Gérer l'au-delà numérique
Vu l'importance capitale qu'a pris le support
digital dans nos vies, des sociétés proposent de gérer notre testament
numérique. Voire de maintenir notre existence sociale après notre mort.
Lorsqu'il s'est
connecté à Facebook quelques semaines après la mort de sa tante, Paul Golding a
reçu un message l'invitant à reprendre contact avec elle. "C'était
bizarre", commente-t-il sobrement.
Il a alors suggéré à
ses cousins de fermer son compte Facebook. Mais ils ne connaissaient pas le mot
de passe de leur mère et, submergés par le chagrin, se sentaient incapables de
s'occuper de ses effets immatériels.
En réfléchissant à
leur problème, M. Golding, qui était consultant en technologies, s'est dit
qu'il y avait quelque chose à faire dans le domaine de l'administration de
biens numériques. Il y a 18 mois, il a créé Cirrus Legacy avec son frère.
Ce ne sont plus
seulement votre maison, vos actions et vos effets personnels que vous laissez
derrière vous à votre mort. Il y a aussi votre compte Twitter et les codes
d'accès à vos comptes en banque, et peut-être même votre inscription secrète à
un site de paris en lignes, voire à des pages plus osées. Voudriez-vous que
votre épouse, votre mère, votre fils ou votre fille tombe dessus ?
Des agences comme
Cirrus s'engagent à gérer les détails de votre succession numérique en
consignant vos mots de passe et vos dernières volontés sur qui aura accès à
quoi, ainsi qu'à inclure vos instructions dans un testament concernant vos
biens immatériels. Un administrateur de biens numériques - un service offert
par de plus en plus de notaires - peut vous aider à désigner un exécuteur
virtuel, ou plusieurs, pour appliquer vos instructions.
Accéder aux données numériques des proches défunts
Ce sont les
conséquences de la mort de Justin
Ellsworth, un marine américain tué par une bombe sur une route irakienne,
qui ont poussé Jesse Davis et Nathan Lustig, deux étudiants de l'Université du
Wisconsin, à créer Entrustet en 2008. La famille d'Ellsworth avait dû
poursuivre Yahoo devant les tribunaux pour obtenir l'accès aux courriels du
défunt, et obtenu gain de cause.
L'idée derrière la
création d'Entrustet était d'éviter aux proches de devoir intenter une action
en justice pour pouvoir accéder aux données numériques de leurs défunts, et
d'aider les gens à organiser la transmission de leur patrimoine virtuel aussi
bien que celle de leurs biens matériels. "Les effets numériques sont des
choses bien réelles qui peuvent avoir une valeur sentimentale ou
pécuniaire", explique M. Lustig.
"Neuf fois sur
dix, [les mots de passe et les données numériques] sont gravés dans la tête des
gens", souligne M. Golding. "Et comme l'homme est fainéant, il est
rare qu'il les écrive. Et si par hasard il le faisait, est-ce qu'il les tiendrais
à jour ?"
Certains des clients
de M. Lustig étaient ce qu'il appelle des "personnes à haute valeur
Internet", des gens qui gardaient "beaucoup de choses sur le
Net". Ils se divisaient plus ou moins en deux catégories. La première,
c'était les mères d'enfants de moins de quinze ans, qui archivaient toute la
vie de leur progéniture sur des supports numériques : "Comme elles avaient
peu de photos sur papier, tout ce qui concernait leurs enfants pouvait
disparaître avec elles", explique-t-il.
La deuxième catégorie
se composait de membres de professions libérales qui ne partagaient pas leurs
données numériques. Cette catégorie s'est fortement étoffée après la mort
soudaine d'un directeur d'agence de publicité. Un mois plus tard, le nom de
domaine de l'agence devait être renouvelé, or le mot de passe avait disparu
avec lui. Cela a donné à M. Lustig l'idée de proposer un service post-mortem
autorisant sa compagnie à négocier avec les sociétés informatiques au nom d'un
associé ou d'un proche d'un défunt pour toutes les questions liées aux biens
numériques de ce dernier.
