La France s’est américanisée
Journaliste politique, ancien éditorialiste à
Libération, Éric Dupin a parcouru l’Hexagone en dix-sept voyages, pendant plus
d’un an, à la rencontre de Français ordinaires. Il dresse le portrait contrasté
d’un territoire qui s’est profondément modifié et d’une population qui se
cherche des repères.
- Le sous-titre de votre livre, Voyages en France, est “la fatigue de la modernité”. Qu’est-ce à dire ?
En partant, je ne
cherchais pas à prouver quoi que ce soit, j’en avais juste assez du
parisianisme et je voulais rencontrer au petit bonheur la chance des Français
de tous horizons. Je n’avais donc pas vraiment de fil conducteur établi mais,
petit à petit,
je me suis rendu
compte que le point commun de tous les gens que je rencontrais était de
ressentir une sorte de fatigue de la modernité.
La modernité, non pas
au sens de la philosophie des Lumières, mais l’hyper-modernité, provoquée
notamment par la mondialisation, et qui engendre une forte accélération du
temps et une profonde métamorphose du territoire.
- Quelles sont ces nouvelles représentations de l’espace dont vous parlez?
On assiste au déclin
de la ville européenne traditionnelle, qui mêlait différentes activités en son
sein et permettait donc une vraie mixité sociale et professionnelle, au profit
d’une spécialisation des espaces.
C’est une sorte
d’”américanisation” du territoire.
C’est-à-dire
qu’il existe maintenant, comme aux États-Unis, un zonage de l’espace avec d’un
côté des centres-ville, qui se ressemblent de plus en plus. Autour, les anciens
quartiers populaires qui se gentrifient avec une population plus jeune et aisée
tandis que, plus loin, on trouve les “quartiers sensibles”, dont les
concentrations ethniques sont tristes à constater. Plus loin encore, ce sont
les zones industrielles et commerciales, avec l’hypermarché, devenu le
véritable centre de l’activité urbaine. C’est là que les foules se rencontrent,
et que s’établissent les rites sociaux, surtout le samedi. C’est un peu
l’église moderne…
Et puis,
il y a les zones d’habitations périphériques, qui se développent de plus en
plus et grignotent l’espace rural…
L’obsession de la maison individuelle fait aussi que,
pour l’acquérir, les gens s’éloignent de plus en plus des centres-ville. On en
voit couramment qui font 30 à 40 km pour se rendre à leur travail. En termes de fatigue, de coût environnemental et
financier, le bilan n’est en fait pas fameux du tout. D’autant qu’on reproche
aussi à ces populations qui passent directement du travail à leur maison, avec
juste un crochet par l’hypermarché, un fâcheux repli sur elles-mêmes. Je me
souviens d’une scène incroyable, dans une zone pavillonnaire, où j’ai vu une
mère suivre en voiture son enfant faire de la bicyclette dans une rue pourtant
déserte…
- Stopper l’exode vers les espaces périurbains serait donc l’un des enjeux majeurs de l’avenir des villes?
De
nombreux maires sont conscients du problème et cherchent dans leur commune,
comme par exemple à Saintes, en Charente-Maritime, le moyen de conjuguer à
nouveau différents types de population et d’activités. Mais il ne faut pas se
leurrer, les obstacles sont nombreux, dont le moindre n’est pas celui du prix
du foncier qui empêche les moins argentés de s’installer dans les
centres-ville.
La
tentation de la campagne semble pourtant plus que jamais l’un des principaux
fantasmes des urbains?
Le monde rural n’est
effectivement plus un monde agricole.
C’est
frappant de constater que la campagne est aujourd’hui peuplée de gens qui ne
travaillent pas la terre mais ont plutôt un emploi dans les petites villes
avoisinantes. Quant aux agriculteurs, ils ont des exploitations de plus en plus
grandes alors qu’on aurait pourtant bien besoin d’une petite agriculture, bio
notamment, qui participerait de l’aménagement du territoire. Beaucoup de
néoruraux ont une vraie réflexion critique sur nos modes de vie consumériste.
Et, même s’ils sont minoritaires, leurs idées font leur chemin.
J’ai rencontré ainsi
de nombreux provinciaux devenus “locavores“, c’est-à-dire qui consomment de
manière réfléchie des produits locaux.
