Entretien avec Emmanuel Todd
"Les bonnets rouges, une chance pour la
France"
L'anthropologue et historien, coauteur du
"Mystère français", revient sur la révolte bretonne. Une action à ses
yeux pleine de promesses quant aux capacités de résistance du pays.
- Marianne : Il y a un an avec Hervé Le Bras vous avez publié «le Mystère français», une analyse approfondie de la situation de la France. Ce travail soulignait les particularités de la Bretagne. A ce moment-là, pouvait-on imaginer que cette dernière se révolterait ?
Emmanuel Todd :
Dans notre livre, la Bretagne est très présente pour des raisons rationnelles
et irrationnelles. Elle occupe incontestablement une place particulière en
France. Ses systèmes familiaux sont très divers, ses performances scolaires
sont étonnantes. C'est désormais la région la plus à gauche, un bastion du
Parti socialiste, le PS y ayant migré de ses terres du Nord et du Sud. Du côté
sentimental, à des degrés divers, Hervé Le Bras et moi-même avons des origines
bretonnes et passons beaucoup de temps là-bas.
La Bretagne offre un
exemple extrême mais caractéristique de basculement dans la révolte d'une
région que les commentateurs percevaient comme prospère, de gauche, européiste
et stable. Notre livre a été trop rapidement analysé comme une radiographie de
la France qui va bien, en opposition à celle qui va mal. Les régions qui
allaient bien, selon cette lecture, étaient les anciens bastions catholiques,
ou de «catholicisme zombie». La pratique religieuse catholique, forte jusque
vers 1960, y a tardivement disparu mais a laissé subsister une forte aptitude à
la coopération - des communes, des groupes professionnels, par exemple -, bref
une forte intégration locale. Le reflux récent de la religion y a surtout
libéré un dynamisme spécifique. Depuis la réforme protestante, et encore plus
depuis la Révolution de 1789, le catholicisme était arc-bouté contre la
modernité. Sa disparition a libéré une énergie positive. Aujourd'hui, les
régions «catholiques zombies» ont de meilleurs résultats éducatifs, des taux de
chômage plus faibles, une meilleure résistance à la crise économique. Mais ce
que le Mystère français suggérait, c'est seulement que les régions catholiques
zombies allaient moins mal que les régions de vieille laïcité, pas qu'elles
allaient bien. La crise touche tout le monde, le vide du pouvoir est visible
partout.
- Mais la révolte ?
Emmanuel Todd :
Nous y arrivons. Cette région lancée sur les rails de l'européisme est
aujourd'hui touchée de plein fouet par la logique européenne du jeu sur le coût
du travail, sous contrainte de l'euro. Et nous constatons que son dynamisme
culturel donne à cette région la force de la révolte. Les historiens savent
bien que les révolutions sortent du progrès, pas de la régression. La tradition
d'entraide et de solidarité héritée du catholicisme contribue à l'efficacité de
la protestation. A cela vient s'ajouter un autre élément de cohésion : la
Bretagne est une région où l'immigration ne compte pas. Il suffit de feuilleter
l'annuaire du Finistère pour s'apercevoir que les noms y sont massivement
bretons. Ces milieux populaires ne sont pas divisés par l'immigration. Cette
société politique n'est pas désorganisée par le Front national, insignifiant
régionalement. Ce que montre paradoxalement la révolte bretonne, c'est à quel
point le FN, parce qu'il divise les Français, est une aide au système, fait
partie du système. Quand le FN n'existe pas, la société a la cohésion
nécessaire à la révolte.
- On peut donc conclure que, parce que la Bretagne est «à la pointe de la modernité», elle est à la pointe de la révolte ?
Emmanuel Todd :
Oui, c'est assez bien résumé, mais attention, il faut se méfier de toute
caricature. La Bretagne est aussi une France en miniature. C'est une région
très diverse. La partie du Finistère la plus concernée n'est pas n'importe
quelle Bretagne. C'est une région catholique certes, mais où ont toujours
existé des poches de gauche importantes.
- Dont des poches communistes...
Emmanuel Todd :
Oui, une poche de communisme rural, centrée sur la partie ouest des
Côtes-d'Armor mais qui atteignait l'intérieur du Finistère autour de Carhaix.
Et, faut-il le rappeler, le PC a une tradition plus nationale centraliste que
le PS régionalisant. Le pays bigouden, au sud-ouest de Quimper, a un fond
républicain. Et tout cela ne date pas d'hier : dans son Tableau politique de la
France de l'Ouest sous la IIIe République (1913), André Siegfried soulignait le
potentiel républicain de la Bretagne. Il montrait que le département du
Finistère était, par la présence de la marine nationale à Brest, directement
relié à Paris. L'interprétation de la révolte en termes d'autonomisme breton,
malgré l'omniprésence du gwenn ha du, le drapeau blanc et noir breton, est absurde.
La réalité profonde du mouvement n'est pas dans Christian Troadec, maire
bretonnant de Carhaix, mais dans le fond rouge de sa région qui ne relève
effectivement pas d'un type socialiste banal. L'identité bretonne combine, sans
contradiction, fidélité à la Bretagne et loyauté envers la France.
- On reproche aussi à cette révolte de ne pas être très cohérente...
Emmanuel Todd :
C'est incontestable, les revendications sont floues. Mais comment cette révolte
pourrait-elle être cohérente puisque l'idéologie au pouvoir elle-même n'est
plus cohérente, en cette période crépusculaire d'échec de l'euro, dans une
province qui croit à l'Europe ? De toute façon, une révolution n'est jamais
cohérente dès le départ. Toutes les oppositions s'expriment et les forces
dominantes n'apparaissent que par étapes. Je propose un début de clarification
conceptuelle : on pourrait dire que la Bretagne des producteurs, ouvriers et
patrons, affronte le Paris des prédateurs, les banques et l'Etat, banques et
Etat étant désormais contrôlés par les mêmes inspecteurs des finances.
- Qu'est-ce que vous répondez à ceux qui attendaient plutôt une révolte des banlieues ?
Emmanuel Todd : Je
répondrai qu'il y a déjà eu une révolte des banlieues, en 2005, qui relevait
d'une même logique : l'abandon de régions entières par les élites et les
groupes nationalement dominants. La révolte des banlieues a d'ailleurs aussi
démarré, autour de Paris, dans une région où le Front national ne compte plus,
cette fois-ci parce qu'il y avait déjà eu tant d'immigrés que la question de
l'immigration était dépassée. Ça se confirme : la faiblesse du FN permet la
révolte. Le FN sert le statu quo : Marine Le Pen et l'UMPS, même combat.
- Comment expliquer la phrase de Mélenchon : «A Quimper, les esclaves manifesteront pour les droits de leurs maîtres» ?
Emmanuel Todd :
Mélenchon s'est démasqué. Il montre son appartenance aux élites parisiennes et
son mépris du peuple. Certes, la stupéfaction est la même partout, spécialement
à gauche. La CFDT nationale a développé un hallucinant discours antipatrons
bretons, assez amusant quand on se souvient de la façon dont la CFDT a aidé
Hollande et le patronat à rendre plus «flexible» le marché du travail. Mais au
moins peut-on voir dans l'hostilité de la CFDT à la révolte sociale une trace
du catholicisme de la CFTC, avec son respect de l'autorité, sa préférence pour
la collaboration des classes. «Merci, notre maître»...
Le cas Mélenchon, lui,
ne correspond à rien de connu. Cet homme se gargarise du mot «révolution» mais
traite des révoltés porteurs de bonnets rouges d'«esclaves», il est insensible
à la symbolique du rouge et du bonnet dans un contexte français et non seulement
breton. Il semble d'ailleurs dépourvu d'une culture révolutionnaire minimale :
les révolutions naissent toujours dans l'ambiguïté. La Révolution française a
commencé par une révolte des parlements au nom d'une idéologie qui n'avait rien
de progressiste. Quant à son discours anticlérical, c'est l'élément stable de
sa doctrine, puisqu'il rejette aussi la révolte tibétaine au nom de
l'anticléricalisme... Loin d'être un révolutionnaire, Mélenchon est un
petit-bourgeois radical-socialiste qui n'aime pas le désordre. Avec lui, la
gauche de la gauche est vraiment mal barrée.
- Le groupe Les Economistes atterrés ont aussi condamné cette révolte «archaïque» qui «refuse les contrôles et les taxes»...
Emmanuel Todd : La
condamnation est ici différente : ils refusent le rejet de l'impôt. Ils ont
raison de se méfier. Durant les trente dernières années, le rejet de la
fiscalité a été une revendication constante de la droite ultralibérale, c'est
aujourd'hui celle du Tea Party américain, la droite extrême du Parti
républicain. Il faut bien sûr sauver la protection sociale et donc son
financement par l'impôt. Reste que bien des révolutions commencent par une
crise fiscale et un rejet de l'impôt injuste. En 1789, l'exemption fiscale de
la noblesse et du clergé a mené à la banqueroute et à la convocation des états
généraux. On connaît la suite. La révolution anglaise a commencé parce que
Charles Ier a dû convoquer le Parlement pour obtenir les impôts nécessaires à
la répression d'une révolte écossaise. Tiens, l'Ecosse, avant la Bretagne, un
véritable festival interceltique...
Mais nous entrons dans
une période nouvelle. Il faut voir à quoi servent les prélèvements
obligatoires. Au financement de l'Etat social et des nécessaires biens communs,
bien sûr. Mais l'impôt, de plus en plus, permet aussi de servir les intérêts
d'une dette publique qui n'est plus légitime. Le prélèvement fiscal sert
désormais aussi à donner de l'argent à des gens qui en ont déjà trop. Nous
sommes confrontés à une ambivalence de l'impôt, à une ambivalence de l'Etat,
serviteur à la fois de l'intérêt collectif et d'intérêts privés, d'intérêts de
classe, diraient les marxistes. Il faut clarifier la situation, nous ne
couperons pas à un débat sur la légitimité de l'impôt.
Deuxième problème de
légitimité de l'impôt, l'Europe. Dans un cadre strictement national, le vote du
budget par les députés légitime l'impôt, sans discussion possible. Mais le
transfert à Francfort du pouvoir de création monétaire dépossède en pratique les
députés de leur contrôle du budget. Les instances bruxelloises, aujourd'hui
sous contrôle idéologique allemand, exigent un contrôle de ce budget. L'impôt
est de ce fait déligitimé au sens où la théorie de la démocratie représentative
conçoit la légitimité. Il y a là un vaste champ de réflexion pour la
philosophie politique. Mais, honnêtement, le bon sens immédiat nous permet de
voir que cette écotaxe, dont le prélèvement doit être assuré par le secteur
privé après une négociation douteuse, n'a rien à voir avec l'impôt légitime et
noble de l'Etat social.
- Quelles sont les évolutions possibles de cette révolte ?
Emmanuel Todd :
Après la révolte des banlieues, la révolte bretonne marque une étape dans la
dislocation du système social et politique français. Il me semble que nous
avons franchi un seuil parce que la capacité des classes dirigeantes françaises
à protéger leur peuple n'est plus du tout évidente. C'est l'effet de la crise
qui dure depuis 2008 et de la montée en puissance de l'Allemagne à l'intérieur
du système européen. Dans les déclenchements révolutionnaires, il y a souvent,
avec l'impôt, la question nationale, dimension révélée en creux par la présence
du drapeau breton. Une classe dirigeante est en danger si elle apparaît
internationalement ridicule. La Grande Jacquerie trouve son origine dans
l'incapacité des chevaliers français à faire face aux archers anglais, la
révolution russe ne peut s'expliquer sans la défaite face aux armées
allemandes.
Nous ne sommes pas
loin de cette situation en France. Nous vivons une déroute industrielle et nos
dirigeants n'en finissent pas de se ridiculiser sur la scène internationale.
Moscovici accepte sur Chypre un accord qu'il ne comprend pas, Fabius tente de nous
entraîner dans une guerre syrienne pour finir éjecté par les Russes de la
négociation. Quant à Hollande, il semble moins président de la République
française que vice-chancelier du système allemand. Aucun pouvoir ne peut
survivre dans la durée à l'appauvrissement économique et à l'humiliation
nationale. Les commentateurs français ont du mal à comprendre pourquoi Angela
Merkel est si populaire dans une population allemande qui ne profite pas des
succès allemands à l'exportation. Tout simplement parce que l'Allemagne vit le
contraire d'une humiliation nationale : la gratification nationale d'être
redevenue dominante en Europe et de voir les autres obéir.
- Mais la Bretagne là-dedans ?
Emmanuel Todd : La
révolte bretonne est une chance pour la France... Une révolte dans la grande
région socialiste et européiste, au cœur du conformisme qui paralyse la France
! Le véritable enjeu maintenant est idéologique. Si les Bretons s'aperçoivent
que l'Europe est leur problème, que leurs vrais concurrents sont les Roumains
et les Allemands qui importent ceux-là à 5 € l'heure, le système idéologique
explose, et là, tout est ouvert... Les classes dirigeantes françaises ne
peuvent plus défendre l'euro, il est liquidé et la France, toutes énergies
libérées, revient dans l'histoire.
Source marianne.net
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