mercredi 16 octobre 2013

Billets-La France s’est américanisée


La France s’est américanisée

Journaliste politique, ancien éditorialiste à Libération, Éric Dupin a parcouru l’Hexagone en dix-sept voyages, pendant plus d’un an, à la rencontre de Français ordinaires. Il dresse le portrait contrasté d’un territoire qui s’est profondément modifié et d’une population qui se cherche des repères.

  • Le sous-titre de votre livre, Voyages en France, est “la fatigue de la modernité”. Qu’est-ce à dire ?
En partant, je ne cherchais pas à prouver quoi que ce soit, j’en avais juste assez du parisianisme et je voulais rencontrer au petit bonheur la chance des Français de tous horizons. Je n’avais donc pas vraiment de fil conducteur établi mais, petit à petit,
je me suis rendu compte que le point commun de tous les gens que je rencontrais était de ressentir une sorte de fatigue de la modernité.
La modernité, non pas au sens de la philosophie des Lumières, mais l’hyper-modernité, provoquée notamment par la mondialisation, et qui engendre une forte accélération du temps et une profonde métamorphose du territoire.

  • Quelles sont ces nouvelles représentations de l’espace dont vous parlez?
On assiste au déclin de la ville européenne traditionnelle, qui mêlait différentes activités en son sein et permettait donc une vraie mixité sociale et professionnelle, au profit d’une spécialisation des espaces.
C’est une sorte d’”américanisation” du territoire.
C’est-à-dire qu’il existe maintenant, comme aux États-Unis, un zonage de l’espace avec d’un côté des centres-ville, qui se ressemblent de plus en plus. Autour, les anciens quartiers populaires qui se gentrifient avec une population plus jeune et aisée tandis que, plus loin, on trouve les “quartiers sensibles”, dont les concentrations ethniques sont tristes à constater. Plus loin encore, ce sont les zones industrielles et commerciales, avec l’hypermarché, devenu le véritable centre de l’activité urbaine. C’est là que les foules se rencontrent, et que s’établissent les rites sociaux, surtout le samedi. C’est un peu l’église moderne…
Et puis, il y a les zones d’habitations périphériques, qui se développent de plus en plus et grignotent l’espace rural…
L’obsession de la maison individuelle fait aussi que, pour l’acquérir, les gens s’éloignent de plus en plus des centres-ville. On en voit couramment qui font 30 à 40 km pour se rendre à leur travail. En termes de fatigue, de coût environnemental et financier, le bilan n’est en fait pas fameux du tout. D’autant qu’on reproche aussi à ces populations qui passent directement du travail à leur maison, avec juste un crochet par l’hypermarché, un fâcheux repli sur elles-mêmes. Je me souviens d’une scène incroyable, dans une zone pavillonnaire, où j’ai vu une mère suivre en voiture son enfant faire de la bicyclette dans une rue pourtant déserte…
  • Stopper l’exode vers les espaces périurbains serait donc l’un des enjeux majeurs de l’avenir des villes?
De nombreux maires sont conscients du problème et cherchent dans leur commune, comme par exemple à Saintes, en Charente-Maritime, le moyen de conjuguer à nouveau différents types de population et d’activités. Mais il ne faut pas se leurrer, les obstacles sont nombreux, dont le moindre n’est pas celui du prix du foncier qui empêche les moins argentés de s’installer dans les centres-ville.
La tentation de la campagne semble pourtant plus que jamais l’un des principaux fantasmes des urbains?
Le monde rural n’est effectivement plus un monde agricole.
C’est frappant de constater que la campagne est aujourd’hui peuplée de gens qui ne travaillent pas la terre mais ont plutôt un emploi dans les petites villes avoisinantes. Quant aux agriculteurs, ils ont des exploitations de plus en plus grandes alors qu’on aurait pourtant bien besoin d’une petite agriculture, bio notamment, qui participerait de l’aménagement du territoire. Beaucoup de néoruraux ont une vraie réflexion critique sur nos modes de vie consumériste. Et, même s’ils sont minoritaires, leurs idées font leur chemin.
J’ai rencontré ainsi de nombreux provinciaux devenus “locavores“, c’est-à-dire qui consomment de manière réfléchie des produits locaux.
Le fort développement des Amap [Association pour le maintien d'une agriculture paysanne] est une belle illustration de ce qui est, à mon avis, une tendance de fond.

