Le blues des intellos précaires
De la com au marketing en passant par le Net,
les "boulots à la con" se sont multipliés, laissant un goût amer à de
jeunes cadres prolétarisés qui rêvent de retour au concret, voire de travail
manuel. La figure du plombier incarnera-t-elle la résistance à la dictature du
2.0 ? Enquête.
Et vous, avez-vous un
«boulot à la con» ? A la rentrée, l'anthropologue américain David Graeber
fustigeait, dans un essai publié sur le Net, les «bullshit
jobs», tous ces métiers du tertiaire, dans la com, le marketing, les
services, les ressources humaines qui, selon lui, ne servent à rien et sont
improductifs (on pourrait aussi ajouter une bonne partie des métiers dits
«littéraires» - journalisme à la chaîne, travail de fourmi dans l'édition,
recherche universitaire poussive...).
L'expression «boulot à la con» a eu un succès immense (pour
une fois, c'était un vrai buzz...), chacun dans notre «économie de la connaissance» se reconnaissant dans la charge.
Graeber rejoignait les nombreuses analyses et ouvrages qui ont décrit, depuis
quelques années, le malaise des jeunes cadres en «quête
de sens», tous ces «manipulateurs de
symboles» déprimés, qui voudraient retrouver du concret, du solide, etc.
Parallèlement, nos
concitoyens manifestent un désir toujours plus fort de revenir à des activités
manuelles : boom exponentiel du bricolage, du jardinage, de la cuisine à la
maison et des émissions comme «Top chef», retour au terroir, à son potager,
fantasme de la chambre d'hôte, etc. Dernier exemple en date : le succès des
tech shops et autres fab labs, ces ateliers qui, aux Etats-Unis, mettent à la
disposition du public des outils sophistiqués (imprimantes 3D, etc.) pour
fabriquer toutes sortes de choses soi-même.
Cette dévalorisation
du travail intellectuel au sens large (du «travail
mental», dit le philosophe Yves Michaud) et cette revalorisation du
travail manuel sont parfaitement résumés dans le livre culte du philosophe
américain Matthew Crawford, auteur d'un Eloge
du carburateur (La Découverte), paru en 2010, au succès grandissant,
devenu le bréviaire de toute une génération. Il y raconte son parcours de
gratte-papier ultradiplômé à la tâche insignifiante (il rédigeait des notes de
synthèse universitaires pour un think tank) et sa résurrection quand il s'est
mis à réparer des motos vintage.
Cette bascule du cérébral vers le
manuel est un des grands fantasmes de l'époque.
La figure du plombier,
clé de 12 à la main, va-t-elle incarner la résistance à l'ère de la dictature
du 2.0 ? Ou bien ce nouvel engouement pour le travail artisanal n'est-il qu'un
fantasme un peu vain ? Il est temps de se remonter les manches pour y répondre.
Si travailler avec sa
tête ne passionne plus autant qu'avant, c'est, bien sûr, pour des raisons
économiques. Obsédés par la course à la rentabilité, le monde de la presse, de
l'éducation, de l'édition, et du tertiaire en général, ont réduit les budgets, acceléré
les cadences.
C'est ce qu'avaient
précocement montré Anne et Marine Rambach dans leur ouvrage les Nouveaux Intellos précaires, dès 2009, où l'on
apprenait que 53 % des RMIstes à Paris étaient des intellos ou des artistes ! «Un métier comme celui de traducteur, de journaliste
pigiste, d'architecte free lance, d'assistant à la fac peut être passionnant en
soi. Mais, quand vous êtes obligé de l'accomplir toujours plus vite, en
enchaînant les missions, en bâclant le travail, vous perdez le sens de ce que
vous faites», explique Anne Rambach.
Un travail trop morcelé
Internet a eu un rôle
non négligeable d'accélérateur dans cette paupérisation des tâches. Comme le
déplore cette journaliste senior d'un magazine hebdomadaire national : «Il y a une grande différence entre les journalistes
de notre site Internet et ceux du journal papier. Les premiers sont jeunes,
beaucoup moins payés, travaillent à des cadences infernales, soudés à leur
bureau. Ils ne vont plus sur le terrain, doivent se contenter de recycler des
infos trouvées sur le Web, les traiter en articles courts, formatés, et les
recracher aussitôt dans les tuyaux pour créer du clic...»
Bref, à l'instar de
bien d'autres, le métier de journaliste est en phase de prolétarisation
avancée. On a vu apparaître des OS du buzz, ouvriers standardisés sur la grande
chaîne de l'information, serrant et vissant polémiques débiles après
controverses insignifiantes pour nourrir la bête insatiable qu'est devenu le
Web !
Ce qui est vrai du
journalisme à l'ère numérique l'est pour tous les métiers. «Dans le secteur du tertiaire, à tous les échelons,
on assiste à un travail de bureau de plus en plus répétitif, automatisé,
morcelé, fait de collectes de données, de reporting, de réunions et
d'évaluations sans fin, explique le philosophe Yves Michaud, spécialiste des
questions d'éducation. Les organisations sont trop complexes, trop
hiérarchisées, noyées dans les procédures de contrôle et d'administration. Les
gens ne voient plus le résultat de ce qu'ils font, n'en comprennent plus la
logique. D'où un sentiment d'ennui et d'aliénation.»
