L'apprentissage
des maths
L'apprentissage des
maths, un problème à résoudre.
Depuis la Révolution, la
France a choisi les maths pour dénicher ses futures élites. Mais, souvent
aride, leur enseignement rebute. Peut-on leur rendre un peu de magie ?
Comment j'ai détesté les maths : voilà un titre (celui du film d'Olivier Peyon, sorti en
salles le 27 novembre) qui parle à tout le monde. Moins une question,
d'ailleurs, qu'un constat clinique sur la place des mathématiques dans notre
pays : Olivier Peyon a haï les maths, et des millions de Français ont fait
comme lui, à Paris, Lille ou Marseille, hier comme aujourd'hui. Une détestation
quasi « naturelle » qui paraîtrait incongrue à des Chinois – parce qu'en Chine,
personne ne hait les maths. En France, si. Depuis longtemps.
Pour
l'historien des mathématiques Jean Dhombre, le terreau occidental dans lequel
ont poussé l'algèbre et la géométrie est en effet empoisonné. « Aristote, le père de tous les professeurs, disait
pis que pendre des mathématiques, explique ce professeur à l'EHESS. Les maths, c'était l'abstraction hors de la vie. Or,
l'harmonie, la capacité à vivre avec les autres ne peuvent dépendre d'une
abstraction : il n'y a pas de triangles dans la nature ! » Cette
défiance originelle se double vite d'une raillerie froide, cette fois
littéraire : « Les Grecs se moquaient de
l'esprit du mathématicien, ce type qui se crée des problèmes inutiles, comme la
fameuse quadrature du cercle évoquée par Aristophane dans Les Oiseaux. » Le pli est pris : le matheux, tout comme
l'avare avec son trésor ou l'astrophysicien qui, à force de regarder le ciel,
finit par tomber dans le puits, sera l'homme d'une idée fixe. Cette réputation
de vivre dans un monde à part le poursuivra longtemps – Rabelais ou La Fontaine
rient eux aussi de cet hurluberlu occupé à des choses irréelles – et puisque
les maths isolent du monde, on ne les enseignera pas. CQFD.
- Un outil de sélection
Tout
change en 1789. Que Robespierre, meilleur élève parmi les révolutionnaires,
n'ait jamais ouvert un livre de mathématiques n'empêche pas la Révolution de
faire entrer les maths à l'école et, plus important, d'en faire une discipline
hautement sélective. 1794 : création des écoles Polytechnique, Normale et des
Arts et métiers ! Le calcul est politique : «
L'idée est de juger les gens avec un thermomètre neutre, explique Jean
Dhombre. De ne plus les classer en fonction de
leur naissance ou de leur habileté à manier l'épée, mais sur leur capacité à
maîtriser les maths. » Laplace, Monge, Carnot et Fourrier –
révolutionnaires et forts en maths – donnent l'exemple. Les maths décollent.
Leur usage comme principe d'évaluation égalitaire suit son bonhomme de chemin
tout au long du XIXe siècle, avant de connaître un formidable succès après la
Seconde Guerre mondiale : « Pendant
l'Occupation, toutes les élites avaient flanché et soutenu Pétain,
rappelle Dhombre. On se demande alors : comment
choisir à l'avenir des élites qui ne commettent pas les mêmes erreurs ? Avec
les maths ! »
A partir
des années 1970, les maths se veulent encore plus égalitaires. On les dit «
modernes ». En changeant l'approche et le vocabulaire de la discipline, on
espère les rendre plus « pures » mathématiquement et plus accessibles aux
classes populaires. Mais c'est tout le contraire qui se produit ! Elles sont
devenues plus élitistes, abstraites et incompréhensibles que jamais, pour les
élèves comme pour… leurs profs. Elles ont même remplacé le latin et la dictée
dans le rôle du « briseur de rêves », ce juge de paix qui sépare le bon grain
(hier les forts en thème ; les matheux aujourd'hui) de l'ivraie (les autres).
Des milliers d'élèves, qui se rêvaient médecin, vétérinaire ou pilote, se
voient fermer la porte parce qu'ils ne comprennent rien au jargon « moderne
».
