Coup d’État en Suède ?
La nouvelle n’a pas fait la « une » des médias,
et c’est pourtant un des événements les plus inquiétants de ce début de siècle.
Le dernier masque de la démocratie représentative, dans sa version postmoderne
et corrompue, vient en effet de tomber.
Cela ne surprendra pas
les libéraux, qui savent à quel point l’étatisme électif peut se rapprocher à
pas de loup des « vraies » dictatures, et de quoi il est capable lorsqu’il se
sent menacé de perdre ses prébendes. On le voit déjà montrer les crocs, à grand
renfort d’HADOPI, LPM et autres mesures « anti-terroristes ». Mais en Suède il
vient de mordre pour de bon, et saigner peut-être à mort une démocratie déjà
bien abîmée par le très politiquement correct « modèle suédois ».
Les faits sont simples
dans leur crudité cynique. Les dernières élections ont vu surgir un parti
disons atypique, le mot « populiste » étant, en Suède comme ailleurs, un mot
dépourvu de sens (tous les partis courtisent le peuple !). Avec ses 12%, le SD
ne pouvait qu’être un parti d’opposition, mais lorsqu’un autre s’est joint à
lui pour rejeter le budget, le gouvernement a été mis en minorité, et son
budget invalidé : situation classique de « crise gouvernementale ». Dans toute
démocratie, cela entraîne la démission du gouvernement, et chez nous ce serait
un des cas où la dissolution s’imposerait. C’est si évident que dans un premier
temps, le chef du gouvernement suédois, Stefan Löfven, a décidé, et annoncé
pour le 22 mars 2015, la tenue de nouvelles élections.
Jusqu’ici tout va
bien, me direz-vous, le peuple va trancher.
Mais voilà : les
sondages se sont mis à dessiner une forte hausse du SD, l’amenant à des niveaux
tels que ni l’alliance socialistes-verts, ni le centre-droit, ne puissent
espérer gouverner. Craignant de perdre, avec leurs dernières plumes, les places
qu’ils occupaient chacun leur tour dans une aimable alternance, ces partis ont
décidé de se répartir les postes non plus alternativement mais simultanément,
et pour toujours. En tout cas jusqu’en 2022, première date de révision de leur
accord.
Le coup d’État
Stefan Löfven vient
donc de revenir sur sa décision : les élections prévues pour 2015 n’auront pas
lieu, et le résultat de celles de 2019 est d’avance neutralisé puisque
l’entente des sortants, ou plutôt de ceux qui ne veulent pas sortir, est
organisée jusqu’en 2022. La Suède aura donc la « chance » d’être la première
démocratie du monde à connaître la composition de son gouvernement avant les
élections, et à savoir qu’il restera en place indépendamment de leur résultat.
C’est sûr que ça renouvelle le concept de démocratie, tellement même qu’il
faudrait trouver un nouveau nom.
Mais ce nom existe
déjà : comment nomme-t-on un événement où les élections annoncées sont
brutalement reportées, le pouvoir annonçant que de toute façon il restera en
fonction quel qu’en soit le résultat ? Bien sûr, cela n’a pas été proclamé sur
fond d’hymne national par un colonel dont la garde prétorienne vient de
s’emparer de la télévision : la Suède n’est pas une république bananière. C’est
du moins ce que les naïfs croyaient jusqu’ici. Car si la Junte est habillée en
civil, et que le parlement fait partie de la farce, c’est quand-même, très
exactement, ce qu’on nomme un coup d’État. C’est d’ailleurs ainsi qu’il est
vécu de l’intérieur :
«
L’accord de décembre peut valablement être décrit comme un coup d’État en
douceur, qui engage la Suède sur la route de l’autodestruction.
En
apparence, les institutions démocratiques de la Suède semblent intactes, mais à
partir de maintenant elles ne sont plus qu’une coquille vide. L’accord de
décembre organise ce qu’on pourrait définir comme un système parlementaire à
deux faces. Le parlement officiel reste en place, mais dans l’ombre se tapit le
parlement réel, constitué des chefs des sept partis du spectre politique
traditionnel. Cette officine d’arrière-cour mène ses délibérations en secret, à
l’abri de tout regard public. De temps à autre, elle présentera ses décisions
au parlement, où la ratification ne sera qu’une formalité.
Le
nouveau système peut aussi être décrit comme une « dictature consensuelle ».
Quel qu’il soit, celui qui gouvernera dans les huit prochaines années aura dans
la réalité des pouvoirs de type dictatorial : ses budgets, fondements de toute
politique, disposent d’avance d’une garantie d’approbation. En plus du budget,
les partis de l’union ont annoncé qu’ils rechercheraient l’unanimité sur les
questions de défense, sécurité, pensions et énergie. »
Indifférence générale ou complicité ?
Si cela s’était passé
dans n’importe quelle Ukraine ou Zimbabwe ordinaire, la levée de boucliers
aurait été unanime. Pas cette fois : à l’exception d’un bref article
dans Valeurs Actuelles, aucun «
Indignez-vous ! » vengeur. Pire : un « grand journal du soir », le même qui
avait applaudi l’entrée des Khmers Rouges dans Phnom-Penh (décidément, on ne se
refait pas), n’en a parlé que pour en faire un modèle : « Une fois de plus, la Suède donne l’exemple. Confrontés à la
perspective d’une crise politique prolongée, les partis politiques
traditionnels, de gauche à droite, ont décidé de s’unir pour permettre au
gouvernement de fonctionner en neutralisant la capacité de nuisance
parlementaire du parti populiste. » On admirera incidemment un des plus
beaux exemples de langue de bois jamais énoncés dans la presse française. Des
élus d’opposition qui votent contre le gouvernement, rejettent ses projets de
loi, déposent des amendements, bref, des opposants qui s’opposent ? De la « nuisance parlementaire ». Vite, le parti
unique, seule garantie d’un parlement sans nuisance !
La question n’est pas
celle des programmes des uns ou des autres ; elle est celle de l’honnêteté de
ceux qui s’affirment démocrates, pour aussitôt s’accorder sur la neutralisation
des votes qui ne leur conviennent pas. On est démocrate ou on ne l’est pas, le
concept ne se divise pas plus que celui de liberté.
On justifie parfois
les « exceptions » en ressortant la vieille fable : « Hitler a été élu
démocratiquement, donc il y a des limites à la démocratie ». C’est
historiquement faux, chacun le sait, mais finalement cela aide à mieux voir la
connivence entre le fascisme et la démocratie « avec limites ». Car si Hitler
n’a jamais eu de majorité dans un cadre pluraliste, la manière dont il s’est
imposé est typique : il était minoritaire lorsque Hindenburg l’a nommé
chancelier, dans un gouvernement « d’union nationale » où ne siégeaient de son
parti que deux autres ministres. Saisissant leur chance, les nazis ont très
vite organisé un changement des règles du jeu qui les rendrait aussi
indéboulonnables que nos malins Suédois. Même ainsi, après que l’incendie du
Reichstag leur eut donné prétexte à supprimer toutes les conditions d’un
débat démocratique, ils n’ont cependant atteint que 43,9 %. Hitler n’a donc
jamais représenté démocratiquement le peuple allemand (dont on peut critiquer
la passivité, mais c’est un autre sujet). Son arrivée au pouvoir n’est pas la
preuve d’une « faille » de la démocratie mais le résultat d’une de ces
manœuvres de couloirs qu’on habille du joli nom de gouvernement d’union,
négation même des choix différenciés de l’électorat. Les grands partis suédois
ne font pas autre chose aujourd’hui, tout en jouant la vertu outragée, car
désormais le totalitarisme est pleurnichard. À la naissance…
La menace se rapproche
Selon le traditionnel
clin d’œil, « Toute ressemblance avec une situation française …», etc. Mais la
plaisanterie ne fait pas vraiment rire : le fait est que cette histoire
suédoise valide pour de bon, avec une variante mais l’essentiel y est,
l’intuition de Michel Houellebecq. Qu’on n’aime ou pas ses thèmes et son style,
cette sorte d’empathie sociale, cette aptitude à percevoir l’état du monde qui
l’entoure, font de lui un prophète qui en vaut bien d’autres (aïe, blasphème
!). Nous avons peu de temps devant nous pour en tirer les leçons.
Le premier
enseignement du coup d’État suédois comme du scénario de M. Houellebecq, c’est
que les nobles envolées sur la démocratie, les valeurs républicaines, etc.,
explosent en un quart de seconde lorsque la caste au pouvoir se sent menacée.
Le deuxième est que, contre cela, il n’y a aucune défense par le vote : le
putsch se fait discrètement, en une nuit de négociations secrètes, et ensuite
il est trop tard. Sauf à prendre les armes, ce qui nous amène à la troisième
leçon : la seule solution pacifique est préventive et libérale : réduction
maximale des pouvoirs de l’État. Au moins les dégâts seront-ils limités si les
larrons de la foire aux voix s’entendent, et gageons qu’ils ne se gêneront pas
plus ici qu’en Suède.
Évidemment, le
réalisme impose de songer au sevrage progressif des hommes de l’État, que la
drogue du pouvoir rend dangereux, surtout à l’approche de l’état de manque. Au
fond, c’est une sorte d’assurance-vie que les politiciens suédois ont cherché à
se procurer. Mais le moyen qu’ils ont choisi, le coup d’État, fondé sur un déni
de réalité et donc gros de catastrophes futures, est celui qui finit toujours
mal. Il y aurait un autre moyen, plus élégant : en échange de son renoncement à
s’occuper de nos vies, garantir une forme d’existence rémunérée à la classe
politique, même lorsqu’elle ne représentera plus rien (j’écris au futur pour ne
blesser personne).
Ce ne serait pas une
mauvaise affaire : un économiste plein d’humour mais plus sérieux qu’il n’y
paraît a récemment montré que payer les plus inutiles des agents de l’État
en leur demandant de rester chez eux aurait un bilan positif, sachant bien sûr
qu’on n’en recruterait pas de nouveaux, et qu’il s’agirait d’une forme
d’extinction en douceur. Car un emploi inutile mais inactif ne coûte que son
salaire, tandis qu’un parasite actif coûte en supplément les dégâts qu’il fait
tous les jours. C’est dire le gain potentiel dans le cas d’un gouvernement…
C’est une piste à
creuser, je vous la livre pour détendre un peu l’atmosphère pré-dictatoriale
qui doucement se met en place. Une bouffée d’optimisme, avant la lutte qui
s’annonce difficile mais qui n’est pas encore perdue : la démocratie en Suède
vient de mourir, la lucidité de Michel Houellebecq est assez pessimiste, mais
je m’efforce de croire, pour le temps qui nous reste, qu’un diagnostic lucide
est la première phase d’un traitement réussi. Encore faut-il que le patient
sorte du sommeil. Réveillons-nous, la Suède n’est pas loin.
Stefan Löfven, Premier ministre de Suède.
Source contrepoints.org
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