Desperate Housewives
Finalement, réac ou pas les desperate
housewives ?
Depuis sept ans, elles cultivent l’ambiguïté
entre conformisme et féminisme. A l'heure des adieux, Virginie Marcucci, auteur
d'un livre sur la série, nous éclaire.
Un dernier
cadavre enterré, une ultime partie de poker entre confidences et commérages, un
panier de muffins pour la route… et puis s’en vont. Le 13 mai prochain, aux
Etats-Unis, les héroïnes de Desperate Housewives rendront définitivement leur tablier. Le soleil ne brillera plus
sur Wisteria Lane et ses pelouses impeccables typiques des banlieues chics
américaines, décor devenu familier au fil des huit saisons créées par Marc
Cherry. L’heure sera venue de dire au revoir à Bree, Lynette, Gabrielle et
Susan, que l’on avait découvertes à la rentrée 2005 dans de drôles de
circonstances. Leur amie et voisine Mary Alice venait de se suicider, révélant
sous les apparences du bonheur domestique des gouffres d’angoisse et de
mauvaise conscience… Il y avait quelque chose de pourri au royaume du cookie
maison.
Tout cela
aurait pu se révéler affreusement sombre. C’était hilarant. Répliques
cinglantes, implacable mécanique de comédie, jeu épatant des actrices : on
s’est mis à adorer ces filles-là et leur façon de titiller, l’air de rien, les
tabous et les hypocrisies de l’american way of
life. Mais l’enthousiasme s’est doucement émoussé au fur et à mesure que
l’on entrevoyait les ambivalences de nos nouvelles copines : leur obstination à
préserver leur mode de vie ultra conformiste comme leur tendance à se
recroqueviller sur des valeurs conservatrices pas franchement acquises à la
cause des femmes. Leur cas est devenu un sujet de controverse : les desperate
housewives seraient-elles réac ? Passées des magazines people aux amphis
universitaires, Bree (la psychorigide adepte des armes à feu), Lynette
(l’ex-cadre dynamique assignée au foyer), Gabrielle (la beauté superficielle)
et Susan (la gourde romantique) ont passionné nombre de théoriciens aux
Etats-Unis, mais aussi en France où Virginie Marcucci, professeur d’anglais en
classe prépa, s’est emparée du débat. Après une thèse sur le féminisme
américain vu à travers la série, elle vient de signer Desperate Housewives, un plaisir coupable. Elle nous explique
comment l’idéologie ambiguë de la série est aussi la clé de son pouvoir de
fascination.
L’art du recyclage malin
Le
3 octobre 2004, sur ABC, 24,7 millions de téléspectateurs américains,
réunis devant le premier épisode de Desperate
Housewives, assistaient au suicide de Mary Alice Young, qui, depuis
l’au-delà, n’allait pas tarder à dévoiler les drames intimes de ses amies. Là
réside sans doute le premier coup de génie de Marc Cherry : avoir placé au
centre le voyeurisme, tendance universellement partagée… Et avoir pressenti ce
que le thème du foyer pouvait avoir de fédérateur dans l’Amérique des années
Bush, traumatisée par le 11 Septembre puis par la guerre en Irak. « La banlieue de Wisteria Lane se présente comme un
eden américain, protégé d'un conflit qui n'est jamais mentionné et ne pénètre
pas la bulle de savon de Desperate Housewives », souligne Virginie Marcucci.
« On ne se borne plus à faire de la télé pour la
ménagère de moins de 50 ans, on parle d’elle. » Lorsqu'il convoque
l'image de la mère au foyer, figure emblématique de la télé américaine
(rappelons-nous par exemple de Ma sorcière
bien-aimée...), avec son tablier, ses brushings lissés et son sourire
béat, l'auteur n'est pas sans vilaines arrière-pensées. Le personnage de Bree,
la fée du logis obsessionnelle, est la copie quasi-parfaite de ses illustres
aînées, la santé mentale en moins, la réplique assassine en plus.
Avec cet
étrange mélange de nostalgie sincère et d'ironie cinglante, Cherry prend un
malin plaisir à brouiller les pistes sur le message profond de sa série. Y
compris lorsqu'il nous invite à un subtil jeu de références.... De l’esthétique
d’Edward aux mains d’argent au ton
caustique d’American Beauty, en passant
par The Stepford wives (Et l'homme créa la femme, avec Nicole Kidman
remake d'un film de 1975 où les épouses parfaites se révèlent être des robots),
Cherry n’a jamais fait mystère de ses nombreux emprunts, qui déguisent en show
branché son soap traditionaliste. Le résultat fait l’effet d’une confiserie
piégée. « Il est frappant de constater la
récurrence de la notion de “plaisir coupable”, sous la plume des conservateurs
comme des progressistes. Cela explique le succès de la série et, à la fois,
pose la question de son positionnement en terme idéologique. »
Moral ou subversif ?
S’il
fallait un certain culot pour oser mettre au centre d’un programme de prime time le désespoir caché de mères au
foyer, les velléités subversives de la série n’en restent pas moins ambiguës. A
l’image de son créateur, homosexuel revendiqué et républicain convaincu. « Il s’est toujours défendu d’écrire une satire de la
banlieue résidentielle. Il est très attaché aux valeurs qu’elle véhicule. Ce
qui ne l’empêche pas de leur porter des petits coups. Dans une société qui
considère la maternité comme le degré ultime d’accomplissement de la femme,
montrer que ça peut rendre malheureux et fou ne dynamite pas forcément le mur
mais suggère qu’il est de guingois et qu’il faut reprendre les fondations. »
Là encore,
il s'agit de flirter avec les limites de l'acceptable par le très grand public.
Sans jamais les franchir... « Dans la saison 2,
Gaby, qui ne veut pas d'enfant, se retrouve enceinte et fait finalement une
fausse couche. Tout indique alors qu'elle s'en fiche : elle fait du shopping,
insouciante... jusqu'au moment où un personnage un peu louche la kidnappe pour
qu'elle fasse son deuil. On découvre alors qu'en réalité elle est triste,
qu'elle avait même réfléchi à un prénom pour son enfant. Comme si la vie – ou
du moins la série – se chargeait de la remettre dans le rang. »
L'apparente liberté
sexuelle des desperate housewives cristallise toutes les ambivalences. Si la
série peut mettre en scène la liaison sulfureuse de Gabrielle avec son
jardinier de 16 ans, c'est pour mieux en souligner les conséquences
désastreuses dans les épisodes suivants. Dans ce paradis factice, l'adultère
appelle immanquablement crises familiales, culpabilité et châtiments. En
alternant de façon déroutante coups d’audace (il n'est pas si courant de voir
un couple homosexuel s'embrasser à pleine bouche sur une grande chaîne et en prime time) et retours de bâton moralisateurs,
son créateur laisse chacun à sa libre interprétation. « Il y en a pour tout le monde dans Desperate Housewives, ce qui permet aux téléspectateurs de gauche de rire
aux dépens de ceux de droite, et vice versa. Cela explique aussi comment la
série peut donner lieu à des récupérations morales aussi bien libérales que
religieuses. » Grand écart parfaitement incarné par le personnage de
Bree, attaché aux valeurs de la droite religieuse, qui finit par accepter
(difficilement) l'homosexualité de son fils et affiche une vie sexuelle de plus
en plus débridée... « La série avance comme un
cheval de Troie : elle parle au plus grand nombre tout en défendant des
positions assez progressistes. Mais on peut aussi trouver que c’est trop
subtil. Il y a des choses qui me gênent, comme le fait que l’avortement ne soit
jamais évoqué en cas de grossesse non désirée, comme c’est le cas pour
Gabrielle. Cela fait de la série un objet très glissant. Elle rappelle un peu
la tapisserie de Pénélope : on tisse un propos et on le détisse en même temps.
»
Wisteria Lane, bastion féministe ?
Trop belles, trop minces,
trop artificiellement jeunes… Certaines militantes féministes américaines
considèrent les habitantes de Wisteria Lane comme les symboles désespérants de
l’oppression exercée sur les femmes. D’autres soulignent, à l’inverse, le sous-texte
féministe. Comment comprendre une telle divergence d’interprétation ? « Desperate Housewives est le lieu d’un grand écart particulièrement voyant et fécond sur la
question du féminisme, note Virginie Marcucci. Ces désaccords en disent au moins autant sur le féminisme et ses enjeux
aux Etats-Unis que sur la série elle-même. » Citons l’exemple de
Lynette, brillante publicitaire reconvertie en mère au foyer, qui incarne les
dilemmes post-féministes d’aujourd’hui en posant la question du choix
(illusoire ou non ?) du mode de vie. « Il peut
sembler gênant qu’on ne voie jamais les personnages dans un féminisme militant.
Mais la sphère personnelle est aussi politique. Gabrielle est présentée comme
une femme trophée, mais on voit qu’elle a du pouvoir dans son couple. Et
Carlos, son mari, suggère qu’il n’est pas forcément facile d’être un homme
dévolu à ramener de l’argent à la maison… A mon sens, Desperate
Housewives s’inscrit dans un féminisme “queer”,
qui prône la déconstruction des genres et des rôles sociaux attribués aux sexes
féminin et masculin. On remet à plat les relations entre les genres, et pour
cela on montre que ces relations sont socialement codées, et pas du tout
innées. »
En mettant
en scène une multitude de comportements féminins, la série suggère ainsi que « l'essence féminine n'existe pas. » Lynette
apparaît clairement comme « l'homme de son
couple ». Edie, la célibataire sexy et vorace trop tôt disparue, a
fait, elle, le choix de ne pas élever son enfant. « En
terme de fonction, Edie était le contrepoint, celle qui portait un regard
ironique sur ses voisines. Après sa disparition, la série est devenue un peu
plus lisse. Renée, qui l'a remplacée dans ce rôle, est beaucoup moins
cinglante. »
On aurait
pu quitter définitivement Bree, Lynette et leurs copines dans leurs pires
moments réac, lorsqu'elles semblaient ignorer le mot-même d'avortement ou
préféraient conseiller l'abstinence, plutôt que la contraception, à leurs
adolescentes... Mais elles n'ont jamais cessé de nous faire rire et de nous
émouvoir. Et comme des millions de téléspectateurs à travers le monde, on a
continué à les suivre, malgré leurs ambiguïtés... ou grâce à elles. « On en revient à la notion de plaisir coupable
sur laquelle s'est penchée la théoricienne Pamela Robertson. Elle montre que la
position du téléspectateur n'est jamais figée. Il n'est pas soit manipulé et
totalement dupe, soit résistant d'un point de vue idéologique et psychologique.
Il passe d'une position à l'autre en permanence. Avec Desperate
Housewives c'est particulièrement vrai. »
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