dimanche 15 décembre 2013

Billets-Le blues des intellos précaires


Le blues des intellos précaires

De la com au marketing en passant par le Net, les "boulots à la con" se sont multipliés, laissant un goût amer à de jeunes cadres prolétarisés qui rêvent de retour au concret, voire de travail manuel. La figure du plombier incarnera-t-elle la résistance à la dictature du 2.0 ? Enquête.

Et vous, avez-vous un «boulot à la con» ? A la rentrée, l'anthropologue américain David Graeber fustigeait, dans un essai publié sur le Net, les «bullshit jobs», tous ces métiers du tertiaire, dans la com, le marketing, les services, les ressources humaines qui, selon lui, ne servent à rien et sont improductifs (on pourrait aussi ajouter une bonne partie des métiers dits «littéraires» - journalisme à la chaîne, travail de fourmi dans l'édition, recherche universitaire poussive...).

L'expression «boulot à la con» a eu un succès immense (pour une fois, c'était un vrai buzz...), chacun dans notre «économie de la connaissance» se reconnaissant dans la charge. Graeber rejoignait les nombreuses analyses et ouvrages qui ont décrit, depuis quelques années, le malaise des jeunes cadres en «quête de sens», tous ces «manipulateurs de symboles» déprimés, qui voudraient retrouver du concret, du solide, etc.

Parallèlement, nos concitoyens manifestent un désir toujours plus fort de revenir à des activités manuelles : boom exponentiel du bricolage, du jardinage, de la cuisine à la maison et des émissions comme «Top chef», retour au terroir, à son potager, fantasme de la chambre d'hôte, etc. Dernier exemple en date : le succès des tech shops et autres fab labs, ces ateliers qui, aux Etats-Unis, mettent à la disposition du public des outils sophistiqués (imprimantes 3D, etc.) pour fabriquer toutes sortes de choses soi-même.

Cette dévalorisation du travail intellectuel au sens large (du «travail mental», dit le philosophe Yves Michaud) et cette revalorisation du travail manuel sont parfaitement résumés dans le livre culte du philosophe américain Matthew Crawford, auteur d'un Eloge du carburateur (La Découverte), paru en 2010, au succès grandissant, devenu le bréviaire de toute une génération. Il y raconte son parcours de gratte-papier ultradiplômé à la tâche insignifiante (il rédigeait des notes de synthèse universitaires pour un think tank) et sa résurrection quand il s'est mis à réparer des motos vintage.


Cette bascule du cérébral vers le manuel est un des grands fantasmes de l'époque.
La figure du plombier, clé de 12 à la main, va-t-elle incarner la résistance à l'ère de la dictature du 2.0 ? Ou bien ce nouvel engouement pour le travail artisanal n'est-il qu'un fantasme un peu vain ? Il est temps de se remonter les manches pour y répondre.

Si travailler avec sa tête ne passionne plus autant qu'avant, c'est, bien sûr, pour des raisons économiques. Obsédés par la course à la rentabilité, le monde de la presse, de l'éducation, de l'édition, et du tertiaire en général, ont réduit les budgets, acceléré les cadences.

C'est ce qu'avaient précocement montré Anne et Marine Rambach dans leur ouvrage les Nouveaux Intellos précaires, dès 2009, où l'on apprenait que 53 % des RMIstes à Paris étaient des intellos ou des artistes ! «Un métier comme celui de traducteur, de journaliste pigiste, d'architecte free lance, d'assistant à la fac peut être passionnant en soi. Mais, quand vous êtes obligé de l'accomplir toujours plus vite, en enchaînant les missions, en bâclant le travail, vous perdez le sens de ce que vous faites», explique Anne Rambach.


Un travail trop morcelé
Internet a eu un rôle non négligeable d'accélérateur dans cette paupérisation des tâches. Comme le déplore cette journaliste senior d'un magazine hebdomadaire national : «Il y a une grande différence entre les journalistes de notre site Internet et ceux du journal papier. Les premiers sont jeunes, beaucoup moins payés, travaillent à des cadences infernales, soudés à leur bureau. Ils ne vont plus sur le terrain, doivent se contenter de recycler des infos trouvées sur le Web, les traiter en articles courts, formatés, et les recracher aussitôt dans les tuyaux pour créer du clic...»

Bref, à l'instar de bien d'autres, le métier de journaliste est en phase de prolétarisation avancée. On a vu apparaître des OS du buzz, ouvriers standardisés sur la grande chaîne de l'information, serrant et vissant polémiques débiles après controverses insignifiantes pour nourrir la bête insatiable qu'est devenu le Web !

Ce qui est vrai du journalisme à l'ère numérique l'est pour tous les métiers. «Dans le secteur du tertiaire, à tous les échelons, on assiste à un travail de bureau de plus en plus répétitif, automatisé, morcelé, fait de collectes de données, de reporting, de réunions et d'évaluations sans fin, explique le philosophe Yves Michaud, spécialiste des questions d'éducation. Les organisations sont trop complexes, trop hiérarchisées, noyées dans les procédures de contrôle et d'administration. Les gens ne voient plus le résultat de ce qu'ils font, n'en comprennent plus la logique. D'où un sentiment d'ennui et d'aliénation.»

