Après les attentats, réaction deVirginie
Despentes
C’est
comme un avant-goût. Cette guerre que tous – toutes tendances politiques toutes
religions toutes communautés – semblent appeler depuis quelque temps de toutes
leurs forces, cette guerre a ce goût-là. Celui des morts avec qui on prenait un
café il y a trois jours. Ou des blessés qu’on se préparait à haïr pour un
mauvais papier. Et dans un premier temps, ce que l’événement déclenche, c’est
l’amour.
Ça joue en
plusieurs temps, un trauma, on le sait. Il y a un premier temps, c’est comme
une focale qui s’agrandirait jusqu’à la lumière totale – ça dissout l’ego. Il y
a eu deux jours comme ça – de plane intense. D’amour total. Au-delà de soi et
de ses convictions. J’ai aimé mon prochain pendant quarante-huit heures. Je
l’ai aimé en comprenant dans mes cellules mêmes que mon petit point de vue
n’était qu’un leurre, une imbécillité morbide. J’ai aimé tout le monde. Même
les crétins qui commençaient à radoter que les Arabes ceci ou cela – j’ai aimé
les débiles qui se disaient qu’il fallait en finir avec la politique Bisounours
(comme si la politique de répression, dans quelque pays que ce soit, amenait à
autre chose qu’à une escalade de la violence), j’ai aimé tous les journalistes
tous les dessinateurs tout le monde, j’ai aimé les crétins qui n’étaient pas
Charlie.
Du mauvais gangsta-rap
J’ai passé
deux jours à me souvenir d’aimer les gens juste parce qu’ils étaient là et
qu’on pouvait encore le leur dire. J’ai été Charlie, le balayeur et le flic à
l’entrée. Et j’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui
venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur
façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que vivre à
genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur
demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. J’ai aimé aussi
leur désespoir. Leur façon de dire – vous ne voulez pas de moi, vous ne voulez
pas me voir, vous pensez que je vais vivre ma vie accroupi dans un ghetto en
supportant votre hostilité sans venir gêner votre semaine de shopping soldes ou
votre partie de golf – je vais faire irruption dans vos putains de réalités que
je hais parce que non seulement elles m’excluent mais en plus elles me mettent
en taule et condamnent tous les miens au déshonneur d’une précarité de plomb.
Je les ai aimés dans le mouvement de la focale écartée en grand, leur geste
devenait aussi une déclaration d’amour – regarde-moi, prends-moi en compte. On
ne tire pas sur ce qu’on ne voit pas.
Je les ai
aimés dans leur maladresse – quand je les ai vus armes à la main semer la
terreur en hurlant “on a vengé le Prophète” et ne pas trouver le ton juste pour
le dire. Du mauvais film d’action, du mauvais gangsta-rap. Jusque dans leur
acte héroïque, quelque chose qui ne réussissait pas. Il y a eu deux jours comme
ça de choc tellement intense que j’ai plané dans un amour de tous – dans un
rayon puissant. Beaucoup de choses revenaient. Pas seulement le 11 Septembre.
Le témoignage de l’urgentiste faisait écho à celui de cet étudiant survivant du
bus dans lequel furent raflés ses camarades, à Iguala. Le blond Breivik, et son
massacre sur une île. Les enfants de la maternelle décimés par Merah. Ou les
innombrables mass shootings perpétrés aux Etats-Unis.
C’est un
dialogue qu’ils ont entre eux. Ce sont les hommes qui veulent la guerre. Je
comprends qu’on me réponde “ne mélange pas tout”. Mais il faut comprendre qu’en
moi tout se mélange. Je ne parviens pas à faire de différence entre ces
différentes façons de mourir. Cette imposition de la volonté de tuer dans des
quotidiens qui n’avaient rien à voir avec la guerre. Je crois que ce dialogue
cacophonique est international, c’est celui des gens convaincus que les civils
non armés doivent vivre dans la terreur. Que c’est comme ça qu’on les gouverne
le mieux. Il faut apprendre au peuple à sursauter au moindre bruit, se demander
pourquoi on entend une sirène d’ambulance, surveiller l’heure avec inquiétude
quand quelqu’un qu’on attend est en retard, et observer nos propres pensées
avec méfiance.
La censure
est interne, c’est un carcan qu’on incorpore. Ça a commencé par Charlie. C’était presque un an après qu’un
autre acharné avait attaqué Libération.
Comme si l’un avait été la répétition de l’autre. Pourquoi les journaux, deux
fois. Et pourquoi les journaux très marqués à gauche, deux fois ? Je sais bien
que ce ne sont pas les mêmes personnes, pour les mêmes raisons – mais l’impact
est identique. C’est comme si l’histoire voulait vraiment nous enfoncer quelque
chose dans la tête – cette gauche de 68, Sarkozy, Le Pen ou les terroristes
armés – on va en finir avec vous.
Défendre la gauche ?
A force,
pour les gens comme moi qui étions dubitatifs de l’intérêt de cette gauche, le
doute s’instaure : cette gauche aurait-elle plus de sens que ce que nous avions
cru ? Ce qu’on veut abattre représente encore quelque chose. Cette gauche
momolle et embourgeoisée représenterait-elle quelque chose de suffisamment
important pour qu’on veuille en finir avec elle avec autant d’acharnement ?
Elle n’est pas un cadavre – on ne se donne pas tant de mal pour déterrer un
mort et lui remettre une rafale dans le cerveau. Cette gauche à laquelle j’ai
tant de mal à croire serait-elle encore, finalement, la dépositaire de quelque
chose qui vaille qu’on s’acharne à ce point contre elle ? De facto, oui. Il y
a, éventuellement, dans cette gauche à laquelle il est parfois difficile de
s’identifier, quelque chose qui vaut la peine qu’on risque sa vie à la
défendre. Dont acte.
J’ai
participé à une émission de télé le jeudi soir et au bout de trente minutes, on
était partis sur l’islam, et ce n’est pas parce que j’éprouve pour cette
religion davantage d’affection que pour les autres, mais je ne sais pas faire
le rapport entre ce qui s’est passé et l’islam. Je voyais juste l’ironie
absurde du truc : ces mecs de Charlie transformés en martyrs, et l’extrême
droite de l’alliance UMP-FN pissant sur leurs tombes. Et oui, ça nous fait
bizarre, à nous les judéo-chrétiens – moi, blondasse blanche aux yeux clairs en
tête –, de voir que toutes les civilisations ne vont pas s’écrouler en même
temps, et notamment la culture musulmane a l’air d’être sur un premier temps
quand nous sommes dans les dernières notes de la partition. Après les avoir
méprisés dominés humiliés et être nés convaincus de notre supériorité – quitte
à se sentir un peu coupables, du coup, mais tellement supérieurs –, oui ça nous
fait bizarre de comprendre que nous ne ferons pas partie des forces qui
comptent, demain. Ce n’est pas inintéressant mais c’est étrange à vivre, le
crépuscule d’une civilisation.
“Du velours pour les investisseurs”
Puis est
venu Coulibaly. En deux temps, jeudi matin, la policière, et vendredi
après-midi, l’épicerie casher de la porte de Vincennes. Cette fois comme un
mauvais remake de Merah – d’abord le fonctionnaire qui ressemble le plus
possible à l’assassin, comme effacer une version de soi qui se serait plus
intégrée, à qui on aurait confié les armes de la République alors qu’à toi on
n’a confié que dalle, crevard, et ensuite les Juifs – et on peut le voir de la
même façon, quand même, une version de toi qui aurait mieux réussi. Une saleté
de preuve supplémentaire de ta propre nullité : puisque d’autres réussissent à
le faire, qui te ressemblent quand même beaucoup, c’est vraiment que t’es
qu’une merde, toi et tous ceux qui te ressemblent. Alors crevez tous.
La haine
est mon élément premier, je ne suis pas suffisamment débile pour imaginer que
c’est vraiment ce qu’ils ont en tête, mais ça marche aussi comme ça, je crois :
ce sur quoi on tire, c’est sur la preuve de ce que nous sommes responsables de
notre échec. On veut contaminer l’autre de notre sensation de nullité. On veut
qu’il sente ce qu’on sent. Et puisqu’il a l’air de se pavaner dans sa belle
réussite en refusant d’entendre nos appels, on va s’inviter dans sa réalité, de
la façon la moins négociable. En la niant, complètement. C’est fini, pour tout
le monde.
J’ai passé
quatre jours sur Facebook. C’était d’abord émouvant, tous ces écrans “je suis
Charlie”, ensuite c’était un peu chiant, on ne savait plus qui disait quoi et
puis il n’y avait pas grand-chose à ajouter. J’ai vu le documentaire The Shock Doctrine tiré de l’ouvrage de
Naomi Klein, et c’était édifiant de le voir à ce moment-là. Peut-être parce que
Rajoy était à la manif de dimanche et que ce n’était pas difficile de
l’imaginer dire aux dirigeants ici : “Vous
allez voir, si vraiment vous êtes la cible d’une série d’attaques terroristes,
c’est à la fois terrible, évidemment, il faut prévoir beaucoup de costumes
noirs et des têtes de circonstances, mais en dehors de ça : du velours, les
gars, du velours… si vous saviez comme ETA nous a rendus heureux, nous les
dirigeants… et pas seulement pour passer les lois liberticides que nous
appliquons aujourd’hui, pas seulement pour nous permettre d’enfermer des gens
pour leurs idées, non, c’est bien mieux que ça, le terrorisme : vous croyez que
les Français, demain, sont prêts comme ils l’étaient il y a dix jours à réagir
contre les lois Macron ? Du velours, les gars, du velours pour les
investisseurs…”
Puisque les hommes n’enfantent pas, ils tuent
Sur
Facebook, j’ai vu aussi un journaliste demander à une musulmane de se dissocier
officiellement des meurtres. Je crois que c’est ça qui a marqué la fin de ma
phase “amour pour tous”. On a chacun nos petites obsessions. La sienne, c’est
que tous les musulmans doivent payer. On a un peu envie de lui dire, gars, le
jour où les rebeus sortiront tous leur kalachnikov des caves pour nous tirer
dans la gueule, à la couleur, comme le contrôle de papiers, plus t’as l’air
blanc moins t’as de chance de terminer ta journée entier, ce jour-là, tu
verras, on sentira la différence. Pour l’instant, je ne vois pas bien pourquoi
le monsieur qui vend des légumes au bout de ma rue devrait se sentir plus
proche des tueurs que moi. On est tous du quartier des Buttes-Chaumont, on n’y
peut rien si c’est dans notre parc que les tueurs faisaient leur jogging. Pas
plus le rebeu qui vend ses légumes que moi, on vit dans la même rue, pourquoi
lui plutôt que moi ?
On a tous
nos obsessions. Celle de ce journaliste, c’est profiter du massacre pour
retaper sur les Arabes. La mienne, c’est la masculinité. Je crois que ce régime
des armes et du droit à tuer reste ce qui définit la masculinité. Je crois que
ce journaliste aurait dû déclarer en préambule qu’il se dissociait formellement
de la masculinité traditionnelle. Qu’il ne se sentait pas un homme. Qu’il
dissociait sa masculinité de celle des assassins mexicains, norvégiens,
nigérians ou français.
Parce que
c’est ça, au final, ce que nous vivons depuis une semaine : les hommes nous
rappellent qui commande, et comment. Avec la force, dans la terreur, et la
souveraineté qui leur serait essentiellement conférée. Puisqu’ils n’enfantent
pas, ils tuent. C’est ce qu’ils nous disent, à nous les femmes, quand ils
veulent faire de nous des mères avant tout : vous accouchez et nous tuons. Les
hommes ont le droit de tuer, c’est ce qui définit la masculinité qu’ils nous
vendent comme naturelle. Et je n’ai pas entendu un seul homme se défendre de
cette masculinité, pas un seul homme s’en démarquer – parce qu’au fond, toutes
les discussions qu’on a sont des discussions de dentelière.
Sinon, la
seule préoccupation qu’on aurait, aujourd’hui, pour imaginer un futur
différent, ce serait – puisque tous les dirigeants sont là, discutons : quand
et comment ferme-t-on les usines d’armement. Quand et comment en finit-on avec
votre merde de masculinité, qui ne se définit que sur la terreur que vous
répandez ?
Virginie Despentes
Source lesinrocks.com
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire