Le magnat des médias Rupert Murdoch a tout piétiné sur son passage : l'information, les lois, ses employés… et la vie privée de milliers de personnes. Le pouvoir de nuisance de ses journaux (du “Sun” au “Wall Street Journal”) et de ses chaînes de télé (Fox News…) lui a permis d'influencer la classe politique en Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis, dans le sens d'un ultralibéralisme nationaliste et belliqueux. Avec l'affaire des écoutes téléphoniques du “News of the world”, le voilà, enfin, au cœur du scandale.
C'est l'histoire d'un homme qui règne sur trois continents depuis plus de trente ans, fait et défait les élections, abrutit les opinions publiques par sa presse tabloïd et ses chaînes de télévision où l'information a laissé place au divertissement le plus outré. Un homme qui a influencé la politique étrangère des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne à des moments clés de l'histoire contemporaine, et pesé de tout son poids sur la dérégulation des médias de ces pays. Un homme qui, pour la première fois de sa vie, à l'âge de 80 ans, se retrouve confronté à une révolte : celle de ses lecteurs, enfin choqués par les pratiques de ses journalistes, et celle d'une élite britannique qui vivait dans la peur des représailles de sa presse carnassière.
Tout a basculé pour Rupert Murdoch quand les Britanniques ont appris que les journalistes d'un de ses titres vedettes, News of the world, ne s'en prenaient pas seulement aux puissants, riches et célèbres, mais également aux simples anonymes comme la jeune Milly Dowler, kidnappée et assassinée en 2002, dont le portable avait été mis sur écoute. Cette révélation a ébranlé un pays qui aime se repaître des turpitudes de ses personnalités publiques traquées au nom de la sacro-sainte liberté d'information, mais qui ne l'accepte pas pour ses citoyens ordinaires. Les suites furent énormes : fermeture du journal News of the world le 10 juillet 2011, licenciement de deux cents journalistes, démission des deux chefs de la police de Londres, ouverture d'enquêtes publiques en Grande-Bretagne mais également aux Etats-Unis, et comparution devant le Parlement de Westminster de Rupert Murdoch et de son fils James...
Pour le magnat de la presse, l'affaire News of the world marque le premier coup d'arrêt d'une incroyable carrière de soixante ans. L'étudiant d'Oxford a 21 ans quand meurt son père, petit baron de la presse régionale australienne. Il reprend les affaires familiales, assure l'expansion de son groupe à coups d'acquisitions bien ferrées. A 32 ans, il lance The Australian, premier quotidien national, et soutient les travaillistes, qui gagnent les élections. Pourquoi s'arrêter à l'Australie ? Le marché ne connaît pas les frontières, Murdoch non plus. En 1968, l'Australien à l'accent nasillard soigne son entrée : il emporte le rachat du journal dominical le plus vendu dans le monde anglophone, News of the world, face à Robert Maxwell, homme d'affaires retors.
Six mois plus tard, c'est au tour du Sun, dont il fait en quelques années le quotidien national le plus lu du pays. Le plus lu ou le plus vu : typographie surdimensionnée et fameuses pin-up en page 3. En 1981, changement de registre : il rachète The Times et The Sunday Times, et lance Sky News. Thatcher lui prête main-forte quand les six mille employés de ses imprimeries, qu'il a licenciés, provoquent des émeutes sur les docks de Londres. Pour le dramaturge David Hare, « Murdoch a toujours été impitoyable et sans scrupules avec ses employés. C'est un thatchérien pur. Ce qu'il a apporté de nouveau en Grande-Bretagne est un nationalisme très cru, à la fois martial, anti-européen et impérialiste. Comme le personnage de Citizen Kane, Murdoch est convaincu que les guerres font vendre les journaux ». Il apportera un soutien indéfectible à l'invasion irakienne.
Aux Etats-Unis, il acquiert un pouvoir d'influence démesuré en menant la même offensive d'acquisitions tous azimuts à partir de 1973. Il rachète le San Antonio Express-News, puis le New York Post, le studio de cinéma 20th Century Fox, les éditions HarperCollins, des chaînes de télévision, DirecTV, le plus large opérateur de système de télé satellite du pays, et enfin, en 2007, The Wall Street Journal. Pour mieux asseoir sa domination, il se fait naturaliser américain. Il crée Fox News en 1996. La recette Murdoch est toujours la même : dans ses tabloïds, faire disparaître l'information au profit d'un divertissement souvent salace sous prétexte que « le peuple le veut, je le lui donne ». Et dans ses titres plus haut de gamme, remplacer les débats politiques par les éditoriaux de personnalités aux opinions tranchées, voire caricaturales.
Le dernier numéro de “News of the world”, fermé le 10 juillet 2011 par Murdoch
pour cause de scandale.
D'après l'éditorialiste de The Nation, John Nichols, la classe politique américaine craint autant le magnat que celle de Westminster : « Républicains ou démocrates, ils ont tous peur de Fox News et des éditorialistes féroces du Wall Street Journal. » Murdoch va se révéler aussi nocif pour la politique américaine que pour la britannique. Il s'emploie à faire sauter les législations qui pourraient freiner ses ambitions monopolistiques. Libéral forcené, il n'est pas idéologue et aime parier sur des stars montantes de la politique, même du camp opposé, quand il estime qu'elles se montreront pro-business et pro-Murdoch. Il a poussé Michelle Bachmann, la nouvelle star du mouvement Tea Party, mais également parié sur Hillary Clinton. En 1997, il a misé sur le jeune Tony Blair, qui l'avait courtisé avec assiduité. « Après dix-huit ans passés dans l'opposition, objet de dérision des tabloïds, nous n'avions pas le choix », a récemment déclaré Jonathan Powell, ex-chef de cabinet du Premier ministre britannique.
Aujourd'hui, les langues se délient. Philosophes et politologues se penchent sur la perversité de Murdoch... et celle de ceux qui lisent ses journaux. Dans un éditorial, The Observer se lamentait récemment : « Les Britanniques ont choisi de ne retenir du monde extérieur qu'une vue étroite, biaisée et dangereuse, fournie par une presse corrompue, immorale et sans scrupules. L'inculture est trop souvent érigée en fierté, et la presse sérieuse considérée comme réservée “aux autres”. » Henry Porter, du Guardian, va plus loin : « Le mépris des Britanniques pour la vie privée des puissants et des célébrités et leur indifférence à l'égard de la douleur des gens ordinaires ont incité les journalistes de la presse Murdoch à corrompre la police et à espionner les gens. Commençons à dire que le respect de la vie privée, la nôtre comme celle des autres, est une question de responsabilité civique, une obligation morale, qui devrait être appliquée aussi fermement que les lois régissant la propriété privée. »
Le philosophe A.C. Grayling pointe lui l'absence d'esprit critique des Britanniques : « Nous ne sommes pas plus voyeurs que d'autres – le ragot aide les gens à vivre et rassasie leur appétit d'histoire et de narration. La grande différence réside dans le fait que l'obscénité des tabloïds qui ont élevé l'indécence en art est confortée par l'absence d'un esprit et d'une éducation critiques. Cette presse tabloïd a rendu le pays accro aux commérages, l'a empêché de progresser. »
Les Britanniques de la rue et du palais de Westminster oseront-ils tirer les leçons morales d'un scandale sans précédent ? Déjà, les actionnaires de News Corp se disent que Rupert Murdoch, à 80 ans, devrait passer la main. Et certainement pas à un autre Murdoch.
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