Entretien avec Thierry Marx
Thierry Marx, l’étoile de la cuisine moléculaire
L’étoilé et médiatique chef Thierry Marx, apôtre de la cuisine moléculaire, s'insurge contre les archaïsmes de la profession. Et nous explique pourquoi il a ouvert une école.
Thierry Marx a souvent été le métèque du milieu culinaire, traînant derrière lui les casseroles de ses origines modestes et une enfance de petit dur sauvé par son apprentissage chez les Compagnons du Devoir. Parachutiste un jour, bourlingueur toujours, pratiquant les arts martiaux et la gastronomie de haut niveau, il impressionne par l'équilibre qu'il a désormais atteint pour défendre la cuisine moléculaire, mais aussi la cuisine de rue. « Le luxe, dit-il, c'est de la lumière sur le beau. »
- Quelle est la recette pour devenir un cuisinier accompli ?
Lever le
nez de ses casseroles pour observer et absorber le monde. La cuisine n'est pas
qu'un assemblage plus ou moins habile d'ingrédients, mais une histoire
d'hommes, de rencontres, de partage, d'ouverture à la science et aux arts qui,
à un moment donné, avec une grande détermination, signent un style. Sinon, on
ne dépasse jamais ce que reproduit la tradition, de génération en génération.
Dans les
années 1970, le voyage au Japon marque certains de nos grands chefs. Ils
découvrent le menu dégustation, l'écriture graphique d'une recette, le travail
à l'assiette, quand, chez nous, on présentait un plat à la table. L'écho de la
cuisine japonaise, c'est aussi toute une approche, allant de la découpe à la
sophistication épurée dans la préparation d'un produit, pour le respecter et
l'exprimer au plus juste. Alors Michel Guérard pense à la cuisine minceur,
Bernard Loiseau pratique la cuisine à l'eau, Alain Chapel proclame, dans un
livre : « La cuisine, ce n'est pas que des
recettes. »
- Mais les critiques de l'époque sont plutôt épicées ?
« Des fossoyeurs de la gastronomie française », écrivent
alors les chroniqueurs, qui pointent le ridicule d'un microsteak juché sur
deux petits pois. Effectivement. Mais, en art, le problème n'est jamais le
créateur, plutôt le copieur maladroit, le surfeur de tendance qui flaire le
filon financier. Cette approche plus saine, plus légère, moins embourgeoisée de
notre patrimoine culinaire mettra trente ans à s'installer. La cuisine
française est juste quand il n'y a pas de conflit entre tradition et
innovation. A partir des années 1990, de grands chefs émergent dans le monde
entier et savent brillamment, selon leur culture, interpréter notre base de
recettes. La France garde un savoir-faire unique : une cuisine d'auteur.
- Aujourd'hui, la grande affaire, c'est le moléculaire !
Le grand
Satan en personne ! Un mot qui n'entre pas dans l'univers fantasmé de la
gastronomie, un mot qui résonne comme nucléaire. Pourtant, le terme médecine
nucléaire, lui, ne fait plus peur... Evitons les débats ridicules. Un sachet de
plantes plongé dans de l'eau bouillante produit une réaction moléculaire et une
saveur qui s'appelle le thé. Je ne trafique rien. J'étudie la structure d'un
produit, je le déconstruis, le reconstruis. Je ne joue pas au petit chimiste,
mais sur les lois physiques des molécules, sans additifs ni adjuvants. Purifiez
un jus d'huître, qui est un condensé de calcium, et mettez-le au contact d'un
jus de pamplemousse, tout en pectine et en acides : cela gélifie tout seul. Je
me débarrasse donc de la gélatine industrielle, un produit transformé bourré de
sulfites.
