Rempart contre les douleurs de l'enfance, son
métier d'acteur l'a fait renaître puis reconnaître. Et triompher avec
"Intouchables". Rencontre avec François Cluzet.
A 56 ans,
François Cluzet aura connu bien des tourmentes. Professionnelles et
personnelles. Est-ce ce qui rend son jeu si riche, son humanité si rayonnante
et fait de lui aujourd'hui le comédien français le plus populaire ? Rencontre
avec un jusqu'au-boutiste qui, de théâtre en cinéma, n'a jamais renoncé à ses
illusions et ses rêves.
Comment expliquez-vous le triomphe d'Intouchables
?
Simplement
! Le film donne à voir avec grâce et tendresse une histoire vraie,
bouleversante et drôle, qui apporte de l'espoir en des temps de plus en plus
durs... Ce qui lie le milliardaire handicapé que j'incarne et cet auxiliaire de
vie a priori peu recommandable qu'interprète Omar Sy transmet une idée de
collectif, de partage dont on a besoin aujourd'hui. Ce siècle sera humain ou ne
sera pas.
D'où vient la « grâce » d'Intouchables
?
De la
complicité avec Omar. Pour le rôle, je suis allé voir avec lui, au Maroc,
Philippe Pozzo di Borgo, dont c'est l'histoire. Il nous a laissés assister à
tous ses soins - trois heures par jour ! - et il a insisté pour que le film
soit drôle. J'ai voulu lui extorquer des aveux. Et les moments où il souffrait
? Et à quoi pensait-il quand il ne dormait pas ? Et les peurs que suscitait sa
dépendance ? Comme acteur, j'avais besoin d'avoir des secrets à cacher. Il n'a
rien dit. Il veut prouver que le handicap n'est pas un enfer, qu'on peut garder
sa séduction. Il a compris que s'il n'était pas séduisant, les gens le
fuiraient vite, parce qu'il les terrifierait. Ainsi, il a pris soin de parler
de ce qui m'intéressait ; il désirait un échange et pas de compassion. C'était
bouleversant.
Comment avez-vous travaillé par la suite ?
D'abord,
je suis resté couché dans mon lit sans bouger des jours entiers pour comprendre
ce qu'il éprouvait. Je savais que le grand moment serait l'arrivée de
l'accessoire-chef sur le plateau : le fauteuil ! Quand il a été livré, je n'ai
pas voulu m'y installer immédiatement devant l'équipe : j'avais peur «
d'anecdotiser ». Je voulais être seul pour enregistrer mes sensations. Je me
parle toujours à moi-même pour me chauffer : «
Voilà Cluzet, t'as voulu faire le con, t'as roulé trop vite en moto, ta vie est
foutue... » Ça me permet de mémoriser ce que je ressens. Mais le plus
passionnant a été ma relation avec Omar, la plus complète de toute ma carrière.
Photo : Thierry Valletoux
En quoi ?
Non
seulement il fallait être séduisant, comme Pozzo di Borgo l'avait été avec moi,
pour l'émouvoir, mais je devais accueillir avec bonheur tout ce qu'il me
donnait, pour le pousser à donner davantage encore. Plus mon regard était
émerveillé, comme un enfant de 6 ans devant un magicien, meilleur il était. Je
lui avais dit : « Je joue pour toi, mais je ne
peux t'offrir que mon regard amical et amoureux. Tu dois jouer pour deux.
T'inquiète pas : tu as tellement de cœur que tu réussiras. » Il a
réussi. Et il m'a rendu bon. C'est le partenaire qui fait l'acteur, et le grand
partenaire, le grand acteur. Les mauvais comédiens parlent volontiers
d'eux-mêmes, comme les monstres ou les dictateurs d'ailleurs... Souvent, ils ne
daignent jouer que lorsqu'ils se savent cadrés en gros plan. Ils se regardent.
Or, pour moi, le seul regard qui vaille est celui du partenaire. C'est son œil
qui m'indique si je suis crédible ou pas. Un comédien ne joue pas en circuit
fermé. Pour être au top, il doit valoriser celui qui est en face de lui ; c'est
ce qui passe entre eux qui est beau. Au bout de trente-cinq ans de métier, je
crois d'ailleurs que je suis meilleur dans le contrechamp, dans le « off » que
dans le « in » ; j'y vais plus loin, je me sens libéré de la pression de la
caméra dont j'ai toujours l'impression qu'elle ne filme que mes suffisances. Je
n'aime pas me voir. Sur un tournage, je ne vais aux rushs que par respect pour
l'équipe.
Un acteur n'est-il pas fondamentalement narcissique ?
Surtout
pas ! On n'est pas là pour se plaire, mais pour endosser les monstruosités. Le
metteur en scène Alain Françon, avec qui j'ai travaillé au théâtre à mes
débuts, répétait toujours : « Si les acteurs ne
se préoccupent pas de représenter les monstres, qui donc va s'en charger ? »
Cette parole m'a nourri et, des années durant, j'ai eu plaisir à faire
disparaître mon ego sous les pires caractères. J'adore aussi être ridicule : ça
me rend léger, j'ai l'impression d'être au cœur de ma fonction. Je veux mourir
léger.
Photo : Thierry Valletoux
Mais un acteur ne fait-il pas ce métier pour être aimé ? Comment
l'être dans des rôles trop ingrats ?
C'est vrai
qu'à force de jouer les monstres on vous prend pour un monstre. Je l'ai payé
moi-même ! Mais il y avait un vrai plaisir à incarner les dingues, les
caractériels, je les comprenais. Tellement de choses m'ont manqué à moi aussi.
L'amour, surtout, l'insouciance de l'enfance. A moins que ce soit devenu ma
force ? Je ne reproche rien à mon père, rien à ma mère : ils ont fait ce qu'ils
ont pu avec ce qu'ils étaient. Pourtant, seul ce métier m'a tout donné. Ce
n'était pas gagné, pendant des années je suis resté un tombereau de larmes
condamné au silence...
Pourquoi ?
Mon père
nous interdisait de pleurer, à mon frère aîné et à moi, et d'évoquer jusqu'au
nom de notre mère, qui nous avait brutalement quittés pour un autre. C'était
une grande amoureuse, elle était belle. J'avais 8 ans. Mon père, désespéré,
dépressif, nous a alors mené la vie dure pour l'apitoyer et la faire revenir.
Il avait un petit commerce de journaux ; pendant des années, il nous les a fait
livrer avant l'école, sans petit déjeuner. J'en ai fait une allergie à l'encre
d'imprimerie qui m'a longtemps empêché de lire. Je suis quasi inculte... Nous
couchions aussi tous les trois ensemble, misérablement, dans l'arrière-boutique
sans confort du magasin. Pourtant, mon père m'offrait simultanément des études
dans des écoles privées plutôt chères et mythifiait sa vie, ses origines
soi-disant aristocratiques. Ses bobards m'ont donné pour jamais la haine du
mensonge. Je suis venu à ce métier pour pouvoir y être sincère.
Comment a eu lieu le déclic ?
Lors d'une
représentation de L'Homme de la Manche, avec
Jacques Brel. J'avais 11 ans. Quand je l'ai vu pleurer en scène, je me suis dit
: « Le pauvre, qu'est-ce que ses parents vont
lui passer ! » Puis, quand il a été applaudi par une salle debout, j'ai
compris que certains avaient le droit de pleurer - ce qui me manquait tellement
! - et qu'on les ovationnait pour ça. Ma décision était prise : je serai
vedette. Chanteur. Comédien, lorsque je me suis rendu compte que j'étais
incapable d'écrire une chanson... Longtemps, mon jeu favori a été d'accorder
des interviews imaginaires ; mais plutôt de champion de course : je n'avais pas
les mots pour les autres métiers. Face aux journalistes, je gardais le triomphe
modeste : « Oh ! n'exagérons pas ! »
était ma réponse préférée. Je n'aime pas être singulier. Je préfère me vivre
comme quelqu'un de banal, de moyen...
N'est-ce pas incompatible avec l'envie d'être célèbre ?
C'est plus
valorisant d'être célèbre en se sachant petit - sur ma moto, je n'arrivais
toujours pas, à 16 ans, à toucher le sol ! - et pas beau - aucune cliente du
magasin ne me regardait. L'existence, pour moi, avait peu de valeur. Du coup je
prenais tous les risques. A 200 km/h en moto ou sur des mauvais coups. Je
pourrai être mort ou en taule pour vol. C'est le théâtre qui m'a sauvé. En me
voyant faire le pitre et des fausses cascades, un copain du collège Stanislas
m'a poussé à abandonner les études et à devenir comédien ; une vendeuse du
magasin m'a indiqué le cours Simon. Quand j'ai posé la main sur la porte, j'ai
eu une sorte de révélation mystique. J'étais embrasé.
Photo : Jean-François Robert
Le bonheur enfin à portée de main ?
Hélas, les
élèves filles que je croisais me rendaient fou. Pas de mère, pas de sœur : les
femmes devenaient une sorte d'inaccessible mais irrésistible Graal. Même si les
très belles, comme ma mère, me paniquaient. Aujourd'hui encore, je ne peux
vivre sans être amoureux... J'ai même tendance à fuir dès que j'aime moins...
Ça pue trop la mort, sinon. Revenons au cours Simon. A cause des filles, je ne
fichais plus rien. On me menaça de me virer. «
Demain, à l'examen, je serai le meilleur ! » répliquai-je, au flan. Et
j'ai été le meilleur ! Dans une comédie d'André Roussin ! Tout le monde riait.
Ce succès m'a bouleversé. Je n'avais pas travaillé ; j'étais juste monté sur
scène. Mais j'avais croisé tellement de mythomanes dans ma famille, rien ne me
gênait. Ce n'était pas si dur, donc. Le succès était possible. Le bonheur,
peut-être...
On se remet de son enfance ?
C'est
compliqué... Cette enfance m'a blindé : souffrir ne me faisait plus peur, je ne
l'ai évité dans aucun personnage. Mais la douleur m'a rattrapé. Parce que j'ai
fait le choix, dévastateur, d'être un acteur hyper sensible, d'autant plus
grand qu'il serait vulnérable. Sauf que, pour devenir hyper sensible, il
fallait gratter les vieilles plaies. L'enfance m'est revenue en pleine gueule.
Plus sauvagement que je ne l'avais vécue : les gamins ont des capacités de
résistance insoupçonnées. Un écorché vif a ainsi fait surface, un misanthrope
provocateur, autodestructeur. A 23 ans, dès mon premier film, Cocktail Molotov, de Diane Kurys, j'ai
commencé à râler. L'enfer, c'était déjà moi. Je me suis mis à boire. Gérard
Depardieu m'a dit un jour : « T'es comme moi,
on s'aime pas. »
Comment vous en êtes-vous sorti ?
Il y a
onze ans. Après huit ans d'analyse et le retour de mon rêve d'enfant : être
célèbre... Vingt ans durant, je me suis enlisé dans l'alcool. Pour fuir les
compétitions sordides qui régnaient dans ma génération entre les Christophe
Lambert, Tchéky Karyo, Richard Anconina et d'autres... Je voulais aussi
récupérer une jeunesse de fêtes que je n'avais pas eue, d'autant que je me
croyais sûr de rattraper mes rivaux au finish : je suis un grimpeur, je
gagnerai dans les Alpes... Je préférais de toute façon réussir tard plutôt que
devenir un has-been... Mais j'ai
commencé à me rendre compte que mes coups de gueule, ma conduite imprévisible
me marginalisaient. Je végétais dans des téléfilms médiocres où régnait juste
ce savoir-faire, si avare de soi, si scolaire que j'exècre.
Pourquoi ?
La seule
chose qui vaille, c'est l'abandon : tout donner jusqu'à se sentir dévalisé.
L'impudeur est chez nous une déformation professionnelle. On ne doit rien
garder dans le coffre-fort, mais devenir un de ces personnages du peintre
Bacon, dont on voit le visage et les tripes en même temps. Mieux vaut être
mauvais que se préserver. Les gens viennent nous voir pour comprendre une
intimité - la leur - qu'ils ne parviennent pas toujours à déchiffrer car ils
ont peur de souffrir. Ils cherchent à travers nous leur propre potentiel. Nous
sommes pour eux des catalogues.
Vous êtes-vous parfois surpris ?
Dans Un dernier pour la route, de Philippe Godeau,
en 2009, j'incarnais un alcoolique, comme je l'avais été, et je devais jouer
une scène où le type se lève la nuit pour boire. Pour moi, il devait être
vraiment honteux à cet instant-là et malheureux. Sauf que, ce jour-là j'étais
content, et pas ému du tout. Comme je n'aime pas truquer, j'ai dit à mon corps
: « Allez, bon, on y va comme ça, Cluzet, pas
d'émotion, tant pis ! » Et voilà qu'en ouvrant le Frigidaire, en
entendant la bouteille cogner contre mes dents, je me suis mis à éclater en
sanglots. Je tremblais. C'était trop pour le jeu, mais ce trop alimentait ma
douleur et la redoublait. Elle revenait de loin : je me revoyais dévasté par
l'alcool, démuni, du temps où je me disais : plus vite tu mourras, mieux ce
sera...
Qui vous a le plus aidé dans ce métier ?
Sans doute
Claude Chabrol, avec qui j'ai tourné cinq films, qui m'a vraiment aimé et que
j'idolâtrais. J'ai même cessé de boire pour
L'Enfer, avant de me remettre juste après... aux magnums. Claude était
fâché de me voir boire ; il disait toujours : «
Celui-là, avec les yeux qu'il a, il ne peut être que bon. » C'était un
humaniste qui croyait que l'intelligence mène au bonheur, et vice versa. Sur
les tournages, il tendait juste la main aux acteurs, assurait la coordination
entre les personnages, nous rassurait en répétant : « Attention, le mieux est
l'ennemi du bien » ou encore : «
N'oublions pas que la vie tourne... » Un bon directeur d'acteurs
encourage. En disant que c'est bien même si c'est faux. Sinon le comédien est
foutu, n'y arrive plus. Un directeur d'acteurs doit se contenter de donner le
rythme - plus vite, moins vite -, l'humeur - heureux, pas heureux - ou des
petites phrases du genre : « Quand tu as fait
telle chose, tu as touché le personnage », ou « Dans telle scène, tu m'as fait penser à... » : ça débloque
l'imagination... Comme cette recommandation terrible, je me souviens, de Pialat
à Depardieu : « On refait la prise sans jouer !
»
Les comédiens sont si fragiles ?
Le cœur de
notre métier, c'est le cœur. C'est fragile.
Comment travaillez-vous ?
Je n'ai
pas de méthode. C'est un piège dans notre métier. J'essaie simplement de penser
dans le personnage, comme on s'efforce
de penser en anglais pour apprendre l'anglais. Et, très vite, le personnage
finit par parler... Je tiens de Jean-Laurent Cochet un exercice essentiel : «
marcher » le texte, c'est-à-dire en prononcer toutes les syllabes en avançant,
reculant et en changeant tout le temps de mouvement. Le texte que j'ai d'abord
lu et relu, voire recopié, devient évidemment incompréhensible, mais chaque
membre du corps s'en est emparé : il s'est fondu en vous. On ne doit pas
apprendre avec une intention de jeu, sinon on n'est plus capable de rien
modifier sur le plateau. On est coincé. A vrai dire, je n'ai jamais vraiment
travaillé au sens douloureux du terme.
Vous voyez que vous n'êtes pas si tragique...
Graduer
les émotions d'un personnage m'amuse ; veiller à ne pas faire avec lui de
contresens. C'est ma petite intelligence à moi. La comédienne Christine
Murillo, qui m'a vraiment donné envie d'être artiste, m'a raconté que Jean-Paul
Roussillon, lorsqu'il la mettait en scène à la Comédie-Française, lui disait
constamment : « C'est peut-être ça... ou son
contraire ! » De toute façon, ce n'est jamais ce qu'on a à dire qui
importe, mais ce qu'on vit sur le plateau, de cinéma ou de théâtre. Alors je me
débrouille pour que tout le monde ait envie de jouer. Comme dans une cour de
récré. Avant chaque tournage, je demande que les comédiens travaillent d'abord
« à la table », comme au théâtre ; c'est-à-dire lisent ensemble le scénario, le
commentent. Sur Les Petits Mouchoirs, de
Guillaume Canet, certains se sont rebiffés ; ils avaient peur qu'on leur vole
leurs secrets. Pourtant, ça nous a aidés. Le talent ne naît pas du malaise
qu'on parvient ou non à créer chez l'autre, mais du bonheur. C'est le bonheur
qui donne de l'énergie.
Guillaume Canet ?
Je lui
dois beaucoup. Il m'a imposé dans Ne le dis à
personne, ce premier rôle de héros positif qui m'a enfin valu un césar
en 2007. Canal+, à l'époque, ne me voulait pas en tête d'affiche. Je ne valais
pas un radis au box-office. Rappelons que j'ai eu le rôle d'Intouchables parce que Daniel Auteuil l'avait
refusé...
Vous êtes toujours engagé à gauche ?
A 15 ans,
j'étais d'extrême gauche ; à 22 ans, je déclarais à Libération : « Je suis une
grosse dame noire lesbienne. » Mais je sais aujourd'hui qu'un acteur
mange forcément à tous les râteliers : ai-je le droit de refuser que des
spectateurs d'extrême droite viennent me voir ? Pas d'hypocrisie ! Evidemment,
ma place est du côté des humiliés, des démunis, c'est ce que j'ai été, c'est
ceux que je comprends le mieux. Mais pour continuer à les défendre, mieux vaut
rester dans le contre-pouvoir. Pour garder sa liberté de parole, un artiste ne
doit pas s'engager.
« La vie tourne », comme
disait Chabrol.
Jusqu'à 45
ans, j'ai pensé que j'étais un dilettante. La boisson me rendait hyperactif,
drôle, extravagant, je croyais pouvoir tout faire, je ne comprenais pas que je
perdais l'acuité de perception, la netteté des sensations. Quand je me suis
arrêté, je suis soudain devenu timide, quasi muet pendant plus d'un an. Je ne
savais plus vivre. Il a fallu recommencer. Retrouver ce goût d'être vedette. Je
le suis avec Intouchables. Mieux : je
lis la gratitude dans le regard des gens. J'ai réalisé mon rêve : je suis aimé.
Je découvre ce qu'être heureux veut dire. Mais j'ai peur de tomber du tapis
volant.
Source Fabienne Pascaud (Télérama)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire