Le capitalisme se mord la queue
Les travaux de l'économiste Thomas Piketty
aboutissent à un sombre constat : les inégalités entre les riches et les
pauvres, qui n'en finissent pas de se creuser, compromettent l'avenir du
capitalisme et finiront par détruire nos sociétés.
Un nouvel
économiste crée aujourd'hui la polémique et il n'est pas de droite. Début
avril, à la conférence de l'Institute of New Economic Thinking, à Toronto,
l'ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe
siècle, a été mentionné au moins une fois à chacune des séances
auxquelles j'ai assisté. Il faut remonter aux années 1970, avec Milton
Friedman, pour trouver un économiste ayant suscité un tel débat.
Comme
Friedman, Piketty est un homme de son temps. Si durant les années 1970, les
inquiétudes portaient sur l'inflation, aujourd'hui elles sont liées à
l'émergence de ploutocrates et à leur impact sur l'économie et la société.
Piketty
est convaincu que le niveau actuel des inégalités de richesse, qui est vouée à
augmenter, compromet l'avenir du capitalisme. Et il le démontre. Cette thèse
étonnante est très mal accueillie par ceux qui considèrent que le capitalisme
et les inégalités sont interdépendants. Selon cette idée, soutenue par le
centre droit, le capitalisme a besoin des inégalités de richesse pour stimuler
la prise de risques et les initiatives. C'est pourquoi David Cameron et George
Osborne plaident pour une diminution des droits de succession et se flattent du
faible niveau d'imposition des plus-values et des sociétés, un système
favorable aux entreprises.
- Des "superpatrons", royalement rémunérés
Piketty
déploie deux siècles de données pour prouver qu'ils ont tort. Le capital,
dit-il, est aveugle. Quand son rendement – par l'investissement dans des
secteurs allant de l'immobilier à la construction automobile – dépasse la
croissance réelle des salaires et de la production, comme il l'a toujours fait,
à l'exception de quelques périodes comme les années 1910-1950, le stock de
capitaux augmente beaucoup plus rapidement que l'ensemble de la production. Et
les inégalités de richesse explosent.
Ce
processus est exacerbé par les héritages et, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni,
par l'augmentation du nombre de "superpatrons", royalement rémunérés.
Les inégalités de richesse en Europe et aux Etats-Unis ont déjà atteint les
niveaux d'avant la Première Guerre mondiale et s'orientent vers ceux de la fin
du XIXe siècle, quand la chance de pouvoir compter sur un héritage jouait un
rôle crucial dans la vie économique et sociale.
Les
dépenses excessives et les terribles tensions sociales qui ont marqué
l'Angleterre édouardienne [1901-1910], la France de la Belle Epoque et les
Etats-Unis des magnats de l'industrie semblent à jamais derrière nous, mais
Piketty montre que la période comprise entre 1910 et 1950, durant laquelle ces
inégalités ont été réduites, était anormale. Il a fallu une guerre et une
récession pour mettre un coup d'arrêt à la dynamique des inégalités et pour
mettre en place des impôts élevés sur les hauts revenus, en particulier ceux du
capital, pour préserver la paix sociale. Aujourd'hui, le processus inéluctable
de multiplication du capital aveugle au bénéfice de quelques privilégiés est à
nouveau à l'œuvre, et qui plus est à une échelle mondiale.
- L'explosion des investissements immobiliers
Il
n'existe pratiquement pas de nouveaux entrepreneurs, hormis une ou deux
start-up de la Silicon Valley, qui puissent gagner suffisamment d'argent pour
concurrencer les concentrations de richesses incroyablement puissantes qui
existent déjà. En ce sens, on peut dire que "le passé dévore
l'avenir". Le fait que le duc de Westminster et le comte de Cadogan soient
deux des hommes les plus riches de Grande-Bretagne est révélateur. Ce phénomène
s'explique par les terrains que leurs familles possèdent depuis des siècles à
Mayfair et à Chelsea et par les réticences à éliminer les possibilités
d'évasion fiscale qui permettent à ces familles de faire prospérer leur
patrimoine.
Aujourd'hui,
on est davantage encouragé à devenir rentier qu'à prendre des risques. Il
suffit de voir l'explosion des investissements immobiliers. Nos sociétés et nos
riches n'ont pas besoin de soutenir des innovations audacieuses ni même
d'investir dans la production.
D'autres
forces se conjuguent contre le capitalisme. Piketty note que les riches savent
très bien protéger leurs richesses de l'impôt et que la proportion du fardeau
fiscal supporté par les ménages à revenus moyens a progressivement augmenté. En
Grande-Bretagne, 1 % des ménages les plus riches paient effectivement un tiers
de la totalité de l'impôt sur les revenus, mais ce dernier ne représente que 25
% des revenus du Trésor public : 45 % viennent de la TVA, de droits
d'accises et de diverses contributions sociales payées par l'ensemble de la
population.
- Les sociétés s'efforcent de se protéger
De ce
fait, la charge de dépenses publiques comme l'éducation, la santé et le
logement incombe de plus en plus aux contribuables moyens, qui n'ont pas les
ressources financières nécessaires pour les payer. Et c'est ainsi que les
inégalités de richesse deviennent un facteur de dégradation des services
publics et des conditions de travail.
L'enseignement
que l'on peut tirer du passé est que les sociétés s'efforcent de se protéger en
fermant leurs frontières ou en menant des révolutions, voire des guerres. Les
solutions – un taux d'imposition sur les revenus allant jusqu'à 80 %, des
droits de succession réels, un impôt sur la propriété adéquat et une taxe
mondiale sur les richesses – sont actuellement inconcevables. Mais comme
l'écrit Piketty, la tâche des économistes est de les rendre plus concevables.
Et c'est ce que fait Le Capital au XXIe siècle.
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