Par Fabienne Pascaud (Télérama), publié le 29/06/2011
Elles seront les deux stars d'Avignon, ses deux comédiennes les plus célèbres. Mais la célébrité, elles la doivent toutes deux à leur soif de risques et d'audaces. L'une, Jeanne Moreau, 83 ans – dont soixante-trois consacrés au théâtre (et presque autant au cinéma) – était déjà du premier Festival, celui de 1947, où, aux côtés de Jean Vilar, elle apparaissait dans La Tragédie du roi Richard II, avant de devenir la partenaire de Gérard Philipe dans Le Cid, Le Prince de Hombourg (1951) et Lorenzaccio (1952), puis de se métamorphoser, près de quarante ans plus tard, en terrible Célestine pour Antoine Vitez (1989), ou en sublime marquise de Merteuil vieillissante dans Quartett, de Heiner Müller (2007). La Cour d'honneur du palais des Papes, où elle revient pour une unique représentation du Condamné à mort, de Jean Genet, avec Etienne Daho, n'a plus de secrets pour elle…
L'autre, Juliette Binoche, 47 ans, n'a que peu joué au théâtre : une Mouette de Tchekhov à l'Odéon (1988), un Pirandello à Londres (1998), un Pinter à New York. Mais la belle et intense actrice de nombre de cinéastes – Téchiné, Carax, Kieslowski, Minghella ou Haneke pour faire vite – aime les aventures différentes, se perdre pour mieux se retrouver. N'a-t-elle pas déjà osé se faire peintre, ou danseuse, récemment, pour le chorégraphe Akram Khan ? Elle sera au prochain Festival la Mademoiselle Julie de Strindberg selon le metteur en scène Frédéric Fisbach.
Les deux femmes se connaissent bien, ont même interprété ensemble Désengagement du cinéaste israélien Amos Gitaï (2007). Que peuvent échanger librement deux artistes libres ?
Quelle image avez-vous l'une de l'autre ?
Jeanne Moreau : Dès qu'elle est apparue sur l'écran, dans Rendez-vous, d'André Téchiné, en 1985, je me suis sentie attachée à Juliette, d'âme à âme, de cellule à cellule. Comme une parenté secrète. On voit bien dans ses rôles qu'elle pratique une sorte de don de soi assez inexplicable. La vie est un cadeau. Juliette me donne la sensation de savoir ne pas gaspiller ce cadeau. Si on ne meurt pas meilleure que quand on naît, ce n'est pas la peine.
Juliette Binoche : Pour les actrices de ma génération, Jeanne a été une libératrice, celle qui a ouvert les portes. Toutes les portes. Elle a osé incarner une sexualité audacieuse, dès Les Amants, en 1958, et trois ans plus tard Jules et Jim. Elle a osé jouer les scandaleuses, qu'elles claquent leur fric ou leurs hommes. Jeanne a toujours semblé au-delà du qu'en-dira-t-on, ne rendant des comptes qu'à elle-même, une espèce de George Sand d'aujourd'hui. C'est comme une vieille âme qui connaîtrait tous les secrets, toutes les mythologies, avec une sagesse très ancienne. En elle se croisent un peu toutes les femmes : Isis, Vénus, la Vierge Marie, Marie-Madeleine… Jeanne est inspirante. Parfois cassante et arrogante d'être ce qu'elle est, mais elle n'essaie pas de plaire, et c'est ce qui séduit. Avec sa façon de parler, ses bagues, ses cheveux, elle m'a séduite comme si j'étais un homme… Et c'est aussi une sœur.