  • Quelle est la différence entre les “rurbains” et les “néoruraux”?
Les premiers sont des urbains qui s’installent dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres autour de la ville, profitent d’un prix de l’immobilier encore accessible et de toutes les infrastructures urbaines voisines sans les financer par leurs impôts locaux. Ni vraiment urbains ni totalement campagnards, ils essayent de combiner tous les avantages mais en subissent parfois tous les inconvénients, comme la fatigue des transports. Les néoruraux, eux, ont choisi de vraiment quitter la ville pour vivre et travailler à la campagne. Ils sont encore assez marginaux, mais je pense qu’ils sont destinés à croître.
C’est ainsi qu’on assiste à un repeuplement de régions dont on prédisait, il n’y a pas si longtemps, qu’elles se désertifiaient totalement…
En effet, selon les projections de l’Insee sur la population des régions en 2040, le Limousin et l’Auvergne, par exemple, devraient connaître une croissance démographique analogue à celle de l’Ile-de-France! Mais des inégalités persisteront entre les territoires et les moins réputés auront du mal à endiguer le déclin démographique et économique.

  • La mondialisation semble concentrer toutes les angoisses. Tout au long de votre périple, vous dites d’ailleurs qu’on vous a plus souvent parlé des Chinois que des Arabes…
J’ai été très frappé de rencontrer de nombreux dirigeants de PME/PMI, qui sont très critiques vis-à-vis du système économique et du capitalisme financier internationalisé. Ils ont un fort sentiment de dépossession car ils subissent les règles d’un jeu qu’on leur a imposé. Ils se trouvent ainsi en concurrence avec la Chine, notamment, qui n’a pas du tout les mêmes standards sociaux et environnementaux. Je me souviens d’être allé en Haute-Marne, dans une fonderie, une industrie traditionnelle, autrefois familiale, aujourd’hui rachetée par des fonds de pension. Ces entreprises changent de main au gré de fluctuations économiques qui échappent totalement aux salariés. Ceux-ci ressentent une grande insécurité en sachant que leur sort dépend d’un “patron” qui débarque un beau jour de son hélico pour leur signifier un plan social… Cela crée beaucoup de souffrance et de démotivation.

  • Vous avez aussi rencontré beaucoup de Français qui ont changé de vie, afin de mieux résister aux désordres mondiaux et hexagonaux…
J’ai été impressionné par des gens qui ont opéré des changements radicaux, que ce soit par des déménagements ou des mutations professionnelles. Ce n’est pas toujours volontaire au départ, mais au bout du compte, cela marque souvent un nouveau choix de vie. Sans idéaliser ces situations, en créant leur propre activité,
ces “mutants” gagnent souvent moins d’argent mais disent avoir retrouvé la maîtrise et le sens de leur travail.
Mais aussi, une meilleure qualité de vie et finalement plus de sérénité.

  • Paradoxalement, si la géographie humaine a été bouleversée, la référence au “pays”, au sens régional du terme, résiste…
Cela m’a effectivement surpris de rencontrer beaucoup de gens qui vivaient là où ils étaient nés. Ils ont pu partir entre-temps, pour faire des études, travailler, mais ils sont revenus. Cela veut dire qu’ils sont “enracinés”.
Nous sommes en cela très différents des Américains, qui bougent un peu partout dans leur vaste pays. Les Français peuvent être mobiles, mais ils ont encore un fort sentiment d’appartenance à un territoire spécifique, qui a son histoire, sa culture, sa cuisine. Les spécificités culinaires continuent à exister et pas uniquement pour les touristes. Les Bretons aiment vraiment manger des crêpes!

  • Une chose semble immuable en tout cas, c’est l’anti-parisianisme!
C’est sûr que le fait d’avoir un 75 sur la voiture n’est pas un avantage! Le contentieux entre Provinciaux et Parisiens est loin d’être épuré, même si je crois qu’au fond, chacun envie un peu l’autre…


Source fortune.fdesouche.com

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