Pour un vrai gouvernement économique et financier de la zone euro
Deux questions de fond restent posées à cet égard:
1. Dans quelles limites et pour quels objectifs les États européens peuvent-ils s'endetter? Autrement dit, comment distinguer les bonnes dettes des mauvaises?
2. L'euro étant une monnaie commune, comment gérer au niveau commun les décisions nationales relatives à ces dettes lorsque leur importance excède les capacités de remboursement des États pris individuellement ? La question est généralement formulée de façon plus explicite: qu'attendent les 17 États-membres de la zone euro pour mettre en place un gouvernement économique et financier commun capable d'harmoniser les politiques budgétaires nationales en matière de dépenses et recettes?
Beaucoup des intérêts économiques dominant en Europe, qu'ils soient non-européens ou même européens (que l'on nomme les Transnational Corporations, TNC), ne veulent pas d'un tel gouvernement économique et financier de la zone euro. Ils veulent continuer à diriger et spéculer sans entraves. Les peuples, ou à défaut les majorités social-libérales au pouvoir ou aspirant à gouverner à la suite des prochaines élections, devraient au contraire en faire leur priorité. Nous aimerions pour notre part entendre le candidat du PS français François Hollande confirmer clairement que ce sera pour lui la première des priorités à négocier s'il était élu.
Rappelons cependant que selon nous et pour beaucoup d'observateurs, une telle structure ne serait viable à long terme que dans le cadre d'une modification profonde des Traités conduisant à une Europe fédérale. Celle-ci devrait notamment être dotée d'un Parlement élu au suffrage universel commun, capable de négocier avec les exécutifs les grandes lignes des politiques communes et dont l'euro deviendrait un des outils. Nous ne traiterons pas de cette question dans le présent article.
Bonnes et mauvaises dettes publiques
Appelons pour simplifier dettes publiques ou dettes souveraines celles que souscrit le gouvernement d'un pays pour couvrir les déficits de ses budgets, budgets de fonctionnement ou budgets d'investissement. Il le fait en émettant des emprunts, soit auprès de diverses institutions financières, soit sous forme de bons du Trésor offerts sur les marchés financiers. Il faut apprécier l'opportunité de ces emprunts d'une part en fonction des dépenses qu'ils visent à couvrir et d'autre part au regard des prêteurs à qui l'on s'adresse.
Les dépenses à couvrir
On distingue à juste titre, concernant les États, les bonnes dettes et les mauvaises dettes. Les bonnes dettes sont celles destinées à financer des investissements qui seront rentables à terme: par exemple la construction d'infrastructures industrielles, de centres universitaires ou d'aides ciblées à des investissements de recherche dépassant la capacité de financement par les budgets annuels. Si ces aides sont bien gérées, elles rapporteront des produits générant eux-mêmes des activités pouvant à terme contribuer à l'augmentation des ressources fiscales. Les dettes seront donc remboursées. Il suffira de faire appel à un mécanisme d'emprunt à long terme permettant de faire la soudure entre les dépenses d'aujourd'hui et les recettes de demain. Dans des États (de plus en plus rares malheureusement) où la puissance publique conserve un rôle de pilotage global, ces dépenses sont indispensables. Elles doivent en priorité être financées par les budgets d'investissement. A défaut, l'appel à l'emprunt est tout à fait légitime. Il en est de même des dépenses d'équipement des collectivités locales.
Une difficulté de mise en œuvre doit être résolue. Il s'agit de s'assurer que les crédits obtenus par l'emprunt iront bien aux activités destinées à en bénéficier. Il ne faut pas s'illusionner. Ces crédits, que ce soit au niveau de chacun des États ou au niveau communautaire, courront le risque d'être détournés soit par des gouvernements pour des raisons de clientélisme électoral, soit par des spéculateurs ou des hommes politiques corrompus. D'où la nécessité de prévoir, notamment au niveau européen, des dispositifs d'allocation soumis à un contrôle de gestion sérieux et à une évaluation démocratique a priori et a postériori efficace. Le concept de Fonds stratégique européen d'investissement pourrait être retenu, lui-même placé sous la tutelle du gouvernement de la zone euro mentionné ci-dessus. Le risque de détournement au niveau des collectivités locales est tout aussi grand. Malgré ces risques, l'expérience semble montrer que les investissements public atteignent leurs objectifs beaucoup plus souvent que des investissements privés ou mixtes (dans le cadre de partenariat dits publics-privés).
