Propos recueillis par Bruno Rivière publié le 13/07/2011
Si DSK est condamné, ce sera l’effet d’un complot. S’il est innocenté, ce sera la preuve d’une conspiration. Pierre-André Taguieff analyse les ambivalences du conspirationnisme.
Pourquoi l’affaire DSK a-t-elle si rapidement conduit à des “théories complotistes” ou “conspirationnistes”, selon lesquelles le directeur du FMI aurait été entraîné dans un “piège” ?
L’histoire universelle est remplie de complots réels, qui ont abouti ou échoué. Mais elle est aussi pleine de complots imaginaires, attribués à des minorités actives ou aux autorités en place (gouvernements, services secrets, etc.). C’est un phénomène de ce type qui se développe depuis le 15 mai au tour de Dominique Strauss-Kahn. Une partie de l’opinion publique ne se satisfait pas des faits, si surprenants ou exceptionnels soient-ils. Elle veut les “expliquer” en fonction de fantasmes divers. C’était fatal, en raison de la per sonnalité particulièrement complexe de DSK, des fonctions qu’il occupait et de celles auxquelles il aspirait.
Le raisonnement conspirationniste repose sur quatre principes.
1. Rien n’arrive par accident. Rien n’est accidentel, ce qui implique une négation du hasard, de la contingence, des coïncidences fortuites.
2. Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées. Plus précisément, d’intentions mauvaises ou de volontés malveillantes, les seules qui intéressent les esprits conspirationnistes, voués à privilégier les événements malheureux : crises, catastrophes, attentats terroristes, assassinats politiques.
3. Rien n’est tel qu’il paraît être. Tout se passe dans les coulisses ou les souterrains de l’Histoire. Les apparences sont donc toujours trompeuses, elles se réduisent à des mises en scène. La vérité est dans la “face cachée” des phénomènes historiques.
4. Tout est lié ou connecté, mais de façon occulte. Derrière tout événement indésirable, en tout “secret inavouable”, il y a une “ténébreuse alliance”. Les forces qui apparaissent comme contraires ou contradictoires peuvent se révéler fondamentalement unies, sur le mode de la connivence ou de la complicité. C’est pourquoi il faut décrypter, déchiffrer à l’infini.
Comment le mécanisme se met en marche à propos de DSK ?
Il faut distinguer deux phases. Dans la première, qui commence dès le 15 mai, les dénonciations d’un complot ou d’une machination contre DSK ne peuvent se fonder sur aucun fait bien établi. Avancer l’hypothèse d’un complot, c’est donc avant tout une réaction d’autodéfense chez ceux qui avaient jusque là une sympathie pour Strauss-Kahn, du type “je ne peux pas croire que” ou “je ne veux pas croire que”. Un sondage CSA réalisé le 15 mai indique que, si 57 % des Français croient que DSK est victime d’un complot, la proportion atteint 70 % chez les sympathisants socialistes : de toute évidence, ces derniers défendent par là leur système de croyances et de valeurs. Dans leur vision de l’ordre juste du monde, DSK, homme de gauche, surhomme du socialisme, ne peut pas être un délinquant. Il faut donc supposer qu’on l’a piégé. Mais qui ? Sarkozy ? les Américains ? les Russes ? Tout est possible. Mais aucune piste n’est probante.
Dans la seconde phase de l’affaire, qui commence le 1er juillet, quand on découvre la personnalité réelle de la “victime” supposée, l’hypothèse d’un complot gagne en épaisseur. Ou, plus exactement, la thèse du “piège”, en tant qu’instrument d’un complot hypothétique, gagne en vraisemblance. D’où ce basculement : d’innocent injustement accusé, DSK devient la seule et vraie victime d’une opération sordide. Mais, si la thèse du complot devient moins invraisemblable que dans la première phase, elle ne permet guère d’incriminer d’autres acteurs que Diallo, son mari trafiquant de drogue et d’éventuels complices dans les milieux qu’ils fréquentent. Ce minicomplot criminel manque d’attrait. D’où la tentative de certains accusateurs d’élargir le champ des manipulations possibles pour lui donner une nette couleur politique : en vertu des principes conspirationnistes, “aucune coïncidence n’est fortuite” et “tout est lié”.
