Influence des séries sur nos vies
Quand tout le monde, ou presque, suit au moins
une ou deux séries, notamment en politique. Difficile d'échapper à leur
empreinte quotidienne dans les médias, dans l'actualité, dans nos vies.
Homeland», c'est l'une
des dernières séries à la mode. On y suit le retour au pays d'un marine
américain, ex-prisonnier d'Al-Qaida, que tout le monde croyait mort depuis huit
ans. Un retour qui éveille la suspicion d'une agente de la CIA, persuadée que celui-ci
a été «retourné» durant sa détention. La paranoïa «Homeland» aurait-elle gagné
Marine Le Pen ?
Au lendemain de la
libération des quatre otages français détenus au Niger depuis 2010, la
présidente du FN, interrogée par Europe 1, fait cette déclaration...
«étonnante» : «Ces images m'ont laissée
dubitative. [...] Les deux qui portaient la barbe taillée d'une manière qui
était tout de même assez étonnante... L'habillement était étrange... Cet otage
avec le chèche sur le visage, tout ça... Ça mérite peut-être quelques explications
de leur part. Ça a laissé, je crois, une impression étrange aux Français...»
S'ensuivront une
flopée d'articles sur les sites d'information avançant tous plus ou moins la
même question : Marine Le Pen a-t-elle trop regardé «Homeland» ? La présidente
du Front national s'en défend, nie connaître la série. Serions-nous à ce point
intoxiqués par les séries télévisées pour que la fiction s'invite ainsi dans
l'actualité ?
Depuis quelque temps
déjà, le phénomène est devenu difficile à ignorer. On peut à la rigueur choisir
de ne pas en regarder, mais, à moins de vivre en ermite et de réduire ses
interactions sociales au strict minimum, les séries surgiront fatalement au détour
d'une conversation. On en parle entre amis, entre collègues à la machine à
café... Les références «sériesques» se multiplient. «Franchement, c'est dur de
survivre dans un monde où tout le monde suit au moins une ou deux séries»,
confesse un internaute en commentaire d'un article sur le sujet.
Si ce qu'on appelait
autrefois un feuilleton n'a, en soi, rien de nouveau, l'engouement généralisé
que suscitent les séries télévisées, lui, n'est pas plus vieux que les
plates-formes de streaming qui permettent leur visionnage en quelques clics
seulement. L'accessibilité a été indéniablement vecteur de popularisation
puisque télécharger sa série sur Internet ou la regarder en streaming permet de
s'affranchir des contraintes que représentent un horaire fixe de diffusion, des
pages de publicité et un doublage des voix originales. Mais il convient aussi
de souligner une offre de qualité. La chaîne américaine HBO représente cette
caste de séries haut de gamme, excellemment écrites et réalisées au point de
rivaliser avec les standards en vigueur dans les salles de cinéma. Grâce à
«Band Of Brothers», «Sex And The City», «Six Feet Under», «The Wire» ou encore
«Game Of Thrones», la chaîne payante a su acquérir une renommée prestigieuse en
matière de production de fictions télévisuelles. Dans son sillon, toute une
nouvelle génération de séries télévisées a vu le jour. Une offre sur mesure,
permettant à chacun de trouver chaussure à son pied.
"Saisons" politiques
A tel point que nos
dirigeants ont eux aussi succombé à la fièvre des séries. On l'a oublié, mais,
avant Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy lui-même y était allé de son petit clin
d'œil. En octobre 2011, alors que, depuis l'Elysée, il est interrogé en direct
sur TF1 et France 2, il se lance dans une leçon de géopolitique pour les nuls :
«Il s'est passé un phénomène depuis trente ans : les grands pays émergents -
Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud, Mexique - ont des populations à nourrir,
et il est bien normal qu'ils veuillent leur part du progrès. Quand vous
regardez la série récente, "Borgia", là, on voit que le concert des
nations du monde au XVIe siècle, c'était quatre, cinq pays : ça se discutait
entre l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, l'Angleterre et la France. Aujourd'hui,
nous sommes au XXIe siècle, et donc tous les pays veulent leur part du
progrès.» Braudel est loin... Aujourd'hui, nous sommes au XXIe siècle, et donc
nos dirigeants politiques ne se réfèrent plus à une histoire qu'ils sont
pourtant censés connaître, mais illustrent leurs analyses grâce à... des séries
télé. On peut se demander s'il s'agissait pour Sarkozy, en citant «Borgia», de
«faire peuple». Mais il semble que notre homme se soit vraiment découvert une
passion pour les séries.
Aux Etats-Unis, Barack
Obama ne cache pas son admiration pour «The Wire», alias «Sur écoute» dans la
langue de Molière. En pleine affaire Snowden, voilà une confession qui ne
manque pas de sel (lire l'encadré ci-dessous) !
Même la manière de
relater l'actualité politique dans les médias s'inspire ouvertement des codes
en vigueur dans la narration des séries télévisées. Il suffit pour s'en
convaincre de relire les traitements des affaires DSK ou Cahuzac : teasing,
mise en scène de personnages secondaires, révélations en cascade... Les
«saisons» se succèdent à un rythme endiablé. Et si la tempête se calme, on
simule de l'agitation, en s'inspirant du petit écran : prise de vues caméra à
l'épaule, tout en décadrages/recadrages violents dans un épisode de
«Vingt-quatre heures chrono», titres tonitruants et montée en épingle de faits
mineurs en version papier... Tout est bon pour maintenir le public en haleine,
la tension (l'attention) ne doit jamais retomber.
Drama ou telenovelas ?
Les séries policières
type «Les Experts» ont également eu une double influence sur la réalité. Si,
d'une part, les citoyens ont développé quelques bons réflexes qui sont utiles à
la police dans son travail de tous les jours (par exemple, ne pas «salir» une
scène de crime), ils réclament aussi des résultats immédiats. «Nous ne sommes
pas dans une série américaine, s'est énervé mercredi 20 novembre un des
commissaires de police traquant le tireur recherché dans tout Paris. On ne peut
pas visionner des milliers d'heures d'enregistrement vidéo en cinq minutes.» La
police aura quand même mis moins de trois jours pour arrêter le suspect.
Une expression a même
été trouvée pour définir l'influence qu'exercent les «NCIS» et autres sigles
judiciaires : «The "CSI" Effect» («l'effet "Les Experts"»).
Les policiers ne sont pas en reste puisqu'une vingtaine de fonctionnaires du
Mans ont suivi cette année une journée de formation en synergologie, science
qui étudie le langage corporel à laquelle a recours le héros de la série
«Mentalist». La tentation est grande de corréler cette initiation avec la
diffusion de cette série sur TF1 depuis quelques années. Dans d'autres
registres, les thèses conspirationnistes qui irriguent tout un pan d'Internet
doivent beaucoup à la mythologie développée durant une décennie par la série
«X-Files». Quant à la colocation, ce mode de vie souvent imposé est devenu
sympathique à la suite de la diffusion de 10 saisons de «Friends». Enfin,
certains shows télévisés à succès ont influencé le choix de prénoms d'enfants :
il y a eu, par exemple, une explosion du nombre de Brandon, Brendan, Kelly et
Dylan après la diffusion française, en 1992, de «Beverly Hills 90210». Plus
proche de nous, des petits veinards vont devoir supporter une vie durant les
prénoms de Daemon à cause de «Vampire Diaries», et Khaleesi, la faute revenant
cette fois à «Game Of Thrones».
Il ne faut pourtant
pas imaginer que les scénaristes des séries télévisées sont désormais les
architectes du monde. Frédéric Martel, auteur du livre Mainstream, ne voit pas
dans les séries américaines le bras armé de la globalisation culturelle qui
viendrait façonner insidieusement nos comportements. Certes, «Game Of Thrones»
est très prisé par le public occidental, mais ne demandez pas à un Japonais, un
Africain ou un Chilien de se reconnaître dans nos héros médiévaux. Ils ont
leurs productions locales, drama pour les uns, telenovelas pour les autres, et
ce sont les pérégrinations des acteurs aux modes de vie similaires aux leurs
qui intéressent les autres populations. Voilà pourquoi la révélation du passé
nazi de Horst Tappert, acteur qui jouait Derrick, a été prise comme une
tragédie nationale en Allemagne.
«Plus belle la vie»,
un bel exemple de série populaire française, a sans conteste plus d'impact que
l'existence des prisonniers d'«Oz» ou des bikers de «Sons Of Anarchy». La
veille du premier tour de l'élection présidentielle, lors d'un meeting à
Marseille, le staff de François Hollande avait tenu à faire savoir que des
acteurs de la série s'afficheraient avec le candidat. Récemment encore, un
animateur filait la métaphore entre la primaire socialiste sur la Canebière et
les rebondissements de la sitcom phocéenne. Ce qui est franchement exagéré.