Climat paranoïaque
Pour Yves Michaud, les
métiers du tertiaire connaissent aujourd'hui ce qu'ont connu les activités
manufacturières dans les années 50 : le développement d'un travail à la chaîne,
vide de sens, «en miettes», pour
reprendre l'expression du sociologue Georges Friedmann. D'autres parlent d'une «bureaucratisation néolibérale», selon
l'expression de Béatrice Hibou, qui ne serait pas l'apanage de la fonction
publique mais connaîtrait un vrai élan dans le secteur privé. On est loin des
tirades émues des penseurs libéraux vantant l'efficacité sans faille du monde
de l'entreprise.
Dernier problème, les
métiers intellectuels sont, par définition, très difficiles à évaluer, chacun y
étant livré au jugement subjectif de son supérieur. D'où une insécurité
permanente. «Dans les métiers de bureau,
explique Matthew Crawford, il n'existe pas de standards concrets à l'aune
desquels on puisse juger le travail, comme dans la sphère artisanale. On ne
peut pas dire à son chef : "Mais, là, regardez, ça marche ! c'est droit,
c'est carré..." On n'est jamais sûr de ce que l'autre va penser. Les
salariés passent donc leur temps à anticiper le jugement de l'autre, à essayer
de le séduire, de le convaincre. Cela crée un climat assez paranoïaque...»
Selon l'auteur, un
électricien, lui, peut se permettre de faire la gueule dans son travail. Il n'a
pas à être dans la séduction. L'important, c'est que le système électrique
fonctionne... Ah, l'heureux homme !
Dans ces conditions,
on comprend tous ces bobos, cols blancs et autres encravatés qui veulent
travailler dans la vigne, ouvrir des ateliers de cuisine, se recycler dans le
jardinage de balcon du VIIIe arrondissement... Dans notre époque
dématérialisée, ils souhaitent du concret, s'accrocher enfin à quelque chose.
N'est-ce pas tout le sens du film phénomène Gravity, où une CSP + en totale
lévitation n'en finit pas de s'agripper, des deux mains, pour retrouver le sens
de l'existence ?
«Ces jours-ci, chacun souhaite revenir à un univers
solide, où l'on voit le fruit de son travail, où l'on débouche sur une
réalisation visible, dont on est le maître», confirme Yves Michaud. Ce qui
provoque plaisir et satisfaction. Le travail manuel nous apparaît, à tort ou à
raison, comme la seule activité vraiment libre, où l'on ne subit pas mais où
l'on agit, «effet de la puissance du travailleur et source de puissance, comme
disait le philosophe Alain, dans ses Propos sur le bonheur, en 1925, travail
réglé par le travailleur lui-même, d'après son savoir propre et selon
l'expérience, comme d'un menuisier qui fait une porte».
Cette façon de ne
compter que sur soi a un autre avantage : on y est moins soumis au risque de la
sous-traitance ou de la délocalisation. Commentaire de Matthew Crawford : «Aujourd'hui, un radiologue qui interprète une image
en vue d'un diagnostic sait qu'on peut envoyer cette image par mail à un
radiologue indien, qui fera le même travail pour 10 fois moins cher...»
Alors que votre problème de toilettes qui fuient, personne ne viendra d'Inde
exprès pour le résoudre... Le travail manuel nous ancre ainsi dans le monde à
l'heure où nous nous sentons si flottants, si dématérialisés.
En bon heideggérien,
Crawford défend l'idée de «l'être à portée de
main». C'est par la maniabilité des choses que nous connaissons le monde
et que nous nous connaissons nous-mêmes, et non par la représentation de ces
choses : «Quand vous réparez un moteur et qu'il
ne marche pas, vous êtes remis en cause. Vous ne pouvez pas rester dans la
toute-puissance infantile du consommateur, qui se contente de remplacer un
objet cassé par un nouveau. Et quand vous arrivez à réparer quelque chose, vous
prenez en charge le monde, même très modestement. Vous continuez à le faire
fonctionner.»
De cette «agentivité», l'auteur tire des implications
sur notre rapport à la politique et à la citoyenneté. Un adepte du travail
manuel serait plus apte, selon lui, à envisager qu'on peut agir sur le cours du
monde. Vaste programme...
Un repli réactionnaire
Le travail manuel
serait-il donc la panacée ? Si, en effet, ses attraits sont nombreux, à l'heure
des IPhone et de la dématérialisation du monde, les choses ne semblent pas si
simples. Benjamin Simmenauer, philosophe de formation et directeur d'un cabinet
d'études, House Of Common Knowledge, explique : «Ce
désir de vouloir retourner à la terre et aux métiers artisanaux est bien réel,
mais il s'apparente souvent à un fantasme plus qu'à une réalité, et ne concerne
qu'une toute petite élite. La vérité est que la vie à la campagne reste très
rude - voir le mouvement des "bonnets rouges" - et que les métiers
manuels sont devenus eux aussi très aseptisés et standardisés.»
Selon lui, tout ce
discours sur la réapparition de l'artisanat ne serait, en fait, que la
manifestation de sa disparition quasi définitive... «Le monde devient de plus en plus complexe, difficile et angoissant,
alors on se replie de façon un peu nostalgique, voire réactionnaire, sur un
passé idéalisé. Ainsi, j'observe que dans Eloge du carburateur, il existe cette
opposition un peu tendancieuse entre un travail de bureau efféminé et un
travail à l'atelier, où l'on glorifierait une sociabilité virile, sans
chichis... Il y a là un fantasme du retour à la différence des sexes, à
l'ancienne, qui est un peu dérangeante...» Un enfant, c'est un papa et
une maman ? Un travail, c'est une main et un marteau ?
De même, Yves Michaud
s'oppose à la distinction opérée par David Graeber entre métiers productifs
(éboueurs, mécaniciens, infirmières...) et non productifs (attachés de presse,
avocats d'affaires, managers...) «Je ne crois
pas du tout que cette opposition soit pertinente. Le vrai problème,
aujourd'hui, est de redonner du sens au travail quel qu'il soit, manuel ou
intellectuel. Il faut le débureaucratiser, simplifier des organisations
inutilement complexes, redondantes, hiérarchisées. Redonner le sens de
l'autonomie aux travailleurs. C'est un problème de management, qui n'est pas
lié au contenu du travail lui-même...»
Le philosophe fait
d'ailleurs remarquer que des artisans manuels comme Crawford, qui répare de
vieilles motos, sont devenus des travailleurs très minoritaires, qui exercent
pour l'industrie du luxe, et dont le parcours ne saurait représenter un
modèle...
Comme le dit Anne
Rambach : «Il est absolument absurde de penser
que tout le monde pourrait devenir artisan ou travailleur manuel ! Ces métiers
sont très durs, très fatigants et, en outre, ils exigent souvent une vraie
compétence et une vraie vocation. En fait, si le travail manuel - bricolage,
jardinage, cuisine - intéresse autant les gens, c'est justement parce que c'est
un hobby. On s'y adonne d'autant plus qu'on se désintéresse d'un travail qui a
perdu tout son sens. Il ne saurait constituer un idéal professionnel !»
Bref, tout le monde ne
deviendra pas réparateur de vieilles motos. Si vous souffrez dans votre
profession «intellectuelle», il va falloir rendre votre «job à la con» un peu
moins con (si c'est possible et si vous en avez toujours un), tout en vous
consacrant à vos heures perdues, et pour votre plus grand plaisir, à réparer
vous-même vos toilettes qui fuient...
La vérité vraie sur le travail de
bureau
L'anthropologue David
Graeber a déterré une vérité qui dérange. Comme le dit l'auteur de Dette :
5 000 ans d'histoire (Les Liens qui libèrent), les progrès immenses de
productivité auraient dû nous amener à travailler quinze heures par semaine,
ainsi que l'avait prédit Keynes dès les années 30 (ce que martelait aussi
Jeremy Rifkin dans les années 90 avec la Fin du travail). Que s'est-il
passé ? Comme le capitalisme et la morale commune ont horreur du vide, le
système a engendré, selon Graeber, tout un tas de métiers insignifiants censés
nous occuper : «Le secteur qui a augmenté
le plus étant celui des services, des emplois administratifs et des
fonctionnaires.»
Résultat : les
salariés ont des horaires très soutenus, bien qu'ils effectuent leur travail
réel en deux ou trois heures par jour, «passant le reste de leur temps à aller
dans des séminaires de motivation, à mettre à jour leur page Facebook ou à télécharger
des séries télé». Tant d'études pour en arriver là ? Vite, donnez-nous une
clé de 12 pour faire enfin quelque chose d'utile !
Après le Gymnase Club, le Brico
Club !
Les tech shops,
makerspaces et autres fab labs sont la nouvelle lubie aux Etats-Unis. Dans ces
ateliers high-tech, situés à chaque coin de rue, qui proposent des outils
sophistiqués au grand public (il suffit d'être abonné, comme dans un club de
gym), chacun peut imaginer et créer les objets qu'il souhaite. Selon certains,
ces nouvelles pratiques vont révolutionner l'industrie manufacturière en
Amérique. Prototypes, meubles, électroménager, habits en tout genre...
Voici venu l'ère des
makers (les gens qui fabriquent des choses), selon le titre du livre à succès
de Chris Anderson, ex-rédacteur en chef à Wired, geek qui a retrouvé les joies
du fait main. Le premier fab lab s'est installé en France à Gennevilliers, dans
les locaux de la fac. On peut, entre autres, s'y initier aux machines à découpe
laser et surtout aux imprimantes 3D, véritable établi miracle de
l'ère 2.0. Bricorama n'a qu'à bien se tenir.
Photo-CHAMUSSY/SIPA
Source marianne.net
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