Entretien avec Cédric Villani
Le prestigieux mathématicien français publie
«Théorème vivant», le récit d'un aventurier des équations et le roman d'un
chercheur... qui trouve très souvent. Rencontre
- Le Nouvel Observateur : C'est la première fois que la démonstration d’un théorème particulièrement complexe - fait l'objet d'un livre entier destiné... au grand public?
Cédric Villani : Pas tout à fait. Par exemple, dans son ouvrage «la
Valeur de la science», qui remonte à 1905 et n'a pas pris une ride, Henri
Poincaré expose merveilleusement bien ses découvertes les plus compliquées. En
ce qui me concerne, l'idée provient d'Olivier Nora. Au cours d'une rencontre
impromptue, le patron des Editions Grasset m'a suggéré de «raconter l'histoire d'un théorème» - en l'occurrence celui qui a contribué à me valoir
la médaille Fields. L'éditeur m'a convaincu qu'un pareil récit, tellement riche
en rebondissements plus ou moins décourageants mais aussi souvent exaltants,
éclairerait ce processus capricieux : la création mathématique, un univers très
méconnu.
- Le pari est réussi, et vous faites en effet partager dans ce «roman» vos émotions successives, même si le lecteur «normal» est obligé de sauter les pages d'équations mathématiques...
Rassurez-vous,
la plupart des mathématiciens les sauteront aussi, ces pages, car elles ne sont
lisibles que par le tout petit nombre de ceux qui travaillent exactement dans
la même branche que moi - à savoir le groupuscule des fanas de l'équation de
Boltzmann... Une pareille spécialisation de la mathématique, en de multiples
branches qui ne peuvent plus se comprendre, c'est un peu effrayant quand on y
songe.
Moi-même,
il me faudrait bien cinq ans d'études préliminaires pour comprendre le
raisonnement par lequel le génial Grigori Perelman a résolu, en 2003, la
célèbre conjecture de Poincaré. Mais peu importe, car de toute façon le
processus de découverte est commun à toutes les branches, et je suis sûr que
mes confrères de toutes obédiences se reconnaîtront dans ce livre, même en
sautant les pages d'équations.
- Alors parlez-nous de ce processus créatif.
Eh bien,
il est imprévisible, en ce sens qu'il faut parfois une année, ou davantage,
pour une étape que l'on croyait franchir en quinze jours. Il est déroutant, car
on en arrive parfois à ne plus savoir au juste ce que l'on cherche, ou à
trouver le contraire de ce que l'on espérait. Le hasard, les intuitions les
plus inattendues, les relations d'apparence saugrenue que l'on établit entre
des choses qui n'ont a priori rien à voir, l'aptitude inexplicable à sentir que
telle ou telle équation «sonne bien», tout cela joue un grand rôle.
Quand on
se trouve dans un bon état obsessionnel, à la fois très malheureux et très
heureux, il arrive que les bonnes idées vous viennent pour de mauvaises
raisons. C'est le coup de chance, certains disent la sérendipité:
l'illumination peut survenir au moment le plus fortuit, alors qu'on était
occupé à autre chose, et les pensées s'enchaîner comme par miracle.
«Contrairement au plaisir sexuel, ce sentiment peut
durer plusieurs heures, voire plusieurs jours», a écrit le
mathématicien André Weil. Moi, je pense que le cerveau est conçu pour
fonctionner à coups d'illuminations. Et que, pour faire le tri dans l'océan
infini des hypothèses, on a besoin à la fois de flair... et de chance. Un peu
sur le tard, j'ai découvert une autre chose très importante: pour avancer dans
une démonstration, il faut se rendre vulnérable, c'est-à-dire accepter de
prendre des risques - dont celui de rater son coup. J'ajoute que désormais ce
processus est nécessairement collectif, et constitue un travail d'équipe.
- Cette prestigieuse médaille Fields - décernée seulement à 52 exemplaires depuis 1936, dont 11 à des Français -, vous vous êtes battu pour l'avoir... sans jamais l'avouer.
C'est la
règle, car l'ambition de la médaille Fields - entre nous, on dit seulement la
«MF», quand on ose l'évoquer sur le ton de la plaisanterie -, cela vous rend
nécessairement schizophrène. On ne peut pas s'empêcher d'y penser, mais on ne
travaille pas pour elle, car cela porterait malheur... surtout si on le disait.
Car, d'abord, compte tenu des hasards de la recherche, aucun «plan» ne saurait
se dérouler comme prévu. Et, d'autre part, si on ne pense qu'à ça, on devient
stérile, on ne peut plus rien faire d'autre.