« Trouver des mots pour décrire des images mentales
– autrement dit expliquer les maths – est une chose difficile »,
reconnaît François Sauvageot. Professeur en mathématiques supérieures (math
sup), ancien de Normale sup et de Princeton et viscéralement opposé à la
sélection par les maths, il ne se fait pas à l'idée que sa passion traîne une
réputation d'aridité alors que lui la voit si accueillante. Mais il le comprend
: « En France, on enseigne les maths dans un
langage codé, un jargon austère qui isole l'élève : on ne se demande pas
concrètement comment se reproduisent les lapins, on théorise immédiatement avec
la suite de Fibonacci ! »
A Nantes,
où il enseigne, Sauvageot a créé un one-maths-show qui rend les problèmes de
maths amusants et surtout palpables (comme le font d'ailleurs les Chinois dès
l'école primaire) ! Il attaque la topologie algébrique par les nœuds du
magicien Houdini, demande à ses élèves «
comment accrocher un tableau avec trois clous, avec la certitude que le tableau
tombe si on en enlève un », et si l'énoncé faire rire les élèves,
assure-t-il, c'est gagné. Objectif déclaré : que les élèves comprennent mieux
le monde, la société, les assiettes des impôts ou les modes électoraux, toutes
choses qui ont une implication mathématique pour qui veut/peut bien la voir : « Prenez le système électoral uninominal à deux
tours, propose Sauvageot. Par
définition, ce système tue le centre, fait monter les extrêmes et radicalise
les deux camps. C'est mécanique ! » Pardon : mathématique.
Mais les
ruisseaux buissonniers ne changent pas le cours du fleuve : le prof d'élite
reconnaît qu'il passe beaucoup plus de temps sur des exercices barbants, dans
l'optique des concours de fin d'année, que sur l'étude du zéro et de l'infini.
Conclusion footballistique, comme le dit un des protagonistes du film d'Olivier
Peyon, la façon dont on enseigne les maths dans notre pays : « C'est comme si on demandait à un joueur de foot de
faire cinq années de jongles avant de l'autoriser à jouer son premier match »
!
- Plus qu'une matière, le reflet de notre vie
La
cicatrice aristotélicienne est mal refermée. Et s'il n'y avait que l'histoire
ou les techniques d'enseignement glaciales pour expliquer le désamour tenace
des écoliers français ! Mais l'inconscient s'en mêle... et l'équation devient
quasi insoluble. C'est une des pistes de travail de la psychopédagogue
(spécialisée en maths) Anne Siety. Les mots des maths, explique-t-elle, sont
lourds de sens, et nous touchent de plus près qu'on ne croit : « Ecoutons ce vocabulaire. On entend :
"repère", "identité remarquable", "zéro",
"vide", "infini", "dériver",
"opération", "matrice", "complexes",
"racines", "origine"… Autant de termes qui parlent de
l'humain dans ce qu'il a de plus intime. » L'abstraction des
mathématiques nous amène à remplir ces termes d'un contenu personnel, sans même
que nous nous en apercevions. Les blocages que nous rencontrons en maths nous
parlent de nous. Il faut les écouter. Et Anne Siety de raconter l'histoire d'un
garçon de 12 ans qu'on croyait incapable de calculer. En fait, il se trompait
chaque fois que le résultat attendu était négatif. Jusqu'à ce qu'il parvienne à
dire, en larmes, que trouver un nombre négatif, c'était comme perdre aux
billes. Avec ses copains, chaque fois qu'une partie de billes tournait mal pour
lui, il modifiait la règle du jeu.
Un
discours analytique qui fera peut-être sourire les incrédules. Pourtant, bien
des nœuds se défont quand on prend soin d'écouter les jeunes victimes de
l'algèbre et de la géométrie : « Leur grande
question, c'est : à quoi servent les maths ? », poursuit Anne Siety. Ils
y répondent en répétant consciencieusement ce qu'on leur a dit, que « les maths, c'est très important, pour construire
des fusées, pour acheter le pain... » Une ritournelle qui pèse. Quand on
fait remarquer à un élève que peut-être les mathématiques ne servent à rien –
ou du moins ne lui servent à rien pour l'instant –, son soulagement est
immédiat. Il se demande alors ce qu'il pourrait y trouver. Il est mûr pour le
détricotage, long et plein d'imprévus, du filet qui l'empêchait de comprendre.
« En fait, jusqu'en terminale scientifique, les maths
racontent ce qu'on sait déjà – traduit en théorie abstraite, rappelle
Anne Siety. Les rotations, on les connaît
depuis qu'on est monté sur un manège ; le point d'inflexion d'une courbe, on en
fait l'expérience sur les toboggans. Il s'agit juste de retrouver à quel
endroit c'est rangé en nous. Et de comprendre qu'un bon élève en maths, ce
n'est pas nécessairement celui qui trouve du premier coup – c'est souvent celui
qui accepte d'errer avant d'arriver à la solution. » Errer pour
transformer ces maths froides, lestées par la grande histoire et nos (par)cours
particuliers, en un lieu accueillant, joyeux. Errer pour (re)découvrir qu'en
fait, faire des maths, c'est délicieux.
Illustration : Jean
Julien pour Télérama
Source Télérama
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