samedi 11 mars 2017

Billets-Bitcoin : le jour du digital gold est arrivé


Bitcoin : le jour du digital gold est arrivé

Tout ce que vous voulez savoir sur la monnaie cryptographique sans jamais oser le demander !

La valeur du bitcoin a progressé de 125 % en 2016, bien plus que n’importe quelle autre devise, une surperformance constatée chaque année depuis 2010, à l’exception de 2014. Le S&P 500, l’indice de référence des marchés actions aux États-Unis, a gagné 9,5 % l’année dernière. Les marchés européens, aux performances désespérément modestes, font figure de parents pauvres dans cette orgie spéculative.

Comment le bitcoin a-t-il emporté un tel succès ? Depuis sa création il y a seulement 9 ans par un certain Satoshi Nakamoto, le pseudonyme d’un génie de la cryptographie dont le vrai nom n’a pas été découvert, la nouvelle monnaie électronique a été secouée par de violents soubresauts à cause de ses accointances avec les marchés de la drogue et le blanchiment d’argent sale.

De ces crises, il est toujours sorti par le haut. La question de sa disparition n’est plus aujourd’hui à l’ordre du jour. Elle a été remplacée par une autre : comment se fait-il que les Chinois aient mis la main sur cet étrange “or digital” ? Et quelles sont les conséquences de cette prise de pouvoir monétaire ?

Enfin, toute la bitcoin-sphère est en ce moment en ébullition, car elle attend de la décision que doit prendre, aujourd’hui, aux États-Unis, la Securities and Exchange Commission (SEC). Il s’agit de statuer enfin sur une demande d’autorisation qui lui a été soumise il y a près de quatre ans par les jumeaux Cameron et Tyler Winklevoss. En cas de feu vert, il s’agirait du premier fonds indiciel coté dédié au bitcoin.

L’attente de cette décision a déjà fait remonter le cours du bitcoin au-dessus de 1 000 dollars. Si la SEC donne son autorisation, le cours pourrait monter à 3 000 dollars, voire 5 000 dollars. Pour les petits malins qui ont emmagasiné des bitcoins sur leurs ordinateurs, ne sera-ce pas le casse du siècle ?

Le bitcoin Quèsaco
Détour par les Gaulois et une petite île du Pacifique pour comprendre les ressorts d’une monnaie qui n’a pas besoin de “tiers de confiance”.

Il faut d’abord comprendre en quoi consistent le système Bitcoin et la Blockchain qui le supporte.

Le chemin de cette connaissance passe l’histoire de “nos ancêtres les Gaulois”. L’idée est que s’ils avaient disposé d’une blockchain, ils n’auraient pas perdu la guerre contre César ! Le récit que vous allez lire est une fiction. Toute ressemblance avec des personnages réels ne peut être que fortuite.

Un épisode de la Guerre des Gaules
À un certain moment de la Guerre des gaules, deux armées, à peu près équivalentes en nombre et en armes, faisaient face à César. Respectivement commandées par Goudurix et Keskonrix, ces armées étaient séparées par une distance qu’un cavalier pouvait franchir au galop en un quart d’heure minimum, au risque d’être capturé par les Romains. En attaquant ensemble, les deux armées pouvaient battre celle de César. Mais César pouvait battre séparément chacune d’entre elles.

Goudurix et Keskonrix sont dans une relation de pair à pair, comme on dit dans le jargon d’aujourd’hui, dérivé du peer-to-peer anglais (en abrégé P2P). Le problème qui se pose à eux est une question de vie ou de mort pour chaque combattant, y compris pour les plus hauts gradés – les rares prisonniers que l’on faisait en ce temps-là étaient promis à un sort pire que la mort, comme en témoigne le destin du malheureux Vercingétorix. Si Goudurix et Keskonrix n’attaquent pas ensemble, ils seront battus par César. Il faut donc qu’ils attaquent ensemble. Mais comment vont-ils coordonner leur action ?

“Nos ancêtres les Gaulois” s’ils avaient disposé d’une blockchain, n’auraient pas perdu la guerre contre César !”

Conscient de l’enjeu, Goudurix prend l’initiative et fixe le jour et l’heure de l’attaque. Il envoie un messager à Keskonrix pour lui faire part de son intention d’attaquer si Keskonrix est d’accord pour attaquer lui aussi le même jour à la même heure. Il lui demande donc de lui renvoyer le messager pour lui confirmer cet accord. Toujours au risque de se faire capturer par la cavalerie romaine, le messager mettra un quart d’heure pour revenir auprès de Goudurix et lui confirmer que Keskonrix a bien reçu le message et qu’il est prêt à attaquer au jour et à l’heure indiqués dans le message.

Bien sûr, Keskonrix fait comprendre dans ce même message qu’il n’attaquera pas seul et ne le fera que s’il sait que Goudurix a accusé réception de son accord. Mais alors, pour que Goudurix attaque, il faut qu’il sache que Keskonrix a bien reçu l’accusé de réception qu’il lui envoie par le même messager. Mais Goudurix n’attaquera que s’il a reçu l’accusé de réception de l’accusé de réception. Etc.