Il faut
donc l'effacer de son esprit pour plonger dans le travail tout en ne
réussissant pas à l'oublier: vous voyez le cercle vicieux... De plus, le temps
joue contre vous, car elle n'est décernée que tous les quatre ans et on ne peut
plus l'obtenir passé l'âge de 40 ans: si je l'avais ratée en 2010, pour moi,
c'était fini.
- Les mathématiciens ne sont réellement créatifs que dans leur jeunesse?
Il existe
de nombreux exemples de mathématiciens qui ont réussi des choses
exceptionnelles à un âge très précoce. Il est vrai qu'en moyenne, en
mathématiques, la créativité s'émousse plus vite avec l'âge. Mais il existe
heureusement pas mal de contre-exemples. Henri Poincaré avait 50 ans quand il
énonçait sa célèbre conjecture qui devait tenir le monde mathématique en
haleine jusqu'en 2003, et esquissait les prémices de la relativité.
Aujourd'hui, à 84 ans passés, John Nash prix Nobel d'économie en 1994 pour des
travaux de jeunesse - reste mathématiquement créatif.
- A propos d'économie, les mathématiques utilisées par les traders ne sont-elles pas un peu responsables de la crise financière?
Soyons
sérieux ! Les astrologues prétendent se servir des mathématiques, mais ils ne
font que les dévoyer... Ce n'est pas la faute aux mathématiciens si certains
modèles mathématiques sont, dans les banques, utilisés en dehors de leur champ
d'hypothèses...
- Hormis les salles de marchés, les applications des «vraies» mathématiques sont essentielles, même si votre livre ne les évoque guère...
Démontré
en 1640, le petit théorème de Fermat - qui permet la détection de certains
nombres non premiers - n'était qu'une curiosité aussi abstraite qu'inutile. Or
il est subitement devenu d'une importance cruciale, avec le développement de la
cryptographie pour les transactions par cartes bancaires.
Vers 1802,
Joseph Fourier, préfet de l'Isère et mathématicien, travaillait à divers
modèles théoriques. Il fut raillé par Victor Hugo sous le sobriquet de «Petit
Fourier». Or ses travaux, qui ont permis notamment l'encodage des données
informatiques, bénéficient à des milliards d'êtres humains qui ignorent son
nom. Sans la théorie de la relativité et les géométries non euclidiennes, il
n'y aurait pas de système GPS.
C'est
ainsi que les découvertes des mathématiques pures sont sources d'applications à
la fois primordiales et inattendues, parfois au bout de plusieurs siècles, et
après des détours que nul n'aurait osé imaginer. Les mathématiques sont donc
très utiles, même si leurs applications sont impossibles à prévoir.
- La nature est elle-même d'essence mathématique?
Oh oui !
Non seulement on retrouve partout dans ses lois le nombre pi, non seulement la
forme des coquillages ou la répartition des pétales de fleurs respectent des
séries de chiffres bien particulières, mais tous les phénomènes naturels - y
compris ceux qui nous paraissent simples - sont régis par une trame gigantesque
d'équations que nous ignorons. On ne sait pas pourquoi la glace n'est jamais
molle, pourquoi un liquide se change en gaz quand on le chauffe, et en solide
quand on le refroidit. Les mathématiciens ont du pain sur la planche.
- Mais les vocations de mathématiciens, et de scientifiques en général, se raréfient.
Oui, et
c'est un véritable drame, une lourde menace pour notre avenir. Il y a de moins
en moins d'étudiants qui se dirigent vers les sciences, et de moins en moins de
profs pour les enseigner. C'est pourquoi, en ce qui me concerne, je cherche à
multiplier les contacts avec le grand public, dans l'espoir de susciter
peut-être des vocations. Cela m'a souvent valu les reproches à peine voilés de
mes pairs, qui s'étonnaient de mon look et trouvaient peu décent de «se montrer tellement», en particulier
sur des plateaux de télévision un peu trop populaires. Mais je persiste à
penser que les scientifiques doivent d'urgence sortir de leur tour d'ivoire.
Photo CEDRIC VILLANI, né en 1973, est professeur de mathématiques à
l'université de Lyon et directeur de l'Institut Henri-Poincaré. Il a reçu la
médaille Fields (le prix Nobel de mathématiques) en 2010. Il publie un livre
passionnant sur son parcours: «Théorème vivant». (Sipa)
Source nouvelobs.com (Propos recueillis par Fabien Gruhier)
A lire également http://monblog75.blogspot.fr/2011/11/billets-rencontre-avec-cedric-villani.html
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