Même sortis du Cours Florent, les acteurs de «Plus belle la vie» jouent plus
justes.
Les séries nous
façonnent-elles ou utilisons-nous leurs archétypes pour nous présenter ? C'est
ainsi que l'on apprend sans surprise qu'Anne Hidalgo dévore «House Of Cards»,
série sur les jeux de pouvoir à Washington, et que Frédéric Beigbeder,
romancier et patron de Lui, cite «Californication», déboires d'un écrivain
obsédé sexuel. Pour le moment, à notre connaissance, aucun revenant en
politique n'a pourtant proclamé être un fan de «Walking Dead».
Obama et « vint-quatre heures chrono »
Barack Obama a-t-il
gagné la présidentielle américaine de 2008 grâce aux personnages de David
Palmer («Vingt-quatre heures chrono») et de Matt Santos («The West
Wing») ? Certes, le résultat du scrutin étatsunien relève sans doute d'une
chimie un brin plus complexe. Mais il est difficile de ne pas penser que
certaines séries télévisées ont au moins participé à la préparation des esprits
à l'avènement d'un président afro-américain au pays de l'Oncle Sam. Diffusée
entre 1999 et 2006 aux Etats-Unis, «The West Wing» narre, entre
autres, la campagne victorieuse de Matt Santos, un presque inconnu au charisme
ravageur. Premier président hispanique, démocrate, le fictif Santos rappelle à
de nombreux observateurs le bien réel Obama.
En 2008, les
similitudes entre ce personnage inventé et le candidat Obama ne tardent pas à
être pointées de la plume par de nombreux journalistes outre-Atlantique.
Certains s'amusent même à poster sur la Toile des vidéos montrant tour à tour
les discours prononcés par Obama et ceux prononcés par Santos dans la série. Et
les ressemblances sont flagrantes. Maurice Ronai, scénariste du documentaire
Mister President - qui dévoile les liens d'influence réciproque entre la
représentation fictive du président américain dans les films et les séries et
la politique américaine, la vraie -, parle de «rétroaction». Comprenez :
des allers-retours permanents entre fiction et réalité. Dans «Vingt-quatre
heures chrono», l'acteur Dennis Haysbert incarne le premier locataire noir de
la Maison-Blanche. Un Barack Obama avant l'heure, en somme. Or, les scénaristes
ont avoué s'être inspirés pour le rôle de l'ancien secrétaire d'Etat Colin
Powell. La «rétroaction» est parfaite : la réalité a influencé la fiction
qui, à son tour, quelques années plus tard, a influencé la réalité.
L’effet « Borgen »
Au Danemark, il y a
clairement un avant- et un après-«Borgen». Cette série télévisée, produite par
la chaîne publique danoise, met en scène l'ascension au pouvoir, les combats
politiques, médiatiques et personnels d'une femme charismatique, Birgitte Nyborg
(incarnée par Sidse Babett Knudsen). Dans le pays scandinave, la série a eu un
impact inédit.
Ainsi, la
sociale-démocrate Helle Thorning-Schmidt, première femme à devenir Première
ministre au Danemark, a réussi à se hisser au pouvoir en 2011, quelques mois
seulement après la diffusion de la première saison de «Borgen». Lorsque l'on
sait qu'à cette époque près de 2 millions de téléspectateurs (pour
5,5 millions d'habitants) regardaient, tous les dimanches soir, la série
télévisée, difficile de ne pas faire le lien : «Borgen», de par son
réalisme et sa justesse, a changé l'image des femmes en politique au Danemark.
Et ce n'est pas tout.
«Borgen» a aussi influencé les questions à l'agenda du vrai gouvernement
danois. Dans la troisième et dernière saison de la série (attention, spoilers),
diffusée début 2013, la rédaction d'une loi protégeant les droits des prostituées
est à l'étude. Conséquence, une députée conservatrice, bien réelle cette fois,
s'est emparée de la question pour provoquer un vrai débat dans le pays. Ses
opposants l'ont accusée de rebondir sur la popularité de «Borgen» pour se faire
connaître à son tour.
Signe de l'influence
de «Borgen» sur la politique au Danemark, la plupart des journaux danois ont
titré de la même manière, au lendemain de la diffusion de l'épisode final de la
série, le 10 mars 2013 : «Tak, Birgitte !» («Merci, Birgitte !»)
Reste à savoir si cette influence va durer : réponse en 2015, lors des
élections législatives.
Source marianne.net
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