La journaliste Agnès Bun dans l'est de l'Ukraine (photo: Roman Pilipey)
Agnès Bun est une reporter vidéo de l'AFP basée à Hong Kong.
Agnès Bun reporter vidéo en Ukraine
Slaviansk
(Ukraine), 19 mai 2014 - Avant de partir trois semaines couvrir les tensions
dans l'Est de l'Ukraine entre l'armée et les rebelles pro-russes, je n'avais
jamais couvert de conflit.
Etrangement,
les explosions qui font trembler les murs de ma chambre d'hôtel en pleine nuit,
le poids du casque et du gilet pare-balles, le bruit assourdissant des balles
qui sifflent près de mes oreilles, la tension, la violence… Rien ne me surprend
vraiment.
Comme tout
le monde, j'ai vu des films, lu des livres sur le sujet. Et avant de partir,
des amis plus expérimentés, reporters de guerre pour certains, m'ont abreuvé de
conseils. L'AFP m'a également fait suivre, en février, une solide formation
pour journaliste en environnement hostile. Elle m'a appris les bases, les
réflexes à adopter lorsque je suis en reportage en milieu à risques. Tout cela
n’enlève rien au poids des choses. Mais du coup, lorsqu'elles me tombent
dessus, je l’accepte, presque avec résignation: je m'y attendais.
Un soldat des forces spéciales ukrainiennes prend position sur une
barricade pro-russe abandonnée près de Slavyansk, le 24 avril 2014 (AFP /
Kirill Kudryavtsev)
Mais ce à
quoi rien ni personne ne m'a préparée, ce sont ces moments de grâce qui
triomphent, entre deux épisodes de violence.
Comme ce
moment à un poste de contrôle où la tension est à son comble: des habitants
pro-russes hurlent sur des soldats ukrainiens qui montent la garde. « Traîtres!
»
Les
soldats, visage impassible, maintiennent leur position.
Avec mes
collègues, le vidéaste Paul Gypteau et le reporter texte Max Delany, nous
allons les voir, nous nous faisons discrets; nous savons que nous marchons sur
des œufs, les soldats sont nerveux.
Et là, un
soldat s'avance vers moi. Je me dis que c'est fichu, que nous devons arrêter de
filmer et qu'il va nous demander de partir.
En
réalité, il vient déposer un chaste baiser sur ma joue, comme un collégien: il
veut seulement pouvoir dire à sa mère qu'il a « embrassé une fille française
»...
Quelques
minutes plus tard, des véhicules de l'armée ukrainienne arrivent. Les
habitants, des personnes âgées pour la plupart, tentent de les arrêter à mains
nues. Des coups de feu sont tirés en l'air, à quelques mètres de nous. La magie
est rompue.
Je pensais
qu'être sur un terrain de conflit, c'était vivre dans une tension permanente,
sept jours sur sept. En réalité, aux brefs moments de violence succèdent de
longues plages d'accalmie. Chacun reprend ses habitudes, la vie continue.
Parfois,
hostilité et normalité se côtoient, dans un curieux mélange.
Comme à ce
poste de contrôle où des rebelles tentent de nous confisquer un gilet
pare-balles. Nous parvenons finalement à les convaincre de nous le laisser.
Tout au long des négociations, les insurgés me proposent du thé, du café,
m'offrent des chocolats. Ils ont beau tenter de me détrousser, ils restent
civilisés.
Un rebelle pro-russe monte la garde à un poste de contrôle à
Slaviansk, le 15 mai 2014 (AFP / Vasily Maximov)
D'ailleurs
aux points de contrôle, côté insurgés comme côté soldats, je reçois souvent des
friandises, des mains même des hommes armés jusqu'aux dents qui vérifient mes
papiers, fouillent le coffre de la voiture. Des gestes candides qui font un peu
baisser la tension.
Autre
présent inattendu: lors de mon premier jour à Slaviansk, bastion des insurgés
encerclé par l'armée où je passe une semaine en compagnie de mon collègue du
texte Bertrand de Saisset et du photographe Vasily Maximov, un habitant m'offre
une douille d'AK47. « Souvenir », me dit-il en souriant.
Mais
hélas, parfois la violence se rappelle brutalement à nous.
Je me
souviens, le jour de la Fête de la Victoire le 9 mai, avoir été émerveillée de
voir tous ces gamins gambader à Slaviansk, au milieu des chars paradés par les
insurgés, fleurs et fusils à la main. Je me suis rendue compte que j'en
croisais assez peu d'ordinaire. Les enfants sont une vision rare en zone de
conflit. Les écoles sont fermées, les parents les ont envoient ailleurs pour
les protéger.
Un rebelle pro-russe pose avec un enfant à Kostyantynivka, dans
l'est de l'Ukraine, le 28 avril 2014 (AFP / Vasily Maximov)
L'après-midi
même, après la parade militaire, mon collègue Bertrand de Saisset et moi
faisons un tour dans la ville, pour voir s’il y a quelque chose à couvrir, une
histoire à raconter. Nous tombons sur des gens du coin, près d’un bac à sable.
Ils nous invitent à partager une bière, des chips avec eux, leurs enfants
jouent à côté.
Je ne
parlais pas un mot de russe avant de venir, et je ne baragouine que les
quelques mots et gros mots d’usage après quelques semaines. Mais je me sens
acceptée, nous discutons avec les mains, avec l'aide de mon collègue qui parle
couramment russe. Nous échangeons des tranches de nos vies respectives, si
différentes.
Et puis
l’une des femmes reçoit un coup de fil.
Son visage
s'assombrit, le rideau tombe: un garçon d’environ 12 ans s’est fait tirer
dessus, à quelques pas de mon hôtel, au beau milieu de l'après-midi.
Funérailles d'un activiste pro-russe tué pat balles à
Krasnoarmeysk, le 13 mai 2014 (AFP / Fabio Bucciarelli)
Alors nous
repartons, la mort dans l’âme. Il faut nous rapprocher, vérifier l’histoire.
Nous
avions presque oublié que nous étions dans une ville assiégée; le conflit a
fini par nous rattraper. On ne court pas plus vite que les balles, par moments.
Pour ma
part, la chance ne m’abandonne pas. Un beau jour, Avec mon collègue Max Delany,
nous sommes pris dans un échange de tirs croisés entre l'armée ukrainienne et
des insurgés, près d'un poste de contrôle à la sortie de Slaviansk. Les balles
sifflent près de nous. Ils nous faut courir, en dépit du poids du gilet
pare-balles, de la caméra pour moi, nous abriter derrière des murets, nous
jeter par terre à chaque détonation, tenter de sortir de là.
Pendant
que je cours, mon micro se débranche, sans que je le remarque, trop occupée à
trouver un endroit où me réfugier. Ce n'est qu'en visionnant mes images, plus
tard, que je découvre qu'elles sont muettes. Frustrant.
Mais sur
le coup, je n'ai pas le temps de m'en rendre compte. Des personnes ont été
touchées à quelques mètres de nous à peine.
Dans ces
moments-là, le temps s'accélère et ralentit tout à la fois, juste assez
longtemps pour que des scènes d'une violence extrême se gravent dans mon
cerveau. Un homme touché aux jambes gisant dans son sang, au beau milieu des
tirs. Il lève les bras, sans doute pour appeler à l'aide, mais impossible de le
secourir sans se prendre une balle soi-même.
Le
sentiment d'impuissance est terrible. J’apprendrai plus tard qu'il a succombé à
ses blessures.
Un autre
homme a été touché dans sa voiture. Mon collègue et moi aidons à le traîner à
l'abri sur le bas-côté. Mais il décède quelques minutes plus tard, à moins
qu'il n’ait déjà été mort.
Poste de contrôle de l'armée ukrainienne près d'Izum, dans la
région de Donestsk, le 15 mai 2014 (AFP / Genya Savilov)
Plus tard,
je discute avec une journaliste qui a également côtoyé des tirs d'un peu trop
près. Elle m’explique que ce moment a été décisif pour elle. Qu'elle ne
repartira plus jamais faire ce genre de reportage.
De mon
côté, même lorsque je cours pour éviter les balles, pas un moment je ne remets
en question ma présence dans ce pays, ma profession. J'ignore pourquoi.
Dans ma
tête, au beau milieu du chaos, mes pensées sont étonnamment claires, calmes. Je
crois qu'avant même de partir, j'avais accepté la possibilité d'être blessée ou
pire.
Au fond,
le plus dur pour moi n’est pas de risquer ma vie. Bien sûr, je suis tendue
quand je me rends sur le front des combats, quasi quotidiennement à Slaviansk.
Un jour, nous passons près d'une roquette tombée au sol qui, miraculeusement,
n'a pas explosé.
Mais le
plus éprouvant, ce n'est pas cela.
Un rebelle pro-russe guette à un poste de contrôle près de
Slavyansk, le 30 avril 2014 (AFP / Vasily Maximov)
Avec mes
collègues, nous rencontrons des personnages attachants. Un rebelle surnommé «
le Tchétchène », arborant un tatouage de Sioux sur l’épaule. Un soldat
ukrainien au sourire tellement juvénile. Un insurgé avec qui nous partageons un
fou rire improbable au beau milieu d'une interview. Un autre au physique
imposant, kalachnikov à la main, qui jure qu'il ne me tirera jamais dessus.
Et puis
parfois nous apprenons le lendemain, ou quelques jours plus tard, que leur
poste a été attaqué, qu’il y a eu des morts, des blessés. On se prend à se
demander s’ils en font partie.
D’un coup
la mort a potentiellement un visage, un sourire disparu pour toujours. Ça fait
réfléchir.
Avec mes
collègues, nous nous efforçons de ne pas juger, de ne pas prendre partie. A
force de côtoyer rebelles et soldats, j'ai souvent l’impression qu’ils ne
savent pas toujours ce qu’ils font, ni pourquoi ils se battent. La situation en
serait presque comique, si tous ces gens n’avaient pas une kalachnikov en
bandoulière.
Dans ce
genre de mission, l'entente avec les autres reporters avec qui nous travaillons
est essentielle. Je garde de très beaux souvenirs de complicité partagée avec
des collègues et confrères, de tous âges, de tous pays. Une fraternité
naturelle dans l’adversité. Notamment ce moment où, rentrés de Slaviansk avec
le reporter Bertrand de Saisset, nous dînons à Donetsk. Des feux d'artifice
explosent soudain dans le ciel. Nous sursautons tous les deux, tendus, puis
nous nous regardons, sourire aux lèvres.
Un rebelle pro-russe pendant la parade du Jour de la victoire à
Donetsk, le 9 mai 2014 (AFP / Genya Savilov)
Il faudra
sans doute un moment avant que nous arrêtions de prendre pétards et feux
d'artifice pour des explosions de mortiers.
Bien sûr,
il y a des scènes, des visions violentes qui me hantent et ne partiront jamais.
Avant
cette mission, j'avais déjà couvert le typhon Haiyan aux Philippines, qui avait
fait plusieurs milliers de morts. En tant que reporter, on avance, on accumule
des souvenirs. Chacun a sa limite, et il faut être assez fort pour avoir la
sagesse de sentir quand on la frôle.
La
puissance des souvenirs heureux, de ces moments de grâce… Pour moi, malgré la
mort, la violence, c’est la preuve que la vie triomphe, malgré tout. Pour
l'instant, plus que jamais, je veux continuer à aller témoigner du courage de
ceux qui se battent au quotidien pour mener une vie normale, dans des
circonstances qui ne le sont pas.
Un rebelle pro-russe pose à un poste de contrôle à Slaviansk, le 10 mai 2014 (AFP / Vasily Maximov)
Source blogs.afp.com
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