Bref, l’attaque n’aura lieu que si Goudurix sait que Keskonrix sait que Goudurix sait que Keskonrix sait… et ainsi de suite jusqu’à l’infini. C’est dire qu’en fait, l’attaque n’aura pas lieu et que les Gaulois seront vaincus. Et voilà pourquoi, finalement, César, à son retour à Rome, a pu déclarer devant le Sénat “Veni, Vidi, Vici”…

En langage contemporain, on dit que Goudurisk et Keskonrisk ne peuvent acquérir une “connaissance commune” par des transmissions “asynchrones” (un quart d’heure pour aller d’un général à l’autre) et “non fiables” (le messager peut périr en route ou être fait prisonnier).
Goudurix et Keskonrisk pourraient tenter de résoudre leur problème en installant le messager sur une colline suffisamment élevée pour que les signaux émis par sémaphore ou par des ronds de fumée – codés bien sûr, pour ne pas être compris par l’ennemi – soient visibles exactement au même moment par les deux généraux gaulois.

On dira dans le jargon actuel qu’ils ont installé entre eux un “tiers de confiance”, un de ces middlemen que l’on rencontre si souvent dans les négociations entre des personnes qui ne peuvent se connaître directement, notamment dans le commerce international (d’où les confréries, les guildes, les ligues, les mafias, etc.). Mais alors on sort d’une relation pair à pair (P2P), horizontale, pour entrer dans un système centralisé – une dérive que le Bitcoin veut éviter à tout prix, comme on le verra.

Qui garde les gardiens eux-mêmes ?
Comment et pourquoi, en effet, faire confiance au “tiers de confiance”, même s’il a l’agrément des deux parties ? C’est un problème vieux comme le monde, évidemment, mais qu’a posé d’une manière remarquable un certain Juvénal, satiriste latin du premier siècle après J.-C. Il avait peut-être entendu parler des victoires de César en Gaule et ailleurs, qui étaient encore dans toutes les mémoires.

Mais se préoccupant surtout de la garde des femmes, ce poète qui se méfiait du Beau Sexe, posait la question : “Quis custodiet ipsos custodes ?” – Qui garde les gardiens eux-mêmes ? Il supposait que le pouvoir érotique des femmes était tel que les hommes préposés à leur garde céderaient tôt ou tard à leurs charmes. La question est fascinante non tant par le problème que posait Juvénal, mais parce qu’elle est infiniment “régressive”.

De fait, à supposer que l’on trouve un gardien pour garder les gardiens, qui gardera ce gardien ? et ainsi de suite. Tout à l’heure, la connaissance commune était impossible. Ici, c’est la confiance elle-même qui est impossible.

“A supposer que l’on trouve un gardien pour garder les gardiens, qui gardera ce gardien ? et ainsi de suite”

Aussi bien, la question de Juvénal a-t-elle été évoquée, et même convoquée, au cours des siècles, pour toutes sortes de sujets moins frivoles, comme par exemple la Loi fondamentale de tel ou tel pays (qui garde les gardiens de la Constitution ?). Ou encore le système bancaire. À supposer qu’une banque centrale soit en charge de la surveillance des banques, qui garde la banque centrale ? Question tout à fait actuelle que l’on se pose tous les jours.

Beaucoup de mystère entoure la naissance du Bitcoin, mais ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard s’il est né en 2008, l’année fatidique où l’ensemble du système bancaire mondial était secoué par une défiance que l’on n’avait pas vue depuis la méga-crise de 1929. Cette entrée en scène était d’autant plus fracassante que l’OVNI numérique qui se présentait comme une nouvelle monnaie prétendait résoudre la question que Juvénal aurait pu poser s’il avait été un économiste : qui garde les gardiens de la monnaie ?

Embarquement pour Yap
Pour avancer dans notre connaissance de la manière dont le Bitcoin résout tout à la fois les problèmes de la connaissance commune et de la confiance pair à pair, il nous faut quitter l’Europe aux anciens parapets pour une croisière dans le Pacifique. Faisons donc escale à Yap, l’une des Îles Carolines, avec comme guide un certain William Henry Furness III. Cet anthropologue américain y passa plusieurs mois en 1903. De l’étrange système monétaire qui gouvernait les échanges à Yap, Furness tira un livre, ‘The Island of Money Stone’, fort intéressant pour notre propos.

L’île était dépourvue de ces métaux que d’autres peuplades, mieux pourvues par la nature, choisissaient comme moyens de paiement. Aussi les Yapiens avaient-ils recours à de la pierre pour “fabriquer” de la monnaie. Pas n’importe quel caillou évidemment. Il s’agissait de grosses pierres solides, épaisses, de 30 cm à 3,6 m de diamètre, tirées d’une carrière qui se trouvait dans une île voisine à plus de 600 km de là. Ces pierres, après avoir été extraites – “minées” dans le langage du Bitcoin – étaient acheminées sur des radeaux jusqu’à leur île par des Yapiens, habiles navigateurs.

Des pierres comme moyens d’échange
Ensuite, ces mêmes pierres servaient de moyens d’échange, avec cette particularité qu’étant trop lourdes pour être déplacées, elles restaient immobiles, ne bougeant plus de l’endroit où on les avait débarquées. Chaque Yapien avait en mémoire, à un moment donné, le montant de monnaie dont il disposait à la suite d’échanges, de travail, d’héritage, de dons.

Il connaissait aussi les “sommes” dont disposait chacun des habitants de l’île. Autrement dit, chacun se souvenait pour chaque pierre de l’ensemble des transactions pour lesquelles elle avait servi d’instrument d’échange. Depuis qu’elle avait été apportée sur l’île, chaque pierre portait – dans le souvenir des Yapiens – la trace des transactions dont elle avait été le truchement.

Ces braves gens devaient avoir une capacité phénoménale de mémorisation pour savoir à n’importe quel moment qui avait quoi sur leur île, et de qui il le tenait. Il est vrai qu’ils n’avaient pas inventé quelque écriture que ce soit, ce qui les obligeait à apprendre toutes sortes de choses par cœur. Qui a dit que l’oralité est une force qui ne s’efface pas ? La sophistication du système yapien était poussée très loin, comme on va le voir par l’anecdote que raconte William Furness.

Cette pierre inconnue
L’anthropologue s’était fait un ami sur place, du nom de Fatumak, en qui il avait toute confiance. Et Fatumak lui avait certifié qu’il y avait dans le village voisin une famille dont la fortune était bien connue de tous, matérialisée par une énorme pierre. Un ancêtre était à l’origine de l’expédition qui avait permis de rapporter ce trésor.

Pourtant personne, pas même les membres de cette opulente famille, n’avait vu cette pierre. Et pour cause ! Depuis deux ou trois générations, cette pierre gisait par trente mètres au fond de la mer. Au moment d’aborder la plage de Yap, en effet, l’équipage de l’esquif avait subi une violente tempête et pour sauver leur peau, les navigateurs s’étaient séparés du radeau où ils avaient installé leur pesant butin, lequel fut immédiatement englouti par les flots.

Depuis cet accident dont il fut reconnu que personne n’était responsable, la pierre gisait à trente mètres au fond de l’eau. Avec les moyens de l’époque, il était évidemment impossible de la sortir de là. Mais à quoi bon ? Cette énorme pierre avait autant d’existence que les autres pierres disséminées un peu partout dans l’île d’Yap. Elle était inscrite dans la mémoire de tous les Yapiens. Pourquoi ne resterait-elle pas immobile comme les autres, fût-ce au fond de l’eau et strictement invisible ?

Banque centrale avant la lettre
S’ils avaient inventé l’écriture, les Yapiens auraient peut-être été tentés d’installer au centre du système un personnage qu’ils auraient chargé de tenir le livre des comptes des habitants de l’île, une sorte de banque centrale avant la lettre.

Les Yapiens auraient pu alors se passer de mémoriser l’ensemble des transactions de chacun avec chacun ainsi que l’historique de chaque pierre, visible ou invisible. Évidemment, le personnage au centre, ce “tiers de confiance”, devait être insoupçonnable de la moindre tricherie. Comment en être sûr ? Ce gardien des comptes, qui le garderait ? Même s’ils n’avaient jamais entendu parler de Juvénal, les Yapiens seraient tombés dans le piège de la question que le poète latin avait posée à l’autre bout du monde.

Mais justement ! Ne sachant ni lire ni écrire, ils nous ont laissé la trace d’un système monétaire effectivement décentralisé et sans gardien. Une trace bien vivante bien qu’inconsciente : Narayana Kocherlakota, président de la Federal Reserve Bank of Minneapolis, a écrit tout un papier pour démontrer que “d’un point de vue technologique, la monnaie était équivalente à une forme primitive de mémoire”. Alors même qu’il paraît ignorer tout de l’exemple yapien !

Après l’exemple yapien
Supposons maintenant que ces mêmes Yapiens disposaient de la formidable puissance de mémoire et de calcul dont jouit aujourd’hui le moindre de nos ordinateurs ou de nos smartphones. Alors ils se seraient passés de toute banque centrale et auraient inventé le Bitcoin. C’est exactement ce qui est arrivé à une minuscule équipe d’informaticiens qui ont introduit sur le marché une monnaie qui n’a pas besoin de “tiers de confiance”, qui fonctionne “de pair à pair”, et dont le succès a été ces dernières années foudroyant.

Ce système n’aurait-il pas enfin résolu, au moins sur le plan monétaire, le problème posé par nos deux généraux gaulois et par ce cher Juvénal ? La performance du Bitcoin est si spectaculaire qu’on se propose maintenant de l’extrapoler dans beaucoup d’autres domaines où l’on a besoin de certificats infalsifiables (immobilier, cadastre, brevet, etc.).


Source contrepoints.org
Par Philippe Simonnot.



Philippe Simonnot (né en 1939) est un économiste français, ancien journaliste et docteur ès sciences économiques, directeur de l'observatoire des religions et de l'observatoire économique de la Méditerranée.

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