du
plus puissant d'entre eux, l'Allemagne. Actuellement, l'Allemagne admet en
partie le jeu de la création monétaire par Mario Draghi [président de la Banque centrale européenne], mais elle en fait
l'instrument d'un chantage permanent sur ses partenaires plus faibles, exigeant
austérité, privatisations, imposant en fait un rituel sadomaso aux Etats
faibles s'ils veulent pouvoir emprunter aux banques - qui ont elles-mêmes reçu
de l’argent de la Banque centrale européenne !
La banque centrale est
un organe d'Etat, contrôlé par l'Allemagne, et d'ailleurs situé sur son
territoire. Nous ne sommes pas ici simplement dans la dérégulation financière,
nous sommes dans une utilisation politique autoritaire et néocolonialiste de la
dérégulation financière : un système violent, destructeur de la démocratie,
mais loufoque et né accidentellement, pas un système cohérent comme le suggère
Lordon. Le vrai drame, pour moi, est que cet accident historique réenclenche
une dérive autoritaire de l'Allemagne, et la haine de l'Allemagne qui ne peut
manquer d'en résulter. Dans le sud de l'Europe, nous en sommes déjà là.
- Il ne nous reste donc plus qu'à sortir de l'euro, alors ?
Frédéric Lordon :
A la différence de l'euro actuel, une monnaie commune laisserait exister des
dénominations nationales, mais dont la convertibilité entre elles ou avec
l'extérieur ne s'effectuerait que par le truchement d'une (nouvelle !) BCE.
Plus de marché des changes intraeuropéens donc plus de crises spéculatives
façon SME des années 80 ; effet d'amortissement des fluctuations de change
externes par la monnaie commune ; possibilité de réviser les parités
intraeuropéennes dans le calme, c'est-à-dire par des processus de négociation
politique : la monnaie commune combinerait en quelque sorte le meilleur des
deux mondes.
Emmanuel Todd :
Sur la sortie nécessaire de l'euro, je ne peux qu'approuver Frédéric. Et, sur
le plan technique, il a évidemment raison, la monnaie commune serait le bon
concept. Mais je crois que, politiquement, il est trop tard. L'Europe a une
image catastrophique, elle est perçue comme une machine à ne pas gouverner. Ce
dont la France et les autres pays ont besoin, c'est de se recentrer - comme l’a
fait Allemagne depuis sa réunification - sur l'idée de nation pendant un bout
de temps. Nous, Français, avons besoin de nous retrouver entre nous, avec nos
bonnes vieilles luttes des classes, avec notre fantastique diversité
culturelle, avec notre Etat, et notre monnaie. Nous devons tirer de nos
traditions et de notre histoire ce qu'il faut pour nous en sortir.
Frédéric Lordon :
J'ai peur que vous n'ayez raison : c'est peu dire que, revenus aux monnaies
nationales, l'énergie politique manquerait pour repartir vers une nouvelle
construction monétaire collective. Mais, personnellement, je ne veux pas
abandonner l'idée de penser quelque chose qui dépasse le périmètre des nations
présentes, même si c'est pour des horizons temporels éloignés. Je pense qu'il y
a de nombreux bons arguments de puissance qui justifient qu'on n'abandonne pas
cette idée. Le premier est géopolitique bien sûr, mais il y en a d'autres qui
tiennent aux bénéfices culturels des brassages de populations, surtout quand
elles ont déjà autant en commun.
Une chose est sûre en
tout cas : c'est un problème qui ne s'aborde qu'à partir de la pierre angulaire
de la souveraineté populaire, seule manière qu'une communauté politique digne
de ce nom se construise au-delà des frontières nationales présentes. Ce qui, en
passant, signifie bien plus que les institutions formelles du suffrage. On
pourrait dire qu'il y a des conditions passionnelles de possibilité d'une
démocratie supranationale : en particulier l'existence d'un affectio societatis européen qui l'emporte sur
les sentiments d'appartenance nationaux, et qui rende acceptable pour tous une
«loi de la majorité» européenne. Si une majorité européenne venait à décider,
par exemple, la reprise en main de la BCE et l’autorisation de monétiser les
dettes publiques, les Allemands s'y plieraient-ils ? Pour l'heure, poser la
question, c'est y répondre...