J.M. : J'ai eu la chance de débuter à une époque, juste après guerre, où la femme semblait encore un mystère – maman ou putain ? – et faisait fantasmer bien des créateurs. Ma spécialité est ainsi vite devenue d'incarner ces fantasmes, cet imaginaire masculin. J'aimais ça. J'étais désirée pour ça. Mais je n'ai jamais eu de plan de carrière, je n'ai jamais prémédité de devenir riche ou célèbre, ni jamais eu la sensation de faire un métier : j'ai juste voulu avoir une vie, pratiquer un art de vivre. Je ne suis juste allée que vers ce qui me passionnait. Et avouons que c'était le plus souvent ce qui était interdit : la lecture, enfant ; le théâtre, adolescente…
Comment vous est né le désir d'être actrice ?
J.B. : La religion de la maison, c'était l'art. Mes parents étaient comédiens. Ils jouaient même souvent dans le off à Avignon, où je les accompagnais, où je déambulais, enfant, dans les rues pleines de monde, où j'ai vu certains spectacles qui m'ont fascinée, comme ceux de Kantor. Mais c'est surtout après avoir admiré Le roi se meurt, de Ionesco, cette exploration de la fin, de la mort, que j'ai vraiment pris ma décision, à 17 ans. Une évidence s'imposait, une clarté, une sérénité aussi. Le théâtre me semblait représenter une communion, une unité partagée, une famille choisie. Tout avait été si étrangement douloureux jusque-là, la scolarité en pension, l'apprentissage de la lecture…
J.M. : Moi, je lisais à 3-4 ans, je dévorais en cachette tout ce que je trouvais.
J.B. : Moi, je n'ai su vraiment lire qu'en sixième. J'étais une enfant un peu perdue. Trouver son « tronc intérieur » prend du temps, et c'est dans les cours de théâtre d'ailleurs que j'ai véritablement commencé à progresser intérieurement. Celui de Véra Gregh, surtout, qui m'a appris le « lâcher prise ». J'étais tellement volontaire ! J'avais peu à peu acquis un savoir-faire qu'elle m'a forcé à casser, en m'aidant patiemment à installer le doute, à traverser l'absence de certitudes pour accéder à cet état de conscience où tous les carcans de pensée et d'être ont disparu, où les repères ne sont plus les mêmes, où règne juste le silence, pour enfin recueillir ce qu'on possède en soi. Grâce au théâtre, j'ai appris ce « laisser-faire », qui permet non seulement de tout interpréter mais de parvenir à faire chaque chose avec conscience. Une école de vie. Etre actrice, ce n'est pas un métier, c'est se vivre à chaque instant.
J.M. : Je me nourris moi aussi de la vie, de tout… Gamine, j'avais d'abord pensé être violoniste, danseuse, ou même religieuse. Et puis la vision de l'Antigone d'Anouilh, en 1944, au Théâtre de l'Atelier, tout près de chez mes parents, m'a éblouie. Il me fallait être cette rebelle, capable de résister aux dieux et de parler pour les autres. J'avais 16 ans. Mon père, restaurateur du côté de Montmartre, était contre ; mais ma mère, ancienne danseuse, m'a aidée. Hélas ! on n'avait pas un rond. Alors, je me suis accrochée. Un voisin, acteur à l'Odéon, m'a fait travailler les Fables de La Fontaine. J'ai demandé à assister en auditrice libre – c'est-à-dire sans passer de scène, donc sans payer – au cours de Denis d'Inès, le grand maître de l'époque et grand sociétaire de la Comédie-Française. Son assistante a remarqué combien j'écoutais, combien j'étais assidue, elle en a parlé à d'Inès, qui m'a exceptionnellement proposé de passer une scène. J'ai choisi Eriphile dans Iphigénie, la tragédie de Racine. Après avoir vu la scène, d'Inès m'a proposé de me faire travailler gratuitement. Mais dans les soubrettes de Marivaux, moi qui ne rêvais que de tragédie… Enfin, il a accepté de me présenter en un temps record de quatre mois au Conservatoire. J'y ai enfin été reçue comme auditrice, encore. Et j'ai voulu y suivre les cours de Georges Le Roy, qui avait été le professeur de Gérard Philipe. Il m'a repérée, proposé un petit rôle dans Athalie, qu'il voulait mettre en scène à la Comédie-Française. Au même moment, Jean Vilar me propose, lui, un contrat pour le premier Festival d'Avignon, l'été 1947. Et je rentre comme pensionnaire à la Comédie-Française en 1948 ! Tout est allé très vite. J'avais une exigence et un orgueil terribles. Et puis Comédie-Française, Théâtre national populaire de Vilar : je me suis vite rendu compte que régnaient partout les mêmes intrigues. Je suis partie…