Climat paranoïaque
Pour Yves Michaud, les métiers du tertiaire connaissent aujourd'hui ce qu'ont connu les activités manufacturières dans les années 50 : le développement d'un travail à la chaîne, vide de sens, «en miettes», pour reprendre l'expression du sociologue Georges Friedmann. D'autres parlent d'une «bureaucratisation néolibérale», selon l'expression de Béatrice Hibou, qui ne serait pas l'apanage de la fonction publique mais connaîtrait un vrai élan dans le secteur privé. On est loin des tirades émues des penseurs libéraux vantant l'efficacité sans faille du monde de l'entreprise.

Dernier problème, les métiers intellectuels sont, par définition, très difficiles à évaluer, chacun y étant livré au jugement subjectif de son supérieur. D'où une insécurité permanente. «Dans les métiers de bureau, explique Matthew Crawford, il n'existe pas de standards concrets à l'aune desquels on puisse juger le travail, comme dans la sphère artisanale. On ne peut pas dire à son chef : "Mais, là, regardez, ça marche ! c'est droit, c'est carré..." On n'est jamais sûr de ce que l'autre va penser. Les salariés passent donc leur temps à anticiper le jugement de l'autre, à essayer de le séduire, de le convaincre. Cela crée un climat assez paranoïaque...»

Selon l'auteur, un électricien, lui, peut se permettre de faire la gueule dans son travail. Il n'a pas à être dans la séduction. L'important, c'est que le système électrique fonctionne... Ah, l'heureux homme !

Dans ces conditions, on comprend tous ces bobos, cols blancs et autres encravatés qui veulent travailler dans la vigne, ouvrir des ateliers de cuisine, se recycler dans le jardinage de balcon du VIIIe arrondissement... Dans notre époque dématérialisée, ils souhaitent du concret, s'accrocher enfin à quelque chose. N'est-ce pas tout le sens du film phénomène Gravity, où une CSP + en totale lévitation n'en finit pas de s'agripper, des deux mains, pour retrouver le sens de l'existence ?

«Ces jours-ci, chacun souhaite revenir à un univers solide, où l'on voit le fruit de son travail, où l'on débouche sur une réalisation visible, dont on est le maître», confirme Yves Michaud. Ce qui provoque plaisir et satisfaction. Le travail manuel nous apparaît, à tort ou à raison, comme la seule activité vraiment libre, où l'on ne subit pas mais où l'on agit, «effet de la puissance du travailleur et source de puissance, comme disait le philosophe Alain, dans ses Propos sur le bonheur, en 1925, travail réglé par le travailleur lui-même, d'après son savoir propre et selon l'expérience, comme d'un menuisier qui fait une porte».

Cette façon de ne compter que sur soi a un autre avantage : on y est moins soumis au risque de la sous-traitance ou de la délocalisation. Commentaire de Matthew Crawford : «Aujourd'hui, un radiologue qui interprète une image en vue d'un diagnostic sait qu'on peut envoyer cette image par mail à un radiologue indien, qui fera le même travail pour 10 fois moins cher...» Alors que votre problème de toilettes qui fuient, personne ne viendra d'Inde exprès pour le résoudre... Le travail manuel nous ancre ainsi dans le monde à l'heure où nous nous sentons si flottants, si dématérialisés.

En bon heideggérien, Crawford défend l'idée de «l'être à portée de main». C'est par la maniabilité des choses que nous connaissons le monde et que nous nous connaissons nous-mêmes, et non par la représentation de ces choses : «Quand vous réparez un moteur et qu'il ne marche pas, vous êtes remis en cause. Vous ne pouvez pas rester dans la toute-puissance infantile du consommateur, qui se contente de remplacer un objet cassé par un nouveau. Et quand vous arrivez à réparer quelque chose, vous prenez en charge le monde, même très modestement. Vous continuez à le faire fonctionner.»

De cette «agentivité», l'auteur tire des implications sur notre rapport à la politique et à la citoyenneté. Un adepte du travail manuel serait plus apte, selon lui, à envisager qu'on peut agir sur le cours du monde. Vaste programme...

Un repli réactionnaire
Le travail manuel serait-il donc la panacée ? Si, en effet, ses attraits sont nombreux, à l'heure des IPhone et de la dématérialisation du monde, les choses ne semblent pas si simples. Benjamin Simmenauer, philosophe de formation et directeur d'un cabinet d'études, House Of Common Knowledge, explique : «Ce désir de vouloir retourner à la terre et aux métiers artisanaux est bien réel, mais il s'apparente souvent à un fantasme plus qu'à une réalité, et ne concerne qu'une toute petite élite. La vérité est que la vie à la campagne reste très rude - voir le mouvement des "bonnets rouges" - et que les métiers manuels sont devenus eux aussi très aseptisés et standardisés.»

Selon lui, tout ce discours sur la réapparition de l'artisanat ne serait, en fait, que la manifestation de sa disparition quasi définitive... «Le monde devient de plus en plus complexe, difficile et angoissant, alors on se replie de façon un peu nostalgique, voire réactionnaire, sur un passé idéalisé. Ainsi, j'observe que dans Eloge du carburateur, il existe cette opposition un peu tendancieuse entre un travail de bureau efféminé et un travail à l'atelier, où l'on glorifierait une sociabilité virile, sans chichis... Il y a là un fantasme du retour à la différence des sexes, à l'ancienne, qui est un peu dérangeante...» Un enfant, c'est un papa et une maman ? Un travail, c'est une main et un marteau ?

De même, Yves Michaud s'oppose à la distinction opérée par David Graeber entre métiers productifs (éboueurs, mécaniciens, infirmières...) et non productifs (attachés de presse, avocats d'affaires, managers...) «Je ne crois pas du tout que cette opposition soit pertinente. Le vrai problème, aujourd'hui, est de redonner du sens au travail quel qu'il soit, manuel ou intellectuel. Il faut le débureaucratiser, simplifier des organisations inutilement complexes, redondantes, hiérarchisées. Redonner le sens de l'autonomie aux travailleurs. C'est un problème de management, qui n'est pas lié au contenu du travail lui-même...»

Le philosophe fait d'ailleurs remarquer que des artisans manuels comme Crawford, qui répare de vieilles motos, sont devenus des travailleurs très minoritaires, qui exercent pour l'industrie du luxe, et dont le parcours ne saurait représenter un modèle...

Comme le dit Anne Rambach : «Il est absolument absurde de penser que tout le monde pourrait devenir artisan ou travailleur manuel ! Ces métiers sont très durs, très fatigants et, en outre, ils exigent souvent une vraie compétence et une vraie vocation. En fait, si le travail manuel - bricolage, jardinage, cuisine - intéresse autant les gens, c'est justement parce que c'est un hobby. On s'y adonne d'autant plus qu'on se désintéresse d'un travail qui a perdu tout son sens. Il ne saurait constituer un idéal professionnel !»

Bref, tout le monde ne deviendra pas réparateur de vieilles motos. Si vous souffrez dans votre profession «intellectuelle», il va falloir rendre votre «job à la con» un peu moins con (si c'est possible et si vous en avez toujours un), tout en vous consacrant à vos heures perdues, et pour votre plus grand plaisir, à réparer vous-même vos toilettes qui fuient...

La vérité vraie sur le travail de bureau
L'anthropologue David Graeber a déterré une vérité qui dérange. Comme le dit l'auteur de Dette : 5 000 ans d'histoire (Les Liens qui libèrent), les progrès immenses de productivité auraient dû nous amener à travailler quinze heures par semaine, ainsi que l'avait prédit Keynes dès les années 30 (ce que martelait aussi Jeremy Rifkin dans les années 90 avec la Fin du travail). Que s'est-il passé ? Comme le capitalisme et la morale commune ont horreur du vide, le système a engendré, selon Graeber, tout un tas de métiers insignifiants censés nous occuper : «Le secteur qui a augmenté le plus étant celui des services, des emplois administratifs et des fonctionnaires.»


Résultat : les salariés ont des horaires très soutenus, bien qu'ils effectuent leur travail réel en deux ou trois heures par jour, «passant le reste de leur temps à aller dans des séminaires de motivation, à mettre à jour leur page Facebook ou à télécharger des séries télé». Tant d'études pour en arriver là ? Vite, donnez-nous une clé de 12 pour faire enfin quelque chose d'utile !

Après le Gymnase Club, le Brico Club !
Les tech shops, makerspaces et autres fab labs sont la nouvelle lubie aux Etats-Unis. Dans ces ateliers high-tech, situés à chaque coin de rue, qui proposent des outils sophistiqués au grand public (il suffit d'être abonné, comme dans un club de gym), chacun peut imaginer et créer les objets qu'il souhaite. Selon certains, ces nouvelles pratiques vont révolutionner l'industrie manufacturière en Amérique. Prototypes, meubles, électroménager, habits en tout genre...

Voici venu l'ère des makers (les gens qui fabriquent des choses), selon le titre du livre à succès de Chris Anderson, ex-rédacteur en chef à Wired, geek qui a retrouvé les joies du fait main. Le premier fab lab s'est installé en France à Gennevilliers, dans les locaux de la fac. On peut, entre autres, s'y initier aux machines à découpe laser et surtout aux imprimantes 3D, véritable établi miracle de l'ère 2.0. Bricorama n'a qu'à bien se tenir.


Photo-CHAMUSSY/SIPA
Source marianne.net

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