Cela
nécessite de travailler au plus juste du produit frais, et une expérimentation
constante. Dans mon laboratoire, avec le physicien Raphaël Haumont, j'utilise
le thermoplongeur, la centrifugeuse à 6 000 tours, la cryoextraction
(l'extraction par le froid), les ultrasons, la haute pression. Et nous
fonctionnons en cerveau collectif, entourés de gens de différents milieux, à la
recherche d'une émotion. C'est elle qui valide une trouvaille. Je veux bien
répondre à mes détracteurs, mais après qu'ils se sont penchés sur les
exhausteurs de goût utilisés par le glacier du coin ou sur le condensé de
microbes qu'il y a sur les torchons dont les cuisiniers se ceignent en
permanence. Ma cuisine est saine, naturelle, répond au désir de bien-être de
notre époque.
Les mains de Thierry Marx : son capital
- Mais quand vous emprisonnez la quintessence d'une pulpe de tomate dans une bille gélifiée, on peut rester perplexe devant cette dématérialisation.
Vous avez
la bille en bouche, vous attendez, vous attendez... et elle explose.
Subitement, le goût jaillit vers le cerveau. Vous avez vécu une émotion
nouvelle, cérébrale. N'oublions pas que 80 % de notre perception gustative sont
d'origine olfactive. En face de vous, vous avez un client qui vous fait
confiance au point d'ingérer dans son intimité ce que vous lui préparez. C'est
fort comme lien. S'il a le moindre doute sur une préparation, sur sa raison
d'être, vous fermerez votre restaurant à court terme.
- La science est donc l'avenir de la cuisine ?
Le
cuisinier est rarement un créateur, mais un faiseur, au sens noble. C'est la
science qui l'a fait progresser, et l'intuition d'hommes éclairés. Talleyrand
se sert de la cuisine comme art diplomatique au congrès de Vienne, pousse
Antonin Carême à élever la cuisine académique au rang des beaux-arts et
perfectionne la chaîne du froid dans les caves de ses châteaux. Pasteur rend la
cuisine propre. Auguste Escoffier (1846-1935), Le Guide
culinaire duquel j'ai appris par cœur quand j'étais commis, avoue sa
perplexité devant la réaction de Maillard, une réaction chimique qui agit sur
la caramélisation des viandes.
Il écrit
: « La cuisine, sans cesser d'être d'un
art, sera de moins en moins empirique et de plus en plus précise. Apprenez-moi
la chimie. » Autre exemple : au début du XIXe siècle, habitude
était prise d'accélérer la cuisson des légumes secs en y ajoutant du
bicarbonate de soude. C'est le pharmacien d'Escoffier qui lui suggère de tenter
l'expérience avec de l'eau de Vichy. Alors il extirpe de vieilles carottes
d'hiver de sa cave, les tourne joliment et les fait cuire à l'eau de Vichy.
Elles en ressortent tendres, d'un orange printanier, débarrassées d'un surcroît
d'amidon. La carotte Vichy n'est pas un truc de régime, mais déjà une approche
moléculaire.
- Vous proposez une cuisine de l'épure. Comment la définissez-vous ?
Se
débarrasser du superflu pour viser l'utile. La maturité, c'est d'éviter la
surenchère sur un produit. J'aime soumettre les jeunes gars issus des instituts
culinaires les plus réputés à une épreuve. Sortir entrée, plat, dessert avec un
seul légume. Une boule de céleri, par exemple. Je mets aussi à leur disposition
un peu de technologie. Ils sont tétanisés. Ils commencent à éplucher et jettent
les peaux, puisque c'est ce qu'on leur a enseigné. Je les arrête !
Nettoyez-les, faites-les infuser à 80 degrés et vous obtiendrez un bouillon
parfumé. Avant d'atteindre le cœur sucré du céleri qui donnera un bon sorbet,
travaillez la partie périphérique en semoule végétale. Et le tour est joué !
Seulement ils n'ont pas appris à prendre du recul, à tenter des choses un peu
folles. Un cerveau éveillé à l'art, à la littérature, à la musique sera plus
utile à votre métier que les conseils d'un confrère. N'oublions jamais le
client, défini par Brillat-Savarin : «
L'homme se nourrit. Seul l'homme d'esprit sait manger. »
- Vous-même n'avez jamais été guetté par l'excès ?
