Quel type de conflit est
le terrorisme ?
La lutte anti-terroriste est-elle
une nouvelle forme de guerre transnationale ?
Le terme
Conflit de basse intensité (CBI)
désigne un large spectre d’affrontements armés opposant de manière multiforme
un ou plusieurs États à des acteurs non-étatiques, selon la définition établie
par le Général britannique et spécialiste de la guerre contre-insurrectionnelle
Frank Kitson. Par opposition à un conflit de haute intensité, dans lequel deux
entités étatiques (voire plus) se livrent un combat, dont l’intensité pourra se
rapprocher de la définition contemporaine de la guerre totale, les conflits de
basse intensité se caractérisent plutôt par leur caractère discontinu, limité
et multiforme.
Le terrorisme
international qui a connu un développement
spectaculaire à partir des années 1970 jusqu’aux récents attentats de Paris (13
novembre 2015) ou de Bruxelles (22 mars 2016), s’apparente, sous de nombreux
aspects, à une forme de conflit de basse intensité, gagnant aujourd’hui les
grandes métropoles occidentales, dont l’objectif est de déstabiliser les États
et sociétés qui en sont la cible. L’impact médiatique et psychologique énorme des
tueries de Paris (plus de 140 victimes entre
janvier et novembre 2015) a amené le gouvernement français à développer une
rhétorique de la guerre totale répondant à celle qui est développée par l’État
Islamique à l’encontre de la France.
Sommes-nous en guerre ?
Au lendemain des attentats de novembre, la
rhétorique gouvernementale se résumait au leitmotiv inlassablement répété par Manuel Valls : « Nous sommes en guerre », lecture de la nouvelle situation politique d’ailleurs
immédiatement mise à profit par François Hollande pour prévenir ses partenaires
européens que le pacte de
sécurité prévalait désormais sur le pacte de stabilité économique. Le 10 mars dernier, Jean-Yves Le Drian
annonçait que le budget militaire de la France devait à nouveau
augmenter : en plus de l’ouverture de 15 000 postes supplémentaires dans
l’armée de terre et de 7000 dans la gendarmerie, le ministre de la Défense
entend augmenter le budget de la réserve opérationnelle de 77% sur quatre ans.
La mesure est symbolique. Après la fin de la conscription obligatoire en 1997,
on revient à une conception concevant comme une nécessité première d’intégrer
les civils à l’outil militaire afin de faciliter la défense du territoire. Ces
évolutions significatives, intervenues en très peu de temps, alors que les
professionnels et spécialistes étaient encore nombreux à déplorer le déclin de
l’appareil militaire, pourraient à elles seules démontrer que la spectaculaire
« extension du domaine de la lutte » en matière de terrorisme a
effectivement livré l’Europe à un conflit de basse intensité qui a produit des
retournements politiques spectaculaires.
Logique de déterritorialisation
Cependant, cette rhétorique et ce volontarisme, en
accréditant d’une certaine manière la thèse d’un retour à la dialectique
schmittienne de l’ami-ennemi, ne sauraient masquer le fait que la menace
terroriste exportée en Europe par l’État Islamique s’appuie sur des logiques de
déterritorialisation fortes. Bertrand Badie
en faisait l’observation en 1995 dans La fin des territoires : essai sur le désordre
international et sur l’utilité sociale du respect : «
les apories territoriales se rapprochent du monde occidental et prolifèrent à
mesure que se décompose l’ancien Empire soviétique. La démultiplication des
échanges et des modes nouveaux d’intégration couvre d’ambiguïté l’idée
multisécuritaire de territoire national. ». Fayard. 1995.] Une manière de souligner que la fin de l’Union
Soviétique a mis en lumière la remise en question profonde du modèle de
l’État-nation dans les régions anciennement situées dans la zone d’influence
soviétique. Cette aporie, ou cette impossibilité territoriale, qui se révèle
dans le système mondial post-guerre froide touche aussi les États-nations
européens. Comme le soulignait le spécialiste des relations internationales
Didier Bigo, la capacité à devenir invisible et l’esprit sacrificiel qui
garantissent l’efficacité des groupes terroristes islamistes sont favorisés aujourd’hui par le caractère de plus en
plus transnational des États européens. « Le problème n’est plus l’affrontement et l’accumulation des
forces mais l’identification du groupe qui a commis des actes de violence. » Dans le contexte actuel marqué en occident par une
porosité extrême des frontières et une internationalisation croissante des
territoires, ce travail d’identification devient très difficile, voire
impossible.