On pourra ranger également dans les bonnes dettes celles résultant de politiques publiques destinées à couvrir des dépenses exceptionnelles découlant de phénomènes naturels et de catastrophes technologiques ou sanitaires (dépenses militaires en cas de guerre). Mais dans ce cas, il faudra très rapidement en répartir la charge entre contribuables, nationaux ou européens, afin d'éviter de financer les dépenses correspondantes par des emprunts à court terme qui ne pourraient pas être remboursés.
Les mauvaises dettes sont celles destinées à couvrir les déficits des budgets de fonctionnement. Y recourir permet à des gouvernements laxistes de satisfaire les clientèles électorales, sans demander de contrepartie. Certes, comme en ce qui concerne les entreprises, les autorités budgétaires publiques doivent pouvoir emprunter à court terme pour faire face aux charges de trésorerie, résultant de la non simultanéité des recettes et des dépenses. Mais cette facilité, se traduisant par des écritures en déficit ne devrait pas dépasser 3% environ du montant des budgets, pouvant être modulé en fonction des cycles de croissance-décroissance. C'est ce qu'avait décidé, un peu arbitrairement il est vrai, le traité de Maastricht. On parle aujourd'hui de "règle d'or" qui devrait s'imposer à tous les budgets dorénavant, si l'on en croit les décisions prises au soir du 27 octobre. Emprunter au delà condamne irrévocablement à terme au défaut de remboursement, correspondant à la faillite en droit privé. Il convient donc d'une façon générale de couvrir les dépenses de fonctionnement par des impôts ou contributions obligatoires de même nature. C'est le prix que doivent consentir les citoyens pour disposer d'un État digne de ce nom. Il devrait en être de même des dépenses de fonctionnement engagées par les institutions européennes, à faire couvrir par des impôts européens.
L'inflation, pendant les 30 ans ayant suivi la 2e guerre mondiale, a été systématiquement utilisée pour permettre le non-remboursement des dettes des États à leur valeur initiale. Cette démarche correspond à un impôt sur les épargnants et les revenus fixes. Elle n'est pas admissible car, outre le fait qu'elle repose sur une tromperie, elle se traduit pas un assèchement des épargnes, les agents économiques préférant dépenser plutôt qu'économiser. En période de rareté croissante d'un certain nombre de ressources, ceci correspond à des gaspillages qui ne sont pas admissibles.
Il en résulte que les dépenses budgétaires directes ou indirectes (budgets sociaux) doivent être en permanence ajustées en fonction des recettes fiscales disponibles (contributions obligatoires). Celles, héritées du passé, dépassant ce niveau, doivent être réduites. Les impôts, de leur coté, ne peuvent pas être indéfiniment augmentés. Par ailleurs, pour être supportés, leur charge doit être convenablement répartie entre agents économiques et activités, de façon à ce que ne soient pas les seuls contribuables incapables de fraude qui en supportent la charge. Ce n'est pas le cas dans beaucoup d’États européens, notamment la France, où des réformes fiscales assorties de contrôles adéquats s'imposent de toute urgence, visant à la fois la justice et l'efficacité. Ce contrôle des dépenses et cette réforme fiscale s'imposent aux majorités au pouvoir et tout autant aux programmes des oppositions visant à leur succéder. Pour celles-ci, le nier relèverait d'un illusionnisme inquiétant. C'est ce que le socialiste Manuel Valls, en France, a eu raison de souligner.