Au château
de Cordeillan-Bages, à Pauillac, je me suis lâché, car j'exerçais dans un
magnifique bâtiment du XVIIIe siècle, où je me sentais obligé de montrer que
j'étais un type très moderne. Par moments, j'en ai probablement un peu
rajouté... A Paris, au Mandarin Oriental, l'architecture très contemporaine,
les couleurs, un jeu de formes préparent le client à une forme d'initiation
presque ésotérique. Il entre dans une autre approche de la dégustation, cette
fameuse émotion cérébrale qui exige que je me tienne au plus près, au plus
juste du produit, tout en inventant. Quand je suis dans mon labo, où tout est
marbre et inox, où tout est moche, je suis exclusivement dans l'analyse
sensorielle et gustative, dans un « note à note ».
- En 2005, à Pauillac, vous dites à votre équipe : « Le jour où on touche la troisième étoile, on ouvre un kebab. » C'est une provocation ?
Non, une
conviction. Un chef parvenu à un certain niveau doit réfléchir à ce qu'il peut
faire pour la gastronomie dans son ensemble, au supposé conflit entre une
cuisine très chère et une cuisine qui serait réservée à des couches sociales
modestes. Cela commence par la lutte contre la malbouffe. En 2009, à
Blanquefort (33), j'ai ouvert un atelier de cuisine nomade, destiné à relancer
la restauration de coin de rue, d'échoppe, de stand monoproduit.
Je forme
des gens à aborder leur concept de restauration sur une identité : la paella de
la grand-mère, des sandwichs goûteux, un cassoulet, un tajine. J'ai très vite
obtenu un certificat de qualification professionnelle pour ces jeunes, dotés
d'une formation économique, technique et sanitaire. 84 % d'entre eux se sont
déjà installés. Cela crée de l'emploi et éduque aussi notre future clientèle.
La cuisine suit l'ascenseur social, quand il a la chance de fonctionner. Dans
les années 1960, l'ouvrier devenait contremaître, voire petit patron, et
finissait par se payer un étoilé au Michelin. Il y venait, car toute sa vie il
avait mangé dans des bistrots populaires une cuisine bien faite. Il se formait
le goût. Avec la crise, avec des enfants désormais éduqués par cet ersatz de
restauration qu'on trouve dans les cafétérias, la chaîne s'est rompue. Il faut
en reconstituer les maillons.
- A quel projet répond l'école que vous avez également ouverte à Paris ?
Son nom,
Cuisine mode d'emploi(s), se réfère clairement aux débouchés. La profession
doit réformer ses archaïsmes. A quoi bon former, et à prix fort, dans des
grands instituts, des jeunes qui ne savent pas rouler, tourner correctement une
omelette ? Comment peut-on encore, à notre époque, multiplier les commis de
cuisine payés une misère ? Moi, en douze semaines, j'inculque les bases :
quatre-vingts gestes à apprendre, autant de fiches techniques, par exemple
savoir émincer des oignons, reconnaître les ingrédients, maîtriser quatre
cuissons pour les viandes et les poissons, quatre desserts. Mes jeunes sont
opérationnels immédiatement, et très demandés. Vous réalisez que cette
profession offre 54 000 postes à pourvoir !
Mais je
passe un contrat moral avec mes collègues. Je leur demande de les manager, pour
les aider à entreprendre des projets personnels, pour ne pas qu'ils se
morfondent. Un jeune qui me dit « Chef, je resterai toujours avec vous » se
ment à lui-même, et, moi, de mon côté, je ne peux pas lui garantir une
évolution au sein de mon équipe. Je dois l'aider à se sentir libre,
responsable, à prendre le bon vent. Si un second me quitte pour juste devenir
second chez un autre, je le mets en garde : «
Ton chef te méprisera. Cela vaut 500 euros de plus ? Reste encore six mois à
mes côtés pour aller au bout de tes capacités, et tu repartiras par la grande
porte, en chef ! » Je suis préoccupé par la manière de sortir ce
pays de l'ornière par des actes citoyens.
