Quand le gouvernement
stigmatise les retraités
Étrange philosophie sociale du
gouvernement français : face à « ceux qui travaillent » chers à
Macron, on montre du doigt les « pensionnés », évitant de rappeler
que ce sont « ceux qui ont travaillé ».
Le
gouvernement vient de « découvrir » l’existence des 720 000 pensionnés des
maisons de retraites et des EHPAD dont certains risquent d’être sévèrement
affectés par l’augmentation de la CSG. Sans commentaire.
Au-delà
de l’improvisation et de l’incompétence du gouvernement concernant l’ensemble
des conséquences sur toutes les retraites frappées par une hausse – plus ou
moins compensée – de 10% en moyenne des prélèvements obligatoires, autrement
dit des impôts, on peut s’interroger sur la très étrange conception
philosophique de la société qui conduit des dirigeants à adopter de telles
mesures budgétaires.
ACTIFS CONTRE PENSIONNÉS ?
Le
clivage entre les « actifs » et les retraités – autrement dit les
non-actifs, les oisifs, en un mot les « fainéants » – aboutit à une
discrimination invraisembable qui défie le bon sens. Selon le chef du
gouvernement et les ministres impliqués dans ce racket, il s’agirait , de
récompenser « ceux qui travaillent ». Soit. Il ne viendrait à l’idée de
personne de contester le bien fondé de cette mesure.
Mais au
nom de quoi une catégorie de Français, déjà taillés et taillables à merci,
devraient-elle sacrifier une partie de son pouvoir d’achat pour remédier à une
situation dont elle n’est aucunement responsable ?
DES ÉLÉMENTS DE LANGAGE DÉVALORISANTS POUR LES
RETRAITÉS
La
réponse fallacieuse est donnée dans les « éléments de langage » et dans la
langue de bois utilisée pour éviter à tout prix d’employer l’expression
« ceux qui ont travaillé », seule périphrase pouvant faire
rigoureusement pendant à la formule inlassablement répétée : « ceux qui
travaillent ».
Au prix de circonlocutions parfois cocasses, nos
gouvernants s’évertuent à gommer ce qui est pourtant au centre de la politique
actuelle, à savoir la fameuse valeur travail. D’une façon qu’ils
croient habile, ils jouent sur l’ambiguïté de cette notion, à la fois concept
économique et notion morale. Au nom de la morale, le pensionné serait un
parasite inactif vivant aux dépens d’un actif moralement respectable et acteur
économique !
Si l’on
comprend bien, la valeur travail,
tant célébrée, sanctifiée et glorifiée par le néo-libéralisme, se conjugue au
présent mais pas au passé : « Tu
travailles, tu seras récompensé. Tu as travaillé, tu seras puni ».
STIGMATISER LES RETRAITÉS
Ce
raisonnement spécieux permet de stigmatiser le retraité en effaçant totalement
ce qui le définit spécifiquement comme tel, à savoir comme quelqu’un qui a
travaillé, c’est-à-dire comme un actif qui, pendant des décennies de labeur, a
incarné et respecté la valeur travail, dans son sens économique et dans son sens moral.
Sur le
plan philosophique et éthique, la ségrégation du gouvernement est donc
incompréhensible et contradictoire car une valeur qui péricliterait au bout
d’un certain temps (environ 40 années) ne serait évidemment pas une valeur.
UNE PHILOSOPHIE GOUVERNEMENTALE INDIGENTE
Une étrange
philosophie sociale préside donc à cette
bizarre axiologie fluctuante. On est loin du « nouvel humanisme » souhaité par
le Président. Il s’agit en réalité d’une philosophie indigente, à mille lieues
de celle qui s’appuierait, par exemple, sur l’éthique de la gratitude et de la
reconnaissance d’un Paul Ricoeur. Très éloignée aussi de la Sozialphilosophie de Jürgen Habermas, le philosophe allemand avec
lequel, il est vrai, le président de la République s’est seulement entretenu de
l’Europe et non pas de l’état de la société française.
Aux
intellectuels français, Emmanuel Macron avoue préférer les penseurs
d’outre-Rhin et, parmi ceux-ci, les héritiers indirects ou directs de l’École
de Francfort, tels Peter Sloterdijk ou Habermas donc, ancien étudiant de
Theodor Adorno et dernier représentant de la Théorie critique de la société.
Pourquoi pas ? On pourrait espérer que cette prédilection s’étende aux
travaux du philosophe Axel Honneth, disciple à la fois d’Adorno et d’Habermas,
analyste critique du néolibéralisme actuel, contempteur sans concession de la «
société du mépris » et auteur de ces lignes peut-être prémonitoires :
Les motifs de résistance et de
révolte sociale se constituent dans le cadre d’expériences morales qui
découlent du non-respect d’attentes de reconnaissance profondément
enracinées. (La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, p. 273).
Source contrepoints.org
Par Marc Jimenez
Marc Jimenez est philosophe, professeur émérite à
l'université Paris1-Panthéon-Sorbonne où il a enseigné l'esthétique et les
sciences de l'art. Traducteur de T.W. Adorno, ses recherches portent
essentiellement sur l'Ecole de Francfort et la philosophie allemande
contemporaine. Il a récemment publié Art et technosciences. Bioart, neuroesthétique (Klincksieck, 2016).
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