lundi 23 janvier 2012

Billets-Rencontre avec François Cluzet

 
Rencontre avec François Cluzet

Rempart contre les douleurs de l'enfance, son métier d'acteur l'a fait renaître puis reconnaître. Et triompher avec "Intouchables". Rencontre avec François Cluzet.

A 56 ans, François Cluzet aura connu bien des tourmentes. Professionnelles et personnelles. Est-ce ce qui rend son jeu si riche, son humanité si rayonnante et fait de lui aujourd'hui le comédien français le plus populaire ? Rencontre avec un jusqu'au-boutiste qui, de théâtre en cinéma, n'a jamais renoncé à ses illusions et ses rêves.
Comment expliquez-vous le triomphe d'Intouchables ?
Simplement ! Le film donne à voir avec grâce et tendresse une histoire vraie, bouleversante et drôle, qui apporte de l'espoir en des temps de plus en plus durs... Ce qui lie le milliardaire handicapé que j'incarne et cet auxiliaire de vie a priori peu recommandable qu'interprète Omar Sy transmet une idée de collectif, de partage dont on a besoin aujourd'hui. Ce siècle sera humain ou ne sera pas.
D'où vient la « grâce » d'Intouchables ?
De la complicité avec Omar. Pour le rôle, je suis allé voir avec lui, au Maroc, Philippe Pozzo di Borgo, dont c'est l'histoire. Il nous a laissés assister à tous ses soins - trois heures par jour ! - et il a insisté pour que le film soit drôle. J'ai voulu lui extorquer des aveux. Et les moments où il souffrait ? Et à quoi pensait-il quand il ne dormait pas ? Et les peurs que suscitait sa dépendance ? Comme acteur, j'avais besoin d'avoir des secrets à cacher. Il n'a rien dit. Il veut prouver que le handicap n'est pas un enfer, qu'on peut garder sa séduction. Il a compris que s'il n'était pas séduisant, les gens le fuiraient vite, parce qu'il les terrifierait. Ainsi, il a pris soin de parler de ce qui m'intéressait ; il désirait un échange et pas de compassion. C'était bouleversant.
Comment avez-vous travaillé par la suite ?
D'abord, je suis resté couché dans mon lit sans bouger des jours entiers pour comprendre ce qu'il éprouvait. Je savais que le grand moment serait l'arrivée de l'accessoire-chef sur le plateau : le fauteuil ! Quand il a été livré, je n'ai pas voulu m'y installer immédiatement devant l'équipe : j'avais peur « d'anecdotiser ». Je voulais être seul pour enregistrer mes sensations. Je me parle toujours à moi-même pour me chauffer : « Voilà Cluzet, t'as voulu faire le con, t'as roulé trop vite en moto, ta vie est foutue... » Ça me permet de mémoriser ce que je ressens. Mais le plus passionnant a été ma relation avec Omar, la plus complète de toute ma carrière.

Photo : Thierry Valletoux

En quoi ?
Non seulement il fallait être séduisant, comme Pozzo di Borgo l'avait été avec moi, pour l'émouvoir, mais je devais accueillir avec bonheur tout ce qu'il me donnait, pour le pousser à donner davantage encore. Plus mon regard était émerveillé, comme un enfant de 6 ans devant un magicien, meilleur il était. Je lui avais dit : « Je joue pour toi, mais je ne peux t'offrir que mon regard amical et amoureux. Tu dois jouer pour deux. T'inquiète pas : tu as tellement de cœur que tu réussiras. » Il a réussi. Et il m'a rendu bon. C'est le partenaire qui fait l'acteur, et le grand partenaire, le grand acteur. Les mauvais comédiens parlent volontiers d'eux-mêmes, comme les monstres ou les dictateurs d'ailleurs... Souvent, ils ne daignent jouer que lorsqu'ils se savent cadrés en gros plan. Ils se regardent. Or, pour moi, le seul regard qui vaille est celui du partenaire. C'est son œil qui m'indique si je suis crédible ou pas. Un comédien ne joue pas en circuit fermé. Pour être au top, il doit valoriser celui qui est en face de lui ; c'est ce qui passe entre eux qui est beau. Au bout de trente-cinq ans de métier, je crois d'ailleurs que je suis meilleur dans le contrechamp, dans le « off » que dans le « in » ; j'y vais plus loin, je me sens libéré de la pression de la caméra dont j'ai toujours l'impression qu'elle ne filme que mes suffisances. Je n'aime pas me voir. Sur un tournage, je ne vais aux rushs que par respect pour l'équipe.
Un acteur n'est-il pas fondamentalement narcissique ?
Surtout pas ! On n'est pas là pour se plaire, mais pour endosser les monstruosités. Le metteur en scène Alain Françon, avec qui j'ai travaillé au théâtre à mes débuts, répétait toujours : « Si les acteurs ne se préoccupent pas de représenter les monstres, qui donc va s'en charger ? » Cette parole m'a nourri et, des années durant, j'ai eu plaisir à faire disparaître mon ego sous les pires caractères. J'adore aussi être ridicule : ça me rend léger, j'ai l'impression d'être au cœur de ma fonction. Je veux mourir léger.

Photo : Thierry Valletoux

Mais un acteur ne fait-il pas ce métier pour être aimé ? Comment l'être dans des rôles trop ingrats ?
C'est vrai qu'à force de jouer les monstres on vous prend pour un monstre. Je l'ai payé moi-même ! Mais il y avait un vrai plaisir à incarner les dingues, les caractériels, je les comprenais. Tellement de choses m'ont manqué à moi aussi. L'amour, surtout, l'insouciance de l'enfance. A moins que ce soit devenu ma force ? Je ne reproche rien à mon père, rien à ma mère : ils ont fait ce qu'ils ont pu avec ce qu'ils étaient. Pourtant, seul ce métier m'a tout donné. Ce n'était pas gagné, pendant des années je suis resté un tombereau de larmes condamné au silence...
Pourquoi ?
Mon père nous interdisait de pleurer, à mon frère aîné et à moi, et d'évoquer jusqu'au nom de notre mère, qui nous avait brutalement quittés pour un autre. C'était une grande amoureuse, elle était belle. J'avais 8 ans. Mon père, désespéré, dépressif, nous a alors mené la vie dure pour l'apitoyer et la faire revenir. Il avait un petit commerce de journaux ; pendant des années, il nous les a fait livrer avant l'école, sans petit déjeuner. J'en ai fait une allergie à l'encre d'imprimerie qui m'a longtemps empêché de lire. Je suis quasi inculte... Nous couchions aussi tous les trois ensemble, misérablement, dans l'arrière-boutique sans confort du magasin. Pourtant, mon père m'offrait simultanément des études dans des écoles privées plutôt chères et mythifiait sa vie, ses origines soi-disant aristocratiques. Ses bobards m'ont donné pour jamais la haine du mensonge. Je suis venu à ce métier pour pouvoir y être sincère.
Comment a eu lieu le déclic ?
Lors d'une représentation de L'Homme de la Manche, avec Jacques Brel. J'avais 11 ans. Quand je l'ai vu pleurer en scène, je me suis dit : « Le pauvre, qu'est-ce que ses parents vont lui passer ! » Puis, quand il a été applaudi par une salle debout, j'ai compris que certains avaient le droit de pleurer - ce qui me manquait tellement ! - et qu'on les ovationnait pour ça. Ma décision était prise : je serai vedette. Chanteur. Comédien, lorsque je me suis rendu compte que j'étais incapable d'écrire une chanson... Longtemps, mon jeu favori a été d'accorder des interviews imaginaires ; mais plutôt de champion de course : je n'avais pas les mots pour les autres métiers. Face aux journalistes, je gardais le triomphe modeste : « Oh ! n'exagérons pas ! » était ma réponse préférée. Je n'aime pas être singulier. Je préfère me vivre comme quelqu'un de banal, de moyen...
N'est-ce pas incompatible avec l'envie d'être célèbre ?
C'est plus valorisant d'être célèbre en se sachant petit - sur ma moto, je n'arrivais toujours pas, à 16 ans, à toucher le sol ! - et pas beau - aucune cliente du magasin ne me regardait. L'existence, pour moi, avait peu de valeur. Du coup je prenais tous les risques. A 200 km/h en moto ou sur des mauvais coups. Je pourrai être mort ou en taule pour vol. C'est le théâtre qui m'a sauvé. En me voyant faire le pitre et des fausses cascades, un copain du collège Stanislas m'a poussé à abandonner les études et à devenir comédien ; une vendeuse du magasin m'a indiqué le cours Simon. Quand j'ai posé la main sur la porte, j'ai eu une sorte de révélation mystique. J'étais embrasé.

Photo : Jean-François Robert

Le bonheur enfin à portée de main ?
Hélas, les élèves filles que je croisais me rendaient fou. Pas de mère, pas de sœur : les femmes devenaient une sorte d'inaccessible mais irrésistible Graal. Même si les très belles, comme ma mère, me paniquaient. Aujourd'hui encore, je ne peux vivre sans être amoureux... J'ai même tendance à fuir dès que j'aime moins... Ça pue trop la mort, sinon. Revenons au cours Simon. A cause des filles, je ne fichais plus rien. On me menaça de me virer. « Demain, à l'examen, je serai le meilleur ! » répliquai-je, au flan. Et j'ai été le meilleur ! Dans une comédie d'André Roussin ! Tout le monde riait. Ce succès m'a bouleversé. Je n'avais pas travaillé ; j'étais juste monté sur scène. Mais j'avais croisé tellement de mythomanes dans ma famille, rien ne me gênait. Ce n'était pas si dur, donc. Le succès était possible. Le bonheur, peut-être...
On se remet de son enfance ?
C'est compliqué... Cette enfance m'a blindé : souffrir ne me faisait plus peur, je ne l'ai évité dans aucun personnage. Mais la douleur m'a rattrapé. Parce que j'ai fait le choix, dévastateur, d'être un acteur hyper sensible, d'autant plus grand qu'il serait vulnérable. Sauf que, pour devenir hyper sensible, il fallait gratter les vieilles plaies. L'enfance m'est revenue en pleine gueule. Plus sauvagement que je ne l'avais vécue : les gamins ont des capacités de résistance insoupçonnées. Un écorché vif a ainsi fait surface, un misanthrope provocateur, autodestructeur. A 23 ans, dès mon premier film, Cocktail Molotov, de Diane Kurys, j'ai commencé à râler. L'enfer, c'était déjà moi. Je me suis mis à boire. Gérard Depardieu m'a dit un jour : « T'es comme moi, on s'aime pas. »
Comment vous en êtes-vous sorti ?
Il y a onze ans. Après huit ans d'analyse et le retour de mon rêve d'enfant : être célèbre... Vingt ans durant, je me suis enlisé dans l'alcool. Pour fuir les compétitions sordides qui régnaient dans ma génération entre les Christophe Lambert, Tchéky Karyo, Richard Anconina et d'autres... Je voulais aussi récupérer une jeunesse de fêtes que je n'avais pas eue, d'autant que je me croyais sûr de rattraper mes rivaux au finish : je suis un grimpeur, je gagnerai dans les Alpes... Je préférais de toute façon réussir tard plutôt que devenir un has-been... Mais j'ai commencé à me rendre compte que mes coups de gueule, ma conduite imprévisible me marginalisaient. Je végétais dans des téléfilms médiocres où régnait juste ce savoir-faire, si avare de soi, si scolaire que j'exècre.
Pourquoi ?
La seule chose qui vaille, c'est l'abandon : tout donner jusqu'à se sentir dévalisé. L'impudeur est chez nous une déformation professionnelle. On ne doit rien garder dans le coffre-fort, mais devenir un de ces personnages du peintre Bacon, dont on voit le visage et les tripes en même temps. Mieux vaut être mauvais que se préserver. Les gens viennent nous voir pour comprendre une intimité - la leur - qu'ils ne parviennent pas toujours à déchiffrer car ils ont peur de souffrir. Ils cherchent à travers nous leur propre potentiel. Nous sommes pour eux des catalogues.
Vous êtes-vous parfois surpris ?
Dans Un dernier pour la route, de Philippe Godeau, en 2009, j'incarnais un alcoolique, comme je l'avais été, et je devais jouer une scène où le type se lève la nuit pour boire. Pour moi, il devait être vraiment honteux à cet instant-là et malheureux. Sauf que, ce jour-là j'étais content, et pas ému du tout. Comme je n'aime pas truquer, j'ai dit à mon corps : « Allez, bon, on y va comme ça, Cluzet, pas d'émotion, tant pis ! » Et voilà qu'en ouvrant le Frigidaire, en entendant la bouteille cogner contre mes dents, je me suis mis à éclater en sanglots. Je tremblais. C'était trop pour le jeu, mais ce trop alimentait ma douleur et la redoublait. Elle revenait de loin : je me revoyais dévasté par l'alcool, démuni, du temps où je me disais : plus vite tu mourras, mieux ce sera...
Qui vous a le plus aidé dans ce métier ?
Sans doute Claude Chabrol, avec qui j'ai tourné cinq films, qui m'a vraiment aimé et que j'idolâtrais. J'ai même cessé de boire pour L'Enfer, avant de me remettre juste après... aux magnums. Claude était fâché de me voir boire ; il disait toujours : « Celui-là, avec les yeux qu'il a, il ne peut être que bon. » C'était un humaniste qui croyait que l'intelligence mène au bonheur, et vice versa. Sur les tournages, il tendait juste la main aux acteurs, assurait la coordination entre les personnages, nous rassurait en répétant : « Attention, le mieux est l'ennemi du bien » ou encore : « N'oublions pas que la vie tourne... » Un bon directeur d'acteurs encourage. En disant que c'est bien même si c'est faux. Sinon le comédien est foutu, n'y arrive plus. Un directeur d'acteurs doit se contenter de donner le rythme - plus vite, moins vite -, l'humeur - heureux, pas heureux - ou des petites phrases du genre : « Quand tu as fait telle chose, tu as touché le personnage », ou « Dans telle scène, tu m'as fait penser à... » : ça débloque l'imagination... Comme cette recommandation terrible, je me souviens, de Pialat à Depardieu : « On refait la prise sans jouer ! »
Les comédiens sont si fragiles ?
Le cœur de notre métier, c'est le cœur. C'est fragile.
Comment travaillez-vous ?
Je n'ai pas de méthode. C'est un piège dans notre métier. J'essaie simplement de penser dans le personnage, comme on s'efforce de penser en anglais pour apprendre l'anglais. Et, très vite, le personnage finit par parler... Je tiens de Jean-Laurent Cochet un exercice essentiel : « marcher » le texte, c'est-à-dire en prononcer toutes les syllabes en avançant, reculant et en changeant tout le temps de mouvement. Le texte que j'ai d'abord lu et relu, voire recopié, devient évidemment incompréhensible, mais chaque membre du corps s'en est emparé : il s'est fondu en vous. On ne doit pas apprendre avec une intention de jeu, sinon on n'est plus capable de rien modifier sur le plateau. On est coincé. A vrai dire, je n'ai jamais vraiment travaillé au sens douloureux du terme.
Vous voyez que vous n'êtes pas si tragique...
Graduer les émotions d'un personnage m'amuse ; veiller à ne pas faire avec lui de contresens. C'est ma petite intelligence à moi. La comédienne Christine Murillo, qui m'a vraiment donné envie d'être artiste, m'a raconté que Jean-Paul Roussillon, lorsqu'il la mettait en scène à la Comédie-Française, lui disait constamment : « C'est peut-être ça... ou son contraire ! » De toute façon, ce n'est jamais ce qu'on a à dire qui importe, mais ce qu'on vit sur le plateau, de cinéma ou de théâtre. Alors je me débrouille pour que tout le monde ait envie de jouer. Comme dans une cour de récré. Avant chaque tournage, je demande que les comédiens travaillent d'abord « à la table », comme au théâtre ; c'est-à-dire lisent ensemble le scénario, le commentent. Sur Les Petits Mouchoirs, de Guillaume Canet, certains se sont rebiffés ; ils avaient peur qu'on leur vole leurs secrets. Pourtant, ça nous a aidés. Le talent ne naît pas du malaise qu'on parvient ou non à créer chez l'autre, mais du bonheur. C'est le bonheur qui donne de l'énergie.
Guillaume Canet ?
Je lui dois beaucoup. Il m'a imposé dans Ne le dis à personne, ce premier rôle de héros positif qui m'a enfin valu un césar en 2007. Canal+, à l'époque, ne me voulait pas en tête d'affiche. Je ne valais pas un radis au box-office. Rappelons que j'ai eu le rôle d'Intouchables parce que Daniel Auteuil l'avait refusé...
Vous êtes toujours engagé à gauche ?
A 15 ans, j'étais d'extrême gauche ; à 22 ans, je déclarais à Libération : « Je suis une grosse dame noire lesbienne. » Mais je sais aujourd'hui qu'un acteur mange forcément à tous les râteliers : ai-je le droit de refuser que des spectateurs d'extrême droite viennent me voir ? Pas d'hypocrisie ! Evidemment, ma place est du côté des humiliés, des démunis, c'est ce que j'ai été, c'est ceux que je comprends le mieux. Mais pour continuer à les défendre, mieux vaut rester dans le contre-pouvoir. Pour garder sa liberté de parole, un artiste ne doit pas s'engager.
« La vie tourne », comme disait Chabrol.
Jusqu'à 45 ans, j'ai pensé que j'étais un dilettante. La boisson me rendait hyperactif, drôle, extravagant, je croyais pouvoir tout faire, je ne comprenais pas que je perdais l'acuité de perception, la netteté des sensations. Quand je me suis arrêté, je suis soudain devenu timide, quasi muet pendant plus d'un an. Je ne savais plus vivre. Il a fallu recommencer. Retrouver ce goût d'être vedette. Je le suis avec Intouchables. Mieux : je lis la gratitude dans le regard des gens. J'ai réalisé mon rêve : je suis aimé. Je découvre ce qu'être heureux veut dire. Mais j'ai peur de tomber du tapis volant.

Source Fabienne Pascaud (Télérama)

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