- Comment garder à la fois la tête dans les étoiles des guides gastronomiques et les pieds sur terre ?
Le judo,
le tai-chi, le jujitsu, que je pratique, m'enracinent dans l'énergie de la
terre, m'empêchent de m'égarer dans la quête d'une saveur ultime, me recentrent
sur ce qu'est la cuisine : le lien le plus fort entre les individus. Le contact
des jeunes aussi. Quand je les bassine avec un mode de cuisson au degré près,
et qu'ils me démontrent qu'avec leur manière toute simple ils parviennent au
même résultat, cela m'empêche parfois de bégayer dans des recherches
sophistiquées.
- Que cherchiez-vous dans la cuisine spectacle de Top chef, bien loin de votre éthique ?
Une
visibilité médiatique bien utile pour trouver du sponsoring pour mes activités
de formation. Ensuite, depuis les Médicis, la cuisine, c'est aussi du
spectacle. Aujourd'hui, on accourt encore du monde entier pour jouir du
cérémonial de la découpe du canard au sang, à La Tour d'Argent. Top chef, et peu importe le palmarès,
c'est montrer aux jeunes professionnels que, sans détermination, ils ne s'en
sortiront pas. Et on n'y humilie personne, on émet des avis sur des plats. Cela
ne rejoint pas cette télé-réalité qui s'acharne à mettre en lumière ce qu'il y
a de plus moche chez les individus.
- D'où venez-vous ?
Fils
d'immigrés polonais, je suis né à Belleville, j'ai vécu à Ménilmontant avec une
vision, des odeurs assez planétaires de la cuisine. Mon terroir, c'étaient les
supermarchés. Je l'ai payé cher. On m'a souvent écarté au profit d'un commis
breton supposé avoir une meilleure connaissance des terroirs. Combien de fois,
aussi, depuis l'école, ai-je entendu : « Ce n'est pas pour quelqu'un comme toi
! » Jusqu'au George V, où, jeune homme, je postulais pour le plus humble des
postes, qu'on me refusa au prétexte inavoué que j'habitais alors une cité de
Champigny-sur-Marne.
- Pourquoi vous êtes-vous obstiné ?
Après ma
formation de pâtissier, et beaucoup d'errances, je me trouvais en Australie,
bombardé malgré moi aux fourneaux, à cause de mes origines françaises. Avec
le Gringoire et Saulnier, un
petit livre de recettes classiques, je faisais illusion. Je ne parlais pas
anglais, mais je goûtais le bonheur, l'émerveillement des Philippins, des
Asiatiques qui travaillaient avec moi, quand je montais une sauce
hollandaise... loupée une fois sur deux.
- Qu'avez-vous retenu de votre formation au sein des Compagnons du Devoir ?
Une
fraternité ouvrière réelle, sérieuse, sans complaisance, fondée sur une
critique sans autre enjeu que celui de vous faire progresser. « Salaire honnête, repos. Du premier naît l'harmonie,
du second l'anarchie », dit le Compagnon.
- Quel y était votre surnom ?
«
Ile-de-France, le désir de bien faire. »
- Thierry Marx en dix dates
1962 Naissance à Paris.
1976-1979 Compagnon du Devoir reçu à Tours.
1980-1982 Service actif, puis
engagement au Liban.
1982-1986 Commis chez Ledoyen,
Jamin, Taillevent, Chapel.
1987 Restaurant Roc en Val à
Tours. 1ère étoile au Michelin.
1996 Château de
Cordeillan-Bages, à Pauillac (Gironde).
1999 2 étoiles au Michelin.
2009 Création de l'Atelier de
cuisine nomade de Blanquefort (33).
2010 Ouverture du Mandarin
Oriental, à Paris 1er.
2012 2 étoiles au Michelin.
Création du Centre de formation aux métiers de la restauration, à Paris 20e.
Propos recueillis par Bernard Mérigaud (Télérama)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire