Le photoreporter face à la douleur des autres
Photographes,
reporters vidéo, comment font-ils leur métier lorsqu’ils reçoivent en pleine
figure la douleur des autres ? Comment réagissent-ils face aux cris
insoutenables d’un gamin entouré de cadavres après un séisme, un accident, un
bombardement ? Restent-ils de marbre devant la rage d’un père qui serre dans
ses bras sa fillette morte ? Ou face au désespoir de ces hommes, de ces femmes
qui ont perdu un proche dans l’avion de Malaysia Airlines, et
qui hurlent leur douleur dans un hall d’aéroport ? Se retiennent-ils parfois de
prendre la photo ? Et que pensent-ils des accusations, régulièrement proférées,
qui font d’eux des « vautours » qui vivent de la misère du monde ?
Les proches des passagers du vol MH370 laissent éclater leur douleur, le 24 mars 2014 dans un hôtel de Pékin, en apprenant que l'avion s'est abîmé dans l'océan Indien (AFP / Goh Chai Hin)
« J’essaie
de faire preuve de compassion, d’une certaine retenue, et de ne pas shooter de
trop près, en utilisant un objectif un peu plus long que ce qui est nécessaire
», explique Mark Ralston, photographe de l’AFP à Pékin, qui a couvert l’attente
désespérée des parents des passagers du mystérieux vol de Malaysia Airlines.
La douleur des proches des victimes du vol MH370 se mue
parfois en agressivité contre les journalistes. Si vous ne parvenez pas à
visualiser correctement cette vidéo, cliquez
ici.
« Mais
parfois c’est difficile, ici en Chine, parce que de nombreux photographes
utilisent le grand angle et vous bloquent l’accès… Les catastrophes donnent
toujours des images fortes et le sujet ne perdra rien de son intensité, qu’on
soit à un mètre ou à vingt, alors en ce qui me concerne, je préfère rester un
peu en arrière ».
« Les
photographes débutants ont tendance à se précipiter sur la scène qui les
intéresse, par manque de sang-froid, et ça incite les autres à faire pareil…
Tout ça n’est pas bon, et donne une mauvaise image des médias, qui sont perçus
comme des gens qui n’ont pas de sensibilité, qui sont indifférents à la douleur
des victimes… »
«
L’émotion, oui bien sûr qu’elle est là ! », explique Nicolas Asfouri,
photographe de l’AFP à Bangkok. « Mais ça dépend beaucoup de quel type de
reportage on parle. Entre une femme qui pleure la perte d’un proche dans un
accident d’avion et une guerre, le ressenti est différent, pour nous
photographes.
Le père d'une fillette de 8 ans tuée dans un
bombardement de l'armée syrienne pleure dans un hôpital d'Alep, où est
également soigné son fils (à l'arrière-plan), le 31 octobre 2012 (AFP / Javier
Manzano)
« En
situation de guerre, en tant que photographe, tu sais que tu risques gros, que
tu risques ta vie, et si tu tombes sur un moment fort, exceptionnel, tu as la
responsabilité de témoigner, de montrer en quoi la guerre est mauvaise. Et tu
te concentres pour capter le moment le plus juste, le plus pertinent. Tu es
concentré, et pour ce qui est de l’émotion, elle vient plus tard. Si je me
laisse aller à l’émotion, je ne prends pas la photo… »
- L'émotion vient après
Le
reporter vidéo Djilali Belaïd a tourné en juillet 2012 un reportage exclusif
avec les rebelles syriens qui tenaient alors le Krak des Chevaliers. Et pour
lui aussi, et fort heureusement pour sa sécurité et le bon déroulement de son
expédition, l’émotion est venue après…
« La
forteresse était tenue par la rébellion mais assiégée par les forces
pro-régime. En bas, il y a l’autoroute stratégique Damas-Homs. Les pro-régime
devaient absolument prendre cette position. Ils bombardaient toutes les nuits,
et avaient pris Azzara, une ville près du château.
« Vers 4
heures du matin, on a été réveillés par une tentative d’infiltration des
combattants pro-régime. Je suis parti avec les rebelles. Ça tirait partout. On
a été canardés par des snipers. J’étais derrière ma caméra, je filmais tout. On
nous tirait dessus. Et là, j’ai vu les premiers morts, tués par les snipers. »
« Trois
hommes transportaient un corps. Un de ces hommes était le frère de celui qui
venait d’être tué. Il était comme fou de douleur et de rage. Il a crié vers moi
: "Qui tu es ? Qu’est-ce que tu filmes ?" Il était dingue de douleur,
de la douleur de voir son frère étendu, mort sur la route. Il a pointé son
fusil d’assaut sur moi et a tiré. Son chargeur était vide. Alors il s’est mis à
chercher fébrilement partout autour de lui un nouveau chargeur… »
- Travailler en "pilotage automatique"
« Les
autres ont fini par le maîtriser et l’ont emmené… Un peu plus tard, ils se sont
excusés auprès de moi ».
« En
quelques minutes, j’avais échappé deux fois à la mort. Avec les snipers, et
face à ce rebelle dont l’arme n’avait plus de balles… »
« J’ai
tout filmé, je n’ai pensé à rien, sur le moment. J’étais en pilotage
automatique. La caméra a agi sur moi comme un écran de protection. »
Funérailles à Port-au-Prince de l'archevêque Joseph
Serge Miot, tué dans le séisme en Haïti en 2010 (AFP / Roberto Schmidt)
« C’est
plus tard, lorsqu’on se refait le film, qu’on commence à se poser des questions
sur ce qu’on vient de faire, de se demander par exemple : "Avais-tu le
droit de le filmer ce rebelle, alors qu’il était dans cette douleur, dans cette
situation de vulnérabilité ?" »
« Plus
tard, avec mes collègues, on a pensé qu’il fallait montrer ça : que la guerre
civile, c’était ça. J’insiste sur le mot guerre civile, car là-bas, ce sont
bien des voisins qui s’entretuent. »
« Sans
cette distance créée par la caméra, on serait submergé par la peur et la
panique. La caméra est super importante. C’est comme si elle avait remplacé mon
cerveau. Il y a, derrière la caméra, un mécanisme qui se met en marche, qui
t’empêche de paniquer. Et de réfléchir à des questions telles que :
"Doit-on filmer ou ne doit-on pas filmer ?" »
« Sur le
coup, on ne se pose pas ces questions éthiques ou morales… Et en même temps, la
caméra nous évite aussi la peur physique, la panique », ajoute Djilali.
Jennifer Pulga maintient en vie son mari grièvement
blessé lors du passage du typhon Haiyan en lui insufflant manuellement de l'air
dans les poumons dans un hôpital de Tacloban, aux Philippines, le 15 novembre
2013 (AFP / Philippe Lopez)
La caméra,
ou l’appareil photo, qui mettent de la distance entre le journaliste et la
scène qu’il est en train de couvrir, telle est également l’expérience du
photographe Philippe Lopez (AFP Hong Kong), auteur de poignants reportages sur
les victimes de Haiyan, le puissant typhon qui a ravagé les Philippines en
novembre 2013.
« On a
tous un ressenti différent, mais je crois qu’il y a une constante, chez les
photographes : entre le sujet et lui, il y a l’appareil photo qui produit un
effet de tampon, de buffer, ça rajoute de la distance entre le photographe et
son sujet. »
- L'appareil: un écran de protection
Philippe
Lopez a ému les réseaux sociaux avec un reportage sur une jeune femme qui a
tenté, en vain, de sauver son mari grièvement blessé par la chute d’un arbre,
lors du cyclone, en lui insufflant de l’air, des heures durant, à l’aide d’une
pompe en plastique souple.
« Quand je
suis arrivé sur place, je m’y suis pris à deux fois. Je suis entré dans la
salle une première fois avec un collègue et on a essayé de bien comprendre ce
qui se passait. Il n’y avait pas d’électricité. J’ai dû me débrouiller avec le
contre-jour, me concentrer, et en faisant ce travail, du fait de cette
concentration, je n’ai pas pensé à autre chose qu’à ce que je faisais,
techniquement. »
« Voilà,
c’est l’effet que produit l’appareil, l’effet d’écran qu’il provoque entre le
sujet et le photographe, et qui empêche celui-ci de réfléchir, de se poser
d’autres questions. »
« La jeune
femme pleurait, elle était pleine de douleur, surtout quand elle a soulevé le
pansement sur le visage de son mari. Mais j’étais concentré sur la nécessité de
faire une image lisible. »
Une femme montre la carte d'identité de sa fille
tuée dans un séisme à Beichan, au Sichuan, en mai 2008 (AFP / Mark Ralston)
«
Généralement, dans ce genre de situation, on demande l’autorisation de
travailler, par un geste, ou en portant l’appareil sur son visage. »
« Les
questions, morales, déontologiques, on se les pose après. Avait-on le droit de
prendre cette photo ? Je me suis souvent posé ce genre de questions… »
« Et il y
a des photos que je n’ai pas faites, dans certaines situations… mais après, on
regrette. »
- "C’est plus tard qu’on déguste"
« Cette
jeune femme qui actionnait cette pompe, c’était une photo de désespoir, et ça
aussi, il fallait le montrer, il fallait témoigner… »
« Les
reporters qui ont du métier ont chacun leur manière bien à eux de composer avec
l’émotion, avec la douleur des victimes. Et on apprend petit à petit à
continuer à travailler, dans les situations les plus difficiles, mais c’est
plus tard qu’on déguste : quand on édite les photos, qu’on en découvre les
détails, et l’horreur de certaines images qui sont dans la boîte », ajoute Mak
Ralston.
« C’est
pour moi le moment le plus difficile, et j’ai pour habitude de ne pas trop
regarder mes photos de catastrophes, une fois qu’elles sont diffusées. Ça
implique aussi de ne pas les proposer pour tenter de décrocher un prix… mais
certains photographes n’ont pas ces états d’âme, et les présentent aux jurys,
parce que ce sont précisément ces photos qui scorent ! »
Une femme pleure au milieu des ruines de
Rikuzentakata,dévastée par le tsunami au Japon en mars 2011 (AFP / Nicholas
Kamm)
Alors, les
journalistes sont-ils des « rapaces » des « charognards », comme on l’entend
parfois ?
Sans doute
pas, mais tous se posent la question, à un moment ou un autre de leur carrière,
et particulièrement dans ces situations où éclate la douleur des victimes.
Mark
Ralston: « J’ai vu des personnes dans la souffrance et la douleur qui me
remerciaient que je les prenne en photo parce qu’elles savaient que ça pourrait
contribuer à ce qu’on leur vienne en aide. Au contraire, j’ai vu des victimes
réagir très mal, parce qu’elles pensaient qu’on était des paparazzi et des
vautours, et qu’elles ne voyaient pas le rôle positif que pouvaient jouer les
médias… »
- Agressés un jour, remerciés le lendemain
« Cette
semaine, on a été attaqués physiquement par des parents des disparus du vol
Malaysia MH370, mais le lendemain, les mêmes personnes nous ont demandé de
photographier leur manifestation de protestation contre le gouvernement
malaisien ! »
Nicolas
Asfouri : « Il y a des moments ou les photographes ne sont pas les bienvenus,
mais dans les événements de guerre ou de catastrophe naturelle, les gens sont
tellement pris par ce qu’ils endurent qu’ils ne nous voient même pas, ils ne
savent même pas qu’on est là. »
Un homme porte le corps d'une fillette tuée dans un
bombardement israélien à Qana, dans le sud du Liban, le 30 juillet 2006 (AFP /
Nicolas Asfouri)
« L’impact
des photos, ça peut aussi participer de la solidarité, des élans d’aide
humanitaire ».
Ainsi des
photos de Nicolas sur les bombardements israéliens de Qana, au sud Liban, en
2006, qui avaient fait 52 morts, dont 30 enfants. Son reportage avait suscité
une immense émotion internationale, et contribué à obtenir un cessez-le feu.
«
L’expression, l’exposition de la douleur de ce père portant sa fillette dans
ses bras, avaient servi à quelque chose », plaide Eric Baradat, adjoint photo à
la rédaction en chef centrale de l’AFP à Paris.
Pour Eric,
au-delà de l’émotion du moment, la question prioritaire reste la suivante : «
Quel est l’intérêt journalistique, quel est l’intérêt informatif de telle ou
telle photo ? »
« Je fais
partie des gens qui pensent qu’on est là pour montrer, rapporter, même si c’est
atroce à voir. »
« Mais il
y a parfois des images gratuites. Des corps déchiquetés par un accident de la
route, quel est l’intérêt ? Est-ce bien nécessaire de montrer cela ? Des corps
déchiquetés, des images atroces de la guerre en Syrie, c’est différent : cela
peut aider à remuer l’opinion, à provoquer des décisions. C’est ce qui s’est
passé avec ce reportage de Nicolas Asfouri au Liban. »
Arrivée à Tegucigalpa des corps de 16 Honduriens
figurant parmi les 72 victimes d'un massacre d'émigrants à Tamaulipas, au
Mexique, en 2010 (AFP / Orlando Sierra)
Source blogs.afp Par Michel SAILHAN
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