Le fort développement des Amap [Association pour le maintien d'une agriculture
paysanne] est une belle illustration de ce qui est, à mon avis, une tendance de
fond.
- Quelle est la différence entre les “rurbains” et les “néoruraux”?
Les premiers sont des urbains qui s’installent dans un
rayon de quelques dizaines de kilomètres autour de la ville, profitent d’un
prix de l’immobilier encore accessible et de toutes les infrastructures
urbaines voisines sans les financer par leurs impôts locaux. Ni vraiment
urbains ni totalement campagnards, ils essayent de combiner tous les avantages
mais en subissent parfois tous les inconvénients, comme la fatigue des
transports. Les
néoruraux, eux, ont choisi de vraiment quitter la ville pour vivre et travailler à la campagne. Ils sont encore
assez marginaux, mais je pense qu’ils sont destinés à croître.
C’est
ainsi qu’on assiste à un repeuplement de régions dont on prédisait, il n’y a
pas si longtemps, qu’elles se désertifiaient totalement…
En
effet, selon les projections de l’Insee sur la population des régions en 2040,
le Limousin et l’Auvergne, par exemple, devraient connaître une croissance
démographique analogue à celle de l’Ile-de-France! Mais des inégalités
persisteront entre les territoires et les moins réputés auront du mal à
endiguer le déclin démographique et économique.
- La mondialisation semble concentrer toutes les angoisses. Tout au long de votre périple, vous dites d’ailleurs qu’on vous a plus souvent parlé des Chinois que des Arabes…
J’ai été très frappé de rencontrer de nombreux dirigeants
de PME/PMI, qui sont très critiques vis-à-vis du système économique et du
capitalisme financier internationalisé. Ils ont un fort sentiment de
dépossession car ils subissent les règles d’un jeu qu’on leur a imposé. Ils se
trouvent ainsi en concurrence avec la Chine, notamment, qui n’a pas du tout les
mêmes standards sociaux et environnementaux. Je me souviens d’être allé en
Haute-Marne, dans une fonderie, une industrie traditionnelle, autrefois familiale,
aujourd’hui rachetée par des fonds de pension. Ces entreprises changent de main
au gré de fluctuations économiques qui échappent totalement aux salariés.
Ceux-ci ressentent une grande insécurité en sachant que leur sort dépend d’un
“patron” qui débarque un beau jour de son hélico pour leur signifier un plan
social… Cela crée beaucoup de souffrance et de démotivation.
- Vous avez aussi rencontré beaucoup de Français qui ont changé de vie, afin de mieux résister aux désordres mondiaux et hexagonaux…
J’ai été
impressionné par des gens qui ont opéré des changements radicaux, que ce soit
par des déménagements ou des mutations professionnelles. Ce n’est pas toujours
volontaire au départ, mais au bout du compte, cela marque souvent un nouveau
choix de vie. Sans idéaliser ces situations, en créant leur propre activité,
ces “mutants” gagnent
souvent moins d’argent mais disent avoir retrouvé la maîtrise et le sens de
leur travail.
Mais
aussi, une meilleure qualité de vie et finalement plus de sérénité.
- Paradoxalement, si la géographie humaine a été bouleversée, la référence au “pays”, au sens régional du terme, résiste…
Cela m’a effectivement
surpris de rencontrer beaucoup de gens qui vivaient là où ils étaient nés. Ils
ont pu partir entre-temps, pour faire des études, travailler, mais ils sont
revenus. Cela veut dire qu’ils sont “enracinés”.
Nous
sommes en cela très différents des Américains, qui bougent un peu partout dans
leur vaste pays. Les Français peuvent être mobiles, mais ils ont encore un fort
sentiment d’appartenance à un territoire spécifique, qui a son histoire, sa
culture, sa cuisine. Les spécificités culinaires continuent à exister et pas
uniquement pour les touristes. Les Bretons aiment vraiment manger des crêpes!
- Une chose semble immuable en tout cas, c’est l’anti-parisianisme!
C’est
sûr que le fait d’avoir un 75 sur la voiture n’est pas un avantage! Le
contentieux entre Provinciaux et Parisiens est loin d’être épuré, même si je
crois qu’au fond, chacun envie un peu l’autre…
Source fortune.fdesouche.com
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