De même, on peut
penser que les Français n'accepteraient pas une loi européenne de privatisation
intégrale de la Sécu, reposerait-elle sur une majorité formelle. Tant que ces
conditions affectives d'une possible «loi de la majorité» européenne ne sont pas
remplies, il est évident que nos ambitions doivent être plus modestes.
Emmanuel Todd :
Je le dirais en anthropologue. Les nations européennes sont très différentes,
et elles sont même en train de diverger. L'Europe latine n'existe d'ailleurs
pas plus que l'Europe globale. La famille italienne, ou espagnole, produit
aussi peu d'enfants que la famille allemande, au contraire de ce qui se passe
en France où la fécondité est raisonnable.
- Qui serait capable de remobiliser autour d'un tel programme collectif ?
Frédéric Lordon :
Evidemment pas la droite, dont les résidus de pensée de la souveraineté ont été
écrasés par sa vocation à servir les puissants du capital mondialisé.
Evidemment pas la chose que, par un abus de langage caractérisé, on appelle la
«gauche», je veux dire le Parti «socialiste»... dont le néolibéralisme est plus
forcené encore. Il faudra bien se résoudre un jour à constater qu'il n'y a plus
aucun titre auquel apparenter le PS à la gauche. La formidable continuité de la
politique économique après Sarkozy en témoigne assez. Europe, TSCG, non-réforme
bancaire, rapport Gallois : dans le meilleur des cas, c'est pareil, et le plus
souvent, c'est pis.
Je plaide pour une
conversion du regard et une rectification des mots qui priveraient enfin le PS
de ses prétentions fallacieuses à se dire de gauche, et à le voir comme ce
qu'il est : la fraction modérée de la droite. Plus exactement, je dirais que le
PS, c'est la droite complexée. Des fausses alternances entre droite décomplexée
et droite complexée, c'est le FN, bien sûr, qui tire tous les profits. Sauf si
une vraie gauche parvenait à se faire entendre.
Emmanuel Todd :
Je partage ces points de vue. En ajoutant cependant que je ne perçois pas le
Parti de gauche comme tellement plus à gauche que le PS. Mélenchon n'a pas de
programme économique, il amuse les journalistes et ne convainc pas les
électeurs. La priorité pour la gauche française, c'est de construire un
discours fort sur la nation, de réinventer une vision de gauche de la nation
qui balaye la nation ratatinée du FN.
Nous devons comprendre
ce que l'Europe est devenue pour les politiques et pourquoi ils n'osent pas
sortir de l'euro. L'Europe leur permet de fuir leurs responsabilités, de ne pas
gouverner. Un exemple : les hommes politiques français n'ont aucune envie de
gérer les crises de change qui vont avec la liberté monétaire. Dévaluer de
temps en temps, pourtant dans l'intérêt de la nation, était vécu à chaque fois
comme une défaite. Ruse de l'histoire : la crise de change a été remplacée par
les crises de l'euro, aboutissant à des bouffonneries comme le contrôle des
changes et le pillage de l'épargne à Chypre. L'Europe est devenue une machine à
déresponsabiliser les politiques. La liberté de la nation les obligerait à
gouverner, à travailler : comprendre la monnaie, définir une politique
industrielle, des protections tarifaires...
Il revient aux
intellectuels de construire un projet politique, indépendamment des politiques,
je dirais même contre les politiques. Nous ne devons plus les conseiller, nous
devons les juger. Nous devons surtout proposer à la nation, en nous concertant
entre nous, un nouveau paradigme historique et économique. Les intellectuels
vont devoir parler au peuple directement.
Frédéric Lordon :
A part nos questions de fond, c'est probablement là où j'ai un point de
différence avec Emmanuel Todd. J'ai toujours eu de grandes réserves vis-à-vis
de l'idée du pouvoir des intellectuels. Je crois d'abord qu'ils en ont
infiniment moins qu'ils imaginent. C'est une illusion propre aux intellectuels
d'imaginer que les idées, ou plutôt leurs idées, vont changer la face du monde.
Ca n'est évidemment pas que les idées ne jouent aucun rôle dans l'histoire !
Mais, comme disait Marx, la théorie ne devient une arme que si elle s'empare
des masses.
Formulation que je
modifierais d'ailleurs pour dire "... que si les masses s'en
emparent". Pour en faire ce qu'elles veulent ! Je ne crois pas que les
intellectuels puissent revendiquer un magistère politique, et je me méfie des
révolutions sous la conduite des intellectuels -- en vérité il n'y en a pas, et
c'est tant mieux. C'est le peuple, ou comme dit Spinoza, la multitude, qui est
le sujet de l'histoire, et qui se moque bien de recevoir ses directives des
intellectuels. Que les intellectuels cependant prennent la parole et
contribuent, à leur place propre, au grand travail que fait sur soi la
communauté politique, ça me paraît la moindre des choses.
- Ne craignez vous pas que ces projets de sortie de l'euro ne vous conduisent à être taxés de "repli national" ?
Frédéric Lordon :
Avez-vous lu l'Etat commercial fermé, de
Fichte ? Au début du XVIIIe siècle, ce philosophe invite les Allemands à être
autosuffisants économiquement : on ferme tout. Evidemment, la chose ne serait
plus ni possible ni souhaitable maintenant. Mais l'intérêt de le lire, c'est de
voir que sa position strictement autarcique en économie ne s'accompagne pas
moins du désir de la plus grande ouverture internationale sous tous les autres
rapports : circulation des intellectuels, des artistes, des étudiants, des
voyageurs de toutes sortes.
Pour tout ça, oui,
libre circulation maximale ! C'est une lecture qui, en creux, en dit long sur
l'état présent de colonisation de nos esprits par l'économicisme. Autant les
internationalistes que les européistes n'envisagent plus «les échanges» qu'à
travers la circulation des conteneurs et des capitaux, et ils sont incapables
de penser un régime d'échanges internationaux qui se déploie dans un autre
plan. Si on arrête un conteneur aux frontières ou qu'on met un contrôle des
capitaux, c'est donc l' abomination obsidionale. Voilà leur unique critère pour
juger de l'internationalisme.
Emmanuel Todd :
Le véritable internationalisme aujourd'hui, ce serait d'accepter l'existence de
toutes les nations et d'assurer leur égalité dans un système européen et
mondial équilibré. Mais l'Europe a changé de nature. C'était un beau projet :
des nations libres et égales acceptant le lepadership franco-allemand. La
concurrence généralisée du libre-échange en a fait le champ d'un affrontement
silencieux mais féroce entre nations. L'euro a fait muter le continent en un
système de domination hiérarchique, avec ses inférieurs grecs, portugais,
espagnols ou italiens, et un hegemon allemand.
Face à cette mutation,
la France, sans en être consciente, se déshonore. Les européistes au pouvoir
dénoncent la germanophobie de ceux qui décrivent la réalité. Ils se présentent
comme de bons universalistes en défendant la fiction du couple franco-allemand.
La vérité est que, sans la complaisance de la France, dans sa posture de
brillant second qui cherche à passer à travers les gouttes, l'Allemagne ne
pourrait pas imposer aux pays faibles du Sud des politiques de destruction de
l'Etat social et de la démocratie. Le Parti socialiste au pouvoir devrait avoir
honte.
Source marianne.net (Propos recueillis par Bertrand Rothé)
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