Une vie sociale après la mort
L'administration de
biens numériques n'est qu'une possibilité parmi d'autres pour ceux qui ont
l'esprit d'entreprise. Des sites comme Legacy.com proposent à leurs
utilisateurs de rédiger des messages qui seront envoyés après leur décès avec
des photos, des vidéos et des enregistrements audio. Des services comme LivesOn et DeadSocial enverront des tweets et
actualiseront votre statut Facebook et vos blogs même lorsque vous ne serez
plus.
Evan Carroll et John
Romano sont des concepteurs de logiciels installés en Caroline du Nord. Ils
dirigent un site nommé TheDigitalBeyond.com et ont publié un livre, Your
Digital Afterlife [Votre vie numérique après la mort], qui donne des conseils
sur le sujet. "Nous avons créé un blog en 2008 pour informer les
consommateurs parce que personne ne s'occupait de la mort numérique ou de la
vie numérique après la mort. La question s'était posée à l'époque pour des
jeunes gens qui avaient connu une fin prématurée", explique M. Carroll.
Mais, ajoute-t-il, cela a changé avec le vieillissement de la génération
Internet et l'accroissement de la popularité des médias sociaux auprès des
populations plus âgées.
Cette année, Google a
lancé un nouveau service, Inactive
Account Manager, qui permet à l'entreprise de savoir ce qu'elle devra faire
des biens numériques de ses utilisateurs lorsqu'ils auront disparu ou ne
pourront plus utiliser leur compte à cause d'une incapacité physique ou
mentale.
Ce secteur a pris de
l'ampleur. L'année dernière SecureSafe,
le spécialiste suisse de la sécurité informatique, a acheté Entrustet. Après
avoir vendu son entreprise, M. Lustig a fait une pause dans sa vie
professionnelle.
Il dit avoir
"sous-estimé à quel point les gens détestent parler de la mort". Il
se souvient qu'une avocate spécialisée dans le droit des successions lui a
confié un jour que "lorsqu'elle obtient des gens qu'ils rédigent leur
testament - des gens qui se préparent effectivement à disparaître -, la plupart
refusent de dire : 'Quand je serai mort'. Ils la corrigent et insistent pour
qu'elle écrive : 'Si je meurs'."
Selon M. Lustig, la
plupart des personnes qui avaient souscrit aux services d'Entrustet ne
consultaient pas particulièrement les sites pornographiques et n'avaient pas
non plus d'addiction aux paris. Ils cherchaient plutôt à protéger leurs proches
d'éventuels malentendus : "Par exemple, ils ne voulaient pas que leur
femme lise les courriels dans lesquels ils se plaignaient d'elle à leur
mère", explique-t-il. "Les courriels servent parfois à évacuer les
tensions, et il y a des choses que vous ne voulez peut-être pas que votre femme
lise après votre mort."
Un risque financier
M. Golding souligne
que les comptes secrets peuvent parfois causer des problèmes financiers :
"Disons que je suis votre mari, que j'ai un compte sur un site de
day-trading [technique qui consiste à miser en bourse sur une courte période
pour multiplier les transactions et les plus-values], que j'ai parié 5 euros
par point sur une hausse de la bourse et que les cours s'effondrent. Etes-vous
au courant que j'ai ce compte ? Et que chaque fois que la bourse perd un point,
c'est votre héritage qui diminue ?"
Organiser la
succession de biens numériques a poussé M. Lustig à adopter une attitude plus
"mûre" face à la mort. Troublé par les témoignages des proches
affirmant que les défunts "regrettaient de ne pas avoir voyagé davantage,
de ne pas avoir eu un travail leur plaisant davantage ou de ne pas avoir invité
telle fille à sortir", il a saisi l'occasion offerte par le programme
d'aide aux start-ups lancé par le gouvernement chilien et s'est installé à
Santiago et s'est juré d'utiliser ses connaissances technologiques pour
"s'occuper de vrais problèmes".
"...et là, je vous laisse un lien vers mon testament" - Dessin de Langer.
Source Courrier International
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