Du simple déni à la contre-attaque, en quelque sorte…
Tout à fait. Mais alors que le déni relevait du domaine de l’affectif, la contre-attaque relève d’une sorte de paranoïa. Le député socialiste François Loncle a ainsi fait allusion à de mystérieuses « connexions » entre le groupe Accor, propriétaire du Sofitel de New York, et certaines « officines françaises » liées à la droite au pouvoir. Le certificat de bonne conduite accordé à Diallo par la direction du Sofitel constituerait un autre élément troublant du dossier, comme le fait, pourtant nor mal, que ladite direction a informé les autorités françaises de l’arrestation de DSK dans la nuit du 14 au 15 mai. La socialiste Michèle Sabban, qui avait d’abord évoqué un « complot international », mentionne comme un indice que Nicolas Sarkozy a remis la Légion d’honneur en septembre 2006 – plus de six mois avant son élection à la présidence de la République – au chef de la police new-yorkaise, Ray Kelly…
Mais ce type de dérive a une contrepartie : il peut se retourner contre n’importe quel acteur ou protagoniste. Y compris les socialistes. S’il est vrai que certains dirigeants du PS – tel François Hollande – étaient au courant d’une tentative de viol de Tristane Banon remontant à 2003, on peut leur reprocher une “conspiration du silence”, pour protéger l’un des leurs.
Et maintenant ?
On peut prévoir une troisième phase de l’affaire : si DSK en sort blanchi, s’il redevient l’homme puissant qu’il était, certains conspirationnistes en déduiront qu’il est bien, comme ils l’avaient pressenti depuis longtemps, l’un des “maîtres du monde”, qu’il est intouchable en tant qu’agent d’un mégacomplot “mondialiste”.
Dominique Strauss-Kahn est un homme extraordinairement envié, jalousé et craint, dont la réussite sociale provoque autant le ressentiment que l’admiration. Aux yeux des Américains, c’est un Européen et un Français, avec ce que cela implique d’amoralité et d’hostilité envers le Nouveau Monde. Aux yeux de nombreux Français et Européens, c’est l’homme du Fond monétaire international, de Wall Street, du “nouvel ordre mondial”. Sans parler de ses origines juives ou de ses opinions pro-israéliennes, qui renvoient à des mythes conspirationnistes plus anciens.
D’autres personnalités politiques présentent les mêmes vulnérabilités ?
Sans doute. Par exemple, Nicolas Sarkozy a été l’objet de diabolisations similaires.
Au-delà du cas DSK, d’autres théories conspirationnistes ont-elles actuellement cours en France ou ailleurs ?
Elles sont aussi nombreuses que furtives. La thèse du complot jésuite a disparu, comme celles du complot maçonnique et du complot bolchevique. Mais certaines persistent dans les représentations sociales : le complot juif, “sioniste” ou “américano-sioniste” mondial, le complot “mondialiste” (réactivé lors de la crise économicofinancière de 2008-2009), le complot de “l’empire américain”, auquel sont attribués les attentats du 11-Septembre (d’où le dogme d’un “terrorisme islamique made in USA”) et la seconde guerre d’Irak, le complot des laboratoires pharmaceutiques (fabrication et propagation de certains virus : sida, H1N1, etc.)…
L’époque présente, celle de la post-modernité ou de l’hypermodernité, se caractérise par une forte augmentation des incertitudes et donc des peurs. Ce qui est particulièrement favorable à la multiplication des représentations ou des récits conspirationnistes, à leur diffusion rapide et à leur banalisation. Une étude récente publiée par des psychologues anglais, K. M. Douglas et R. M. Sutton, montre que les théories conspirationnistes sont bien accueillies par les individus qui seraient euxmêmes disposés à comploter ou à par ticiper à des conspirations. Autrement dit, lorsqu’un individu pense “ils conspirent”, il sous-entend : “à leur place, je conspirerais”. On peut y voir un signe de l’érosion des liens de confiance au sein d’une nation.
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