Ces différentes règles limitent considérablement les possibilités d'action budgétaire des gouvernements en charge des pays les moins favorisés. A l'extrême, ceux-ci ne pourront même plus rémunérer des fonctionnaires pourtant indispensable à la bonne marche de l’État. Ce risque menace actuellement les pays européens du Sud, sommés de faire des économies. Des réactions sociales de plus en plus violentes en résulteront nécessairement. Pour éviter qu'en Europe, seuls les États les plus riches, ceux du nord, puissent disposer de budgets de fonctionnement suffisants, il faudrait assurer des transferts entre États riches et États pauvres. C'est ce qui se fait au sein des États nationaux entre collectivités locales inégalement prospères, sous forme de divers fonds de péréquation. C'est ce qu'à accepté l'Allemagne de l'Ouest au profit de l'Allemagne de l'Est à la suite de la réunification.
Dans cet esprit, les Européens devront accepter des politiques communes volontaristes par lesquelles les pays riches accepteraient des transferts de richesse au profit des pays pauvres. Pour le moment, malheureusement, sauf à la marge (dans le cas des fonds structurels européens), de telles politiques n'existent pas en Europe. Il en résulte que dans l'immédiat se font pleinement sentir les inégalités de puissance économique entre États-membres. On peut difficilement demander à la Grèce d'imposer à ses ressortissants des modes de vie austères alors que la libre circulation des personnes et des biens conduit à transformer en standards communs les modes de vie des pays plus riches.
D'où le besoin inéluctable, à terme, d'une structure fédérale qui assurerait la péréquation des ressources et des charges entre les différentes composantes de l'Europe. Seul un État fédéral européen serait capable de faire admettre cette péréquation par l'ensemble des citoyens, capable aussi d'imposer des mesures visant à combattre les fraudes qui sont souvent à la source de beaucoup d'inégalités apparentes.
L'origine des prêteurs
Certains États font appel à leurs propres épargnants pour couvrir leurs emprunts. C'est le cas, souvent cité, du Japon. C'est aussi, dans une large mesure, celui de la Chine. Mais il faut pour cela qu'ils disposent d'une épargne privée importante et mobilisable. Il faut aussi qu'ils acceptent le risque d'un effondrement général de l'économie si pour une raison ou une autre, ces épargnants ne peuvent plus être remboursés. L'Europe présente, nous l'avons vu, trop d'inégalités entre puissances économiques et donc entre épargnes pour faire financer à grande échelle par ses propres citoyens les emprunts émis par ses États. A petite échelle cependant, nous pensons que le fonds stratégique européen d'investissement mentionné ci-dessus pourrait tirer une partie de ses ressources de « dettes perpétuelles », c'est-à-dire non remboursable mais négociables, s'adressant à des épargnants européens, y compris petits épargnants, qui subsistent dans des pays restés relativement riches comme la France.
La solution jusqu'ici retenue par tous les États européens, qu'ils participent ou non à la zone euro, a été de faire appel aux marchés, sous diverses formes, la plus simple étant la vente de bons du trésor non affectés, la plus complexe étant l'émission d'emprunts d’État ou garantis par l’État. Dans tous les cas, ces procédures conduisent inévitablement les puissances publiques à donner un droit de regard sur leurs politiques régaliennes aux préteurs, c'est-à-dire à des intérêts privés pouvant ne pas avoir les mêmes objectifs. Longtemps les États occidentaux se sont tournés vers des prêteurs de leur mouvance politique, par exemple fonds de pensions et caisses d'épargne s'adressant à des nationaux ou des tiers de confiance. Mais avec la ruine de beaucoup de ces fonds patrimoniaux, ils se sont adressés à des fonds spéculatifs beaucoup plus exigeants en termes de rendement et de délais de remboursement. Par ailleurs, et faute de ressources suffisantes provenant des épargnants du monde occidental, ces États ont puisé dans les réserves accumulées par les pays asiatique, au premier rang desquels la Chine, qui vendent beaucoup aux pays occidentaux et dépensent très peu sur leur marché intérieur.
Les gouvernements européens sont longtemps restés très méfiants à l'égard des prêts consentis par la Chine. N'était-ce pas introduire dans leur zone économique non pas des actionnaires anonymes mais des acteurs publics animés d'une forte volonté de conquête. Pour leur part, les hommes politiques américains ont considéré qu'un tel risque n'existait pas. A quoi bon imposer les contribuables nationaux si la Chine fournit les ressources nécessaires à la couverture des dépenses publiques américaines? Mais ce raisonnement est de moins en moins admis par les économistes nord-atlantiques d'inspiration keynésienne, comme Paul Krugman. La Chine prête des dollars à l'Amérique à condition que celle-ci achète les produits industriels fabriqués en Chine. Certes ceux-ci sont vendus à bas prix, mais les importer au lieu de les produire, fut-ce à un coût plus élevé, s'est traduit à long terme par une forte désindustrialisation de l'économie américaine et la multiplication du chômage. Les mouvements d'Indignés qui se généralisent en résultent. Les conseils d'administration des entreprises américaines dites TNC (transnational corporations) en ont bénéficié, mais les bénéfices enregistrés n'ont pas été réinvestis dans l'économie réelle américaine. Les seuls secteurs en ayant profité ont été ceux des recherche/développement à usage militaire. Le considérable budget de recherche du Pentagone permet ainsi d'entretenir un potentiel de défense dont même la Chine est obligée de tenir compte.
L'Europe, n'étant pas une puissance fédérale, ne peut espérer pour le moment faire jeu égal avec la Chine. Elle devrait donc se méfier particulièrement des diverses propositions de Pékin visant à prendre en charge une partie des dettes publiques européennes. Ces aides ne seront pas sans contreparties. Leurs conséquences stratégiques pourraient être extrêmement néfastes, en termes de perte d'indépendance de l'ensemble européen vis-à-vis de la puissance chinoise. C'est ainsi que, à la date du 25 octobre, le gouvernement chinois a proposé, en échange du rachat de certaines dettes européennes, d'être admis comme partenaire de plein droit au sein de l'espace économique européen. Ceci interdirait de facto les mesures de rétorsion protectionnistes dans les domaines ou les entreprises chinoises ne respectent pas les règlements et contraintes européennes. Est-ce une telle capitulation que sont allés ce jour négocier à Pékin des représentants des institutions européennes?
Le recours aux prêts du Fonds monétaire international (FMI) n'est guère plus recommandable, en ce qui concerne les dettes publiques des pays européens. Le FMI est très largement l'agent des intérêts dominant à Wall Street et Washington. Ses interventions ont toujours visé à étendre le champ du capitalisme néolibéral anglo-saxon, aux dépends des pouvoirs de décision et de régulation des États et des secteurs publics.
La question du gouvernement économique et financier de la zone euro
Depuis longtemps cette exigence avait été formulée par des critiques des traités européens tels Jean-Pierre Chevènement leur reprochant leur excès de libéralisme. En pratique, quelques timides mesures ont été récemment étudiées, notamment entre l'Allemagne et la France, visant par exemple à l'harmonisation des taxes sur les entreprises. D'autres ont été évoquées lors de la réunion entre chefs d’États de la zone euro du 26 octobre. Mais le compte est encore loin.
Au delà de cet aspect, il faut se demander en quoi la participation à la zone euro, dotée d'un gouvernement économique et financier encore à définir, protègerait-elle les 17 États membres. On notera que si cette protection était effective, elle créerait des inégalités avec les 10 autres membres de l'Union européenne n'ayant pas voulu ou pas pu adopter la monnaie commune.
Inégalités de puissance découlant de la participation ou de la non participation à l'euro.