Finalement, j'aurai eu une enfance merveilleuse. Très tôt, j'ai réalisé à quel point les adultes étaient cons ; très tôt, j'ai compris ce qu'étaient l'adultère, la tromperie, le mensonge et eu pour amies les putains du quartier, puisque nous avions habité un hôtel de passe pendant la guerre. Comme ma mère était anglaise, je leur traduisais les lettres que les soldats américains rentrés au pays leur écrivaient après la Libération. Elles sont devenues ensuite mes premières spectatrices, mes premières fans. Des filles adorables. De quoi vous donner d'emblée une autre conception de la morale. La seule morale que j'ai, quant à moi, c'est la discipline. Seule la discipline vous amène à la liberté, dans l'art comme dans la vie. Mais il faut travailler, travailler…
Justement, comment travaillez-vous avec un metteur en scène ?
J.M. : Contrairement à d'autres, je n'ai jamais choisi mes rôles, j'ai toujours été choisie. Mais je déteste qu'un metteur en scène m'explique la psychologie d'un personnage. Il faut alors lui désobéir. Car les vrais grands metteurs en scène ne dirigent pas. Orson Welles et Buñuel me regardaient même à peine jouer pendant leurs tournages, parfois pas du tout. On communique surtout avec eux par intuition.
J.B. : Le metteur en scène vous choisit. C'est là qu'est son seul et unique travail : dès la distribution. Avant ! Pendant ? Les vraies rencontres sont juste des intuitions partagées.
J.M. : Et l'intuition s'affine au fil des années. Et, avec elle, le bonheur de créer rien qu'une présence, une aura, de parvenir à une sorte de métaphysique… J'avais 59 ans, en 1986, quand Klaus Michael Grüber m'a cassée et métamorphosée en me dirigeant dans La Servante Zerline, de Hermann Broch. Au fil des premières répétitions, il hurlait constamment « Stop ! » et sortait en criant « C'est de la merde ! ». Au bout de six jours, j'ai failli arrêter. Et j'ai continué par défi vis-à-vis de moi-même. Pour tout commentaire, Grüber me balançait des bribes de phrases, du genre de celles, lumineuses et pourtant énigmatiques, qu'il avait dites à Ludmila Mikaël lors des répétitions de Bérénice à la Comédie-Française : « Je veux la parole froide, le cœur brûlant. » Il voulait briser mon orgueil, me faire perdre mes réflexes. C'était continuellement « Stop ! », « Reprenons ! », « Marchez lentement ! », « Parlez doucement ! », « Et la ponctuation ! ». Enfin, de répétition en répétition – jamais plus de deux heures à chaque fois –, le dénuement absolu m'est venu, à force de douleur. Et j'ai fini par aimer Grüber profondément, même s'il hurlait encore en venant me voir en tournée. Il m'a appris la nudité, sur laquelle tout peut s'inscrire. Quand on débute, on ne pense qu'à l'identification immédiate avec le personnage. Plus on avance, plus on peaufine l'interprétation. Et plus je découvre que tout est possible à interpréter dans ce monde où tout, aussi, est possible, le laid, l'atroce, le magnifique…
J.B. : Pour moi, le théâtre est un saut dans l'inconnu. Et c'est la plongée sans filet qui fait la perfection, qui permet d'aller dans un lieu sans limite, donc de se transformer. Quand je me suis mise à danser, en 2008, avec le chorégraphe Akram Khan, j'ai cru que mon corps n'allait pas tenir, j'avais envie de mourir. « Accepte cette sensation ! » me disait Akram Khan. « Ne sois pas en résistance ! » Et c'est vrai que ça devenait une joie, soudain, d'accepter l'impossible. C'est quand on veut maîtriser qu'on est bloqué. Il faut savoir se désobéir. Mais seule la confiance envers un metteur en scène peut donner cette abnégation, la force de dépasser ses pudeurs, de s'abandonner pour livrer enfin quelque chose de caché, de sacré. Etre actrice, c'est offrir ce qui n'est pas montrable. Comment travailles-tu ton texte, toi, Jeanne ?