Ce que veut l’État islamique
Tout le paradoxe et l’ironie de la campagne de conquête
et de terreur initiée par l’État Islamique repose sur ce vaste mouvement de
déterritorialisation. La première de ces apories fut largement médiatisée en
septembre 2014 lors du franchissement de la frontière Syrie – Irak. Elle
symbolisait la remise en cause de l’ordre Sykes-Picot, vieux d’un siècle, et la
capacité d’un prosélytisme islamiste à utiliser à son profit les logiques
d’oppositions interethniques, religieuses ou claniques dont la vigueur démontrait
encore en 2014 la faiblesse de l’implantation du modèle de l’État-Nation au
Moyen-Orient. L’État Islamique s’est montré capable de tirer profit, pour
nourrir son ascension fulgurante, des divisions et de la corruption endémique
d’une société irakienne plongée dans le chaos ou des faiblesses d’un pouvoir
syrien appuyé lui aussi sur les logiques communautaires. Mais les
théoriciens de Daech ont su également utiliser à
leur profit le délitement progressif des sociétés européennes et le discrédit
relatif de leurs systèmes politiques. L’État Islamique ne fait pas mystère de
son intention de mener une véritable guerre de civilisation, une rhétorique qui
inspire même le titre du magazine Dabiq, du nom d’une ville
syrienne où, selon la propagande de Daech, « brûleront un jour les armées croisées ». La déterritorialisation, sur fond de sécession
communautaire et d’immigration massive, autorise désormais l’islamisme à faire
appel à un djihadisme européen qui rend plus difficile encore la prévention des
attentats.
Surtout,
la répétition des actes terroristes dévoile ce que Bigo analysait déjà il y a
vingt ans. Le conflit dans lequel nous plonge le terrorisme international fait
voler en éclat l’illusion du monopole de la violence et de l’État protecteur et
surplombant. Désormais à peine capable d’assurer les prérogatives du veilleur
de nuit, l’État correspond aujourd’hui « à une
direction administrative, à une gouvernementalité qui prétend être
l’incarnation de la Nation et du Peuple en s’intitulant pour ce faire État. On
croit à la monopolisation effective là où il n’y a toujours eu qu’une certaine
prétention des gouvernants à revendiquer avec un certain succès seulement ce
monopole. »
Permanence de la logique territoriale
Il
convient cependant de nuancer encore quelque peu cette vision des choses qui
nous verrait livrés pieds et poings liés aux exactions d’un islamisme
transnational tout autant qu’aux choix hasardeux d’un État administrateur de
chaos. Au conflit de basse intensité européen répond un conflit qui prend en
Syrie le visage d’un plus classique affrontement territorial entre deux entités
: le régime de Bachar-Al Assad, soutenu par la Russie, et l’État Islamique qui
possède une implantation et des ambitions territoriales qui peuvent être
contrées de façon plus classique, sous réserve d’intervention au sol bien sûr.
Par ailleurs, en Europe, même si l’on peut souligner le rôle du transnational,
on ne peut en revanche que remarquer le caractère territorial de l’implantation
salafiste qui a déjà gagné des quartiers dans les grandes métropoles et cherche
à en obtenir davantage en appliquant aux zones grises de notre développement
urbain un principe de conquête de territoires qui peuvent ensuite servir de
base arrière aux actions terroristes.
Le
contexte de plus en plus menaçant confirme la faillite des États européens,
incapables d’appréhender le caractère inédit du conflit se déroulant désormais
sur leur sol et tout aussi impuissants à assumer leurs responsabilités dans le
conflit qui se déroule à leurs portes au Moyen-Orient, avec pour conséquence
une crise migratoire qui achève de faire vaciller une Union Européenne en
lambeaux. Ceci a permit à la Russie d’achever son équipée syrienne par une
splendide opération de communication faisant de Vladimir Poutine le sauveur de
Palmyre, joyau gréco-romain pour lequel les Européens n’auront pas levé le
petit doigt.
Photo : Counter-terrorism exercises in Hebron
crédits Israel Defense Forces (CC BY-NC 2.0)
Source contrepoints.org
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