Kevin Carter "Le poids d’une image"
Le
Sud-Africain Kevin Carter est âgé de 33 ans quand il entre dans l'histoire du
photojournalisme avec cette image. Depuis plusieurs années déjà, il travaille
comme photoreporter, notamment au sein du Bang-Bang Club, association de quatre
photographes qui ont documenté la transition de l'Afrique du Sud à la fin de
l'apartheid.
En mars
1993, accompagné d'un membre du Bang-Bang Club, Joao Silva, Kevin Carter se
rend au Soudan pour enquêter sur la guerre civile et la famine qui frappe le
pays. Avec d'autres photographes, il arrive dans le village d'Ayod. Il tombe
sur un enfant squelettique qui se traîne péniblement jusqu'au centre
d'approvisionnement alimentaire voisin.
- Soudain, un vautour se pose derrière l'enfant
Soudain,
un vautour vient se poser derrière lui. Carter a devant lui un symbole fort de
la misère qui sévit dans la région et il déclenche son appareil. Il attend
alors une vingtaine de minutes espérant que le charognard déploie ses ailes et
accentue encore plus la force de cette image. En vain. Il va ensuite chasser le
vautour avant de parcourir un ou deux kilomètres et s'effondrer en larmes.
Quand
Joao Silva retrouve son ami, Kevin Carter est sonné. Vingt ans après, il
raconte : "Il était clairement désemparé.
Pendant qu'il m'expliquait ce qu'il avait photographié, il n'arrêtait pas de
montrer du doigt quelque chose qui avait disparu. Il n'arrêtait pas de parler
de sa fille Megan, il avait hâte de la serrer dans ses bras. Sans aucun doute,
Kevin a été très affecté par ce qu'il avait photographié, et cela allait le
hanter jusqu'à la fin de ses jours."
Le 26
mars 1993, Le New York Times publie la
photo et l'impact de l'image est immédiat. Le journal reçoit alors quantité de
courriers pour connaître le sort de l'enfant sur l'image si bien qu'un
éditorial doit être rédigé quelques jours plus tard pour informer que l'enfant
a pu regagner le centre mais que l'on ne sait pas s'il a survécu.
- Une salve de critiques acerbes
Un an
après cette prise de vue, le 12 avril 1994, Nancy Buirski, alors rédactrice
photo au New York Times, appelle Kevin
Carter pour lui annoncer qu'il vient de remporter le prix Pulitzer grâce à
cette photographie. Ce prix prestigieux apporte à Kevin Carter une
reconnaissance de ses pairs en même temps qu'une salve de critiques acerbes. La
plupart portent sur l'éthique du photographe dans une situation pareille. "L'homme qui n'ajuste son objectif que pour
cadrer au mieux la souffrance n'est peut-être aussi qu'un prédateur, un vautour
de plus sur les lieux", écrit le St.
Petersburg Times, quotidien
publié en Floride. Beaucoup se demandent à voix haute pourquoi Carter n'a pas
aidé l'enfant.
En 2011,
Alberto Rojas, photojournaliste pour le quotidien espagnol El Mundo, s'est rendu à Ayod. Obsédé par cette
image, il s'était mis à chercher des informations sur elle. Il n'avait trouvé
que des écrits accablant Kevin Carter, faisant croire qu'il avait laissé mourir
l'enfant. Son enquête allait peut-être lui faire justice.
Rojas
commença par parler avec son ami, le photographe espagnol José Maria Luis
Arenzana, lui aussi présent dans ce camp en 1993. Son témoignage fut la clé qui
marqua un tournant dans les recherches de Rojas. Arenzana avait réalisé une
photographie similaire. Pour lui, le bébé sur la photo de Carter n'était pas
seul, il était à quelques mètres du centre de soins, près de son père, de
personnels médicaux. Le bracelet en plastique interpella aussi Rojas car cela
constituait un signe évident de prise en charge du bébé par une organisation
humanitaire. Cette information pouvait "laisser
espérer que l'enfant avait survécu à la famine, au vautour et aux mauvais
présages des lecteurs occidentaux". Il continua son enquête en
rencontrant des employés de Médecins sans frontières qui travaillaient sur
place à l'époque. Puis il se rendit sur les lieux.
Au terme
d'une enquête de plusieurs jours, il rencontra le père de l'enfant immortalisé
par Kevin Carter. Dans le petit village, personne n'avait jamais vu la photo et
ne savait qu'elle avait fait le tour du monde. La présence du vautour, tant
décriée en Occident, ne frappait personne : ils étaient très nombreux dans la
région. L'enfant avait effectivement survécu à la famine mais était mort
quatorze ans plus tard des suites de fièvres intenses provoquées par une crise
de paludisme.
Grâce à
Alberto Rojas, on sait désormais que le petit garçon n'est pas mort de faim,
abandonné à son sort par un charognard de l'image. Justice est rendue. Mais
Kevin Carter n'est plus là pour en profiter. Le 27 juillet 1994, trois mois
donc après l'attribution de son prix, le Sud-Africain s'est donné la mort en
s'empoisonnant dans sa voiture. Sur la note qu'il a laissée, il évoque "les souvenirs persistants de massacres et de
cadavres" qui le hantaient. Rien sur l'enfant soudanais et le
célèbre rapace. C'est pourtant cette image et le paradoxe du photoreporteur
qu'elle incarne aujourd'hui encore que Kevin Carter symbolise : observer
immobile l'horreur pour mieux la combattre.
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