J.M. : J'ai de la chance, j'ai une mémoire magnifique. Pour les scénarios de film, je lis bien le soir avant de me coucher, et le matin, au réveil, je sais.
J.B. : Ma mémoire est plus fragile. Tout me vient au dernier moment.
J.M. : De toute façon, l'énergie à donner est différente, du cinéma au théâtre. Je trouve le cinéma physiquement plus fatigant. Au théâtre, tout ne dépend pas que de soi. Il y a l'écoute du public, essentielle ; la réponse du partenaire… Et rien de plus terrible alors que de réaliser en scène, pendant la représentation, que ce partenaire-là, en face de vous, vous regarde exactement comme dans la vie : comme si le rôle, le jeu n'avaient pas pénétré en lui, comme s'il n'y avait pas dédoublement.
Que va vous apporter le festival d'Avignon ?
J.M. : Je vais revoir ma vie défiler en retrouvant une fois encore la Cour d'honneur. Ça me galvanise. Le plein air et l'effort physique qu'il faut faire pour résister au vent, se servir du vent, me donnent la fièvre. Ça, c'est un trac positif. La peur d'être est un trac inutile.
J.B. : Avignon, c'est une partie de mon enfance. Mais j'ai maintenant le bonheur de transformer mes peurs d'antan. Vais-je pour autant réussir à créer quelque chose de nouveau que je ne connais pas ? Les femmes que je choisis d'interpréter se demandent souvent comment survivre. A travers elles, je cherche, moi, comment faire passer la vie, faire du théâtre en cassant le théâtre… Cette Mademoiselle Julie que je vais interpréter, c'est un peu aussi Strindberg lui-même, une créature à la fois homme et femme, qui fait face à son désir et dit ce qu'elle pense comme un homme, et puis éprouve des angoisses face au père, des peurs réputées plus féminines.
J.M. : Moi, je n'ai pas peur. La vie a changé, le monde a changé. La « culture », comme on l'appelle maintenant, n'a rien à voir avec l'art que j'ai connu autrefois. Mais les femmes y ont fait leur place ; quand j'ai débuté, il n'y avait que des héros masculins au cinéma comme au théâtre.
J.B. : Et beaucoup d'actrices de la génération qui suit la mienne se mettent maintenant à la réalisation.
J.M. : Attention ! nous n'exerçons pas une profession, mais tout autre chose. Qui a à voir avec le hasard et l'indicible. Si j'ai fait de la chanson, par exemple, c'est parce que je chantais toujours à tue-tête les chansons de Rezvani – un ami du père de mon fils – quand je voyageais avec François Truffaut. Il a décidé de s'en servir pour Jules et Jim… La rencontre avec Etienne Daho autour de Jean Genet a aussi été fortuite. Genet, je l'ai beaucoup fréquenté à la fin des années 1950. Je connaissais, de par mon enfance à Pigalle, le petit monde interlope qu'il fréquentait ; il y avait une espèce de complicité secrète entre nous. Mais il était aussi inquiétant, complexe. A la fois tendre et cruel, timide et arrogant. C'était un homme blessé, sûrement plus libre, plus apaisé à la fin de sa vie. Mais les gens comme lui, comme nous deux, Juliette, de toute façon, sont en marge, restent en marge. Et c'est très bien comme ça.
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