L’influence des think tanks
L’influence des think tanks, cerveaux des
politiques
En coulisse, ils façonnent la pensée des partis
politiques. En dix ans, les “think tanks” – laboratoires d'idées, cabinets
d'experts - sont devenus incontournables. Mais cette intelligentsia parisienne
n'est-elle pas un simple relais de la pensée dominante ?
Claude Bébéar en 2009 au lycée Alfred-Nobel de Clichy-sous-Bois
(93). Débat animé par l'Institut Montaigne, think tank qu'il a créé pour
"infléchir les politiques publiques".
La primaire socialiste ? L'idée a germé chez
Terra Nova. La « règle d'or » ? Elle est née à la Fondapol. La charte de la
diversité ? A l'Institut Montaigne. Leurs noms vous sont peut-être inconnus,
mais plus pour très longtemps : les « think tanks » envahissent le marché des
idées. Ils ont éclos à l'aube des années 2000, sans qu'on sache toujours ce que
le mot recouvre, sinon qu'un think tank sonne chic et intello. « Laboratoire à idées ou groupe d'experts chargé
d'influencer les politiques publiques », disait-on jusqu'ici. Le terme
américain l'a emporté, avec ses sonorités qui claquent et sa connotation
militaire.
Outre-Atlantique et en Allemagne, ce sont des
mastodontes du débat public, dont les budgets dépassent souvent la centaine de
millions d'euros. En France, le mieux pourvu, l'Institut Montaigne, atteint 3
millions d'euros, quand le petit nouveau de gauche, Terra Nova, annonce « entre
» 300 000 et 400 000 euros. Des modèles réduits donc, mais qui champignonnent.
Ils seraient aujourd'hui près de deux cents en France et, en ces temps de
crise et de campagne présidentielle, pas un jour ou presque sans qu'on en voie
jaillir un nouveau, tel l'Esprit neuf de Nora Berra, secrétaire d'Etat à la
Santé, ou le Club du 6 mai, de l'historien et politologue Patrick Weil et du
créateur de soaps télé Pascal Breton.
On a voulu explorer ce maquis via une poignée
de think tanks dits « généralistes », à dominante politico-économique, et qui
veulent faire entendre leur voix dans la campagne 2012. Direction les beaux
quartiers de la capitale. Sonder les think tanks, c'est plonger dans le petit
monde courtois et feutré de l'establishment parisien, où se croisent experts,
banquiers, avocats, hauts fonctionnaires et politiques, et où l'on tutoie la
crise et le chômage sans les connaître personnellement. C'est découvrir que la
vie des idées se déroule, parfois, dans des bureaux de banque. « Tout le pouvoir à ceux qui l'ont déjà »,
disait Alexandre Adler au sujet de la Fondation Saint-Simon, souvent décrite
comme l'ancêtre des think tanks, et qui milita pour que la « société civile »
pèse sur les débats de société.
Une partie du comité éditorial de Terra Nova. De gauche à droite :
Romain Prudent, Agnès Martinel, Alexandre Aïdara, Olivier Ferrand, Nelly Fesseau,
Jean-Philippe Thiellay.
Terra Nova, think tank proche du PS, a pignon
sur les Champs-Elysées. A ceux qui y voient un symbole de l'embourgeoisement de
la gauche, Olivier Ferrand, son patron, HEC, énarque et proche de DSK,
rétorque, tout sourire : « Henry Hermand [proche
de Michel Rocard, patron de HH Développement, fortune de l'immobilier,] nous prête ses locaux. »
Une belle vue sur les toits de Paris pour une
réussite fulgurante, construite sur les cendres de la défaite de Ségolène
Royal. 2007 avait laissé les intellectuels de gauche sonnés, frustrés de ne pas
avoir été écoutés par des politiques repliés sur eux-mêmes et technocratisés,
au moment même où l'UMP scénarisait sa victoire comme le résultat d'une
bataille culturelle et intellectuelle, avec un Sarkozy ayant fait sienne
l'analyse de Gramsci : « Le pouvoir se gagne
par les idées. »
Début 2008, Ferrand répond en créant Terra
Nova, qu'il veut voir comme un cousin du PPI, le Progressive Policy Institute,
lancé par Bill Clinton et artisan de « la
troisième voie et des nouveaux démocrates ». « Toute l'intelligentsia de gauche
s'y pressait », se souvient un universitaire qui connut les débuts de
Terra Nova. Trois ans plus tard, les rangs intellos se sont un peu dégarnis au
profit d'experts, de hauts fonctionnaires, de techniciens divers et variés.
Les nostalgiques de l'époque des «
intellectuels organiques », issus du monde ouvrier et formés sur le tas,
passeront leur chemin. L'ère des think tanks serait plutôt celle des managers
de la pensée, à l'image de l'hyper médiatique Ferrand. Impeccablement mis,
chemise bleu Oxford, un smartphone qui n'arrête pas de sonner, il
s'enthousiasme : « Avant, le monde des think
tanks était un espace amateur, structuré autour de clubs informels. Il s'est
professionnalisé. »
Dans le monde des idées de ce jeune quadra
monté sur piles, il y a des « fournisseurs de
contenu – les intellectuels, les experts », au service d'un « métier de production des idées et de diffusion ».
Le succès de sa note sur les primaires ? « On a
fait le benchmark [technique de marketing pour observer et analyser les
pratiques utilisées par la concurrence,] de ce
qui existait, on a proposé, on s'est arrimés à Arnaud Montebourg, et on s'est
battus pour défendre cette idée des primaires. Jusqu'au bout. »
Marc-Olivier Padis, rédacteur en chef de la revue Esprit,
qui travaille à ses côtés, est séduit : « C'est