L'euro, c'est-à-dire la monnaie unique, protège-t-il les États qui l'ont adoptée? La réponse serait affirmative si les négociateurs du traite de Maastricht étaient allés jusqu'au bout de leur logique: mettre en place un gouvernement économique et financier commun dont l'euro aurait été l'un des instruments. Dans ce cadre, des harmonisations budgétaires, réglementaires, fiscales et douanières permettraient de mutualiser et de défendre, face aux autres zones monétaires (dollar, yuan), les ressources économiques des pays-Membres. Nous verrons ci-dessous que cette évolution s'imposera inévitablement mais pour le moment ce n'est pas le cas. L'euro, géré par la Banque centrale européenne (BCE) permet principalement trois choses: - donner un visage monétaire à la zone euro, ce qui est important dans un monde où seuls s'imposent durablement les grands ensembles - favoriser les échanges commerciaux internes à la zone en simplifiant les opérations de change - lutter contre l'inflation laquelle est la grande crainte de l'Allemagne, en réglementant les tentations de création de monnaie pour résoudre les déficits budgétaires et commerciaux.
Un certain nombre d'experts et hommes politiques européens dits souverainistes font valoir qu'un retour aux monnaies nationales permettrait de dévaluer celles-ci librement, en tant que de besoin, pour faciliter les exportations. Mais cet argument ne serait recevable que de la part d'un très grand pays européen, essentiellement l'Allemagne – qui pour le moment n'en formule pas l'exigence, la zone euro lui offrant une sorte de marché captif. En cas de sortie de l'euro, les pays économiquement plus faibles paieraient la prime à l'exportation résultant d'une monnaie faible par un renchérissement vite insupportable de leurs importations essentielles. Ils s'engageraient dans une course inflationnistes dont souffriraient tous les revenus fixes ou déclarés.
Nous avons un moment défendu ici une thèse radicalement contraire, celle selon laquelle un nouveau Traité européen devrait imposer aux 27 États membres de l'Union le choix entre appartenir à celle-ci, en adoptant l'euro et en acceptant les règles de bonne gestion en découlant, ou bien sortir de l'Union. Mais lorsque l'on voit aujourd'hui le désordre régnant au sein des petits États, membres ou non de l'euro, il est clair qu'en dehors de la mise en place d'une véritable fédération des États-Unis d'Europe, une telle perspective ne serait pas souhaitable, ni pour l'Union européenne en général, ni pour l'euro en particulier.
Certains observateurs préconisent aujourd'hui un éclatement de l'Union entre un cœur fédéral comportant les États du nord, la France et quelques États économiquement plus faibles mais acceptant le règle fédérale, et des États dont la Grande Bretagne serait le modèle acceptant d'affronter par leurs propres moyens la concurrence internationale. Nous sommes prêts pour notre part à parier que confrontés à ce choix, tous les États européens (hors peut-être la Grande Bretagne dont le tropisme atlantique demeure considérable) choisiraient la discipline imposée par l'appartenance à une Union fédérale correctement dirigée, dont l'euro et la BCE seraient les instruments monétaires et bancaires.
L'appartenance à la zone euro, dans son état actuel ne permet pas de compenser les inégalités de puissance économique entre États membres.
Dans tout État, qu'il soit national ou fédéral, il existe des inégalités entre régions. Elles sont acceptées comme le prix à payer pour l'unité nationale. Mais en général, nous l'avons rappelé, elles sont part compensées par des échanges spontanés (par exemple les migrations intérieures) et surtout par des politiques publiques systématiques visant à rééquilibrer les déséquilibres excessifs. La fiscalité, la protection sociale, l'aménagement du territoire tendent à organiser les transferts entre collectivités et régions, en vue de diminuer les inégalités structurelles. Elles y ont jusqu'ici réussi, sauf dans le cas des banlieues des grandes villes. Celles-ci sont malheureusement considérées, pour des raisons que nous ne discuterons pas ici, comme zones de cantonnement pour des populations de moins en moins bien assimilées.
L'Union européenne n'a pas les pouvoirs politiques – ni sans doute jusqu'à ce jour la volonté – d'organiser de tels transferts. Ils heurteraient directement, il faut bien l'admettre, des traditions nationales comportant une large part de refus de l'autre, fut-il européen. Il en est de même du groupe des pays membres de l'euro. Le gouvernement économique et réglementaire ambitieux de la zone euro, qui serait nécessaire pour assurer la viabilité d'une monnaie unique, a été refusé depuis les origines, tant par les pays riches que par les pays pauvres, compte tenu des contraintes qui en aurait découlé.
La BCE, pour sa part, n'est dotée d'aucun pouvoir suffisant sur les banques centrales et banques privées nationales. Elle a par ailleurs dès l'origine été privée du droit de faire des prêts aux États et aux entreprises, sous prétexte de lutter contre les tentations inflationnistes. Mais deux raisons de fond expliquent qu'elle ne dispose pas des pouvoirs de son homologue la banque fédérale de réserve américaine. La première est qu'il n'existe pas de gouvernement européen commun au service duquel elle pourrait être mise. La seconde est tout aussi significative de la faiblesse de l'Union européenne.
Il s'agit du fait que les pouvoirs financiers, européens ou internationaux, qui dominent l'Europe ont toujours refusé la mise en place de procédures et d'institutions publiques permettant d'échapper au passage obligé par « les marchés » pour financer les emprunts des entreprises et des gouvernements européens. De ce fait les marchés, dont l'influence est considérablement augmentée par le pouvoir prédictif des agences de notation, peuvent se réserver le monopole des bénéfices tirés de leurs activités de prêts aux États. Ils peuvent, ce qui est bien plus lourd de conséquence, leur imposer sous prétexte de redressement des mesures d'économies ou de « réforme » des administrations publiques. La conséquence inéluctable en sera la disparition des services publics et leur remplacement par des compagnies privées d'ailleurs plus coûteuses et moins efficaces, comme le montre amplement l'exemple américain.
Notons qu'il faudra revenir sur l'indépendance absolue de la Banque centrale, exigée par l'Allemagne pour des raisons historique. Il faudra que la BCE puisse racheter en émettant des euros une part importante des dettes souveraines des États s'avérant incapables en tout ou en partie de les rembourser. Il faudra aussi qu'elle puisse fournir, directement ou indirectement, des prêts à long terme destinés à financer les investissements stratégiques européens. Dans ces deux cas, de telles procédures seront bien préférables à celles consistant à faire appel aux marchés. Si la BCE agissait ainsi, sous le contrôle du gouvernement de la zone euro, l'indépendance de l'Europe vis-à-vis de ses concurrents extérieurs en serait fortement augmentée.
Un dernier point doit être signalé, concernant le futur gouvernement de la zone euro. Il ne suffira pas d'instituer un quelconque ministre de l'économie ou du budget commun. Il faudra soumettre ce dernier à un processus de négociation, sinon de co-décision, associant le Parlement européen. A plus long terme, le Parlement européen devra être élu au suffrage universel européen, pour disposer de plus d'autorité démocratique. Mais comme ceci sera le premier pas vers des États-Unis d'Europe, il s'agira d'une réforme qui ne pourrait pas être négociée en urgence, sous la pression des marchés, c'est à dire finalement des TNC ou Transnational Corporations, évoquées ci-dessus. Pour bien faire, elle devrait répondre à ne demande majoritaire des citoyens européens. Si la crise s'aggravait, comme probable, les électorats s'y résoudraient sans doute.
Conclusion
Les réalités et contraintes sommairement évoquées dans cet article sont encore mal perçues par les gouvernements européens. Seules les TNC qui font très largement la loi en Europe en ont compris l'importance. Mais elles ne veulent rien changer aux répartitions de pouvoir actuelles, puisqu'elles en tirent profit. Concernant la France, nous pensons que le gouvernement issu des futures élections de 2012 serait très avisé d'en tenir compte. D'où la nécessité de le faire dès maintenant dans l'élaboration des programmes pour les 5 prochaines années, qu'il s'agisse de ceux de la droite encore au pouvoir ou de la gauche qui aspire à prendre le relais.
Lire Dette indigne ! : Dix questions, dix réponses, Gérard Filoche, Jean-Jacques Chaviré 2011
Note. Inégalités de puissance économique entre États européens et poids de la fraude
L'union européenne à 27 ou la configuration plus réduite associant les 17 États membres de l'euro rassemble des pays dont la puissance économique est très différente. On distingue ainsi à juste titre les pays à économie solide, nécessairement dominants: l'Allemagne, entraînant avec elle de petits États dits nordiques (Autriche, Hollande, Scandinavie) et les pays à économie fragile, pays méditerranéens ou du Sud, Italie, Espagne, Portugal, Grèce, d'une part, pays d'Europe centrale et orientale nouveaux entrants dans l'Union, d'autre part, La France et la Grande Bretagne (qui n'est pas dans l'euro) se situent entre ces deux ensembles.
Plusieurs raisons justifient ces inégalités de puissance. Elles tiennent à des inégalités liées à la géographie et à l'histoire: dimension territoriale, population, ressources naturelles, apports des investissements industriels ou des grandes infrastructures. Elles sont difficilement modifiables à court terme. Mais d'autres tiennent au poids plus ou moins grand de l'économie souterraine et de la pénétration des administrations publiques par des intérêts privés visant à frauder les réglementations fiscales et sociales. Aucun État n'y échappe, notamment de moins en moins la France. La Grèce ou dans une large mesure l'Italie supportent ce handicap depuis des décennies. Il en est de même des États non encore membres de la zone euro, pays de l'Est et même Grande Bretagne, qui use et abuse des paradis fiscaux offerts dans le cadre de la zone dollar. Au sein de l'euro, les pays du Nord, sans être exemplaires (nul ne l'est) sont fondés à refuser de prendre à leur charge les dérives spéculatives voire frauduleuses ou criminelles des pays du Sud. Ils suspectent de plus en plus la France de céder à une gestion politicienne hasardeuse, dont ils voudraient éviter l'effet contaminant.
Ceci veut dire que les négociations entre pays européens concernant la répartition du poids de la dette doivent certes tenir compte des différences de puissance structurelles ou historiques entre économies, pour essayer dans la mesure du possible de les compenser par des transferts. Mais en aucun cas elles ne devraient entériner des comportements frauduleux générateurs de faiblesses artificielles. Si un pays, profitant du non contrôle de ses transactions et de la non transparence des procédures bancaires, se déclare en déficit structurel alors qu'une partie des richesses produites sont dissimulées dans des banques échappant à tout contrôle, il ne peut prétendre bénéficier de l'aide provenant de pays dont la gestion est dans l'ensemble plus régulière. Pour revenir à la table des négociations, il doit prouver qu'il a d'une façon vérifiable par des audits externes mis de l'ordre dans les abus que commettent ses ressortissants.
La nécessité de moraliser les comportements économiques au sein des États de l'Union européenne, en alignant les moins vertueux sur ceux qui le sont davantage, s'imposera de plus en plus au fur et à mesure que s'aggravera la crise. Ce qui était toléré avec indulgence ne le sera plus. Il s'agit d'un point que de futurs gouvernements de gauche en Europe devront mettre à leurs programmes. Ce sont toujours les citoyens les plus pauvres qui supportent le coût des détournements de procédures et des fraudes. Il n'est peut-être pas très rentable au plan électoral de se présenter comme un père Fouettard, mais c'est la seule façon de faire rentrer des ressources jusqu'ici dissimulées dont la gauche aura besoin pour financer ses programmes. Bien évidemment, une telle « moralisation » se heurtera au concert de toutes les entreprises de par le monde qui profitent de la non transparence et du laxisme. Mais ce ne sera pas une raison pour refuser de la mettre en œuvre dans les faits, c'est-à-dire bien au delà des discours électoraux.
Source Jean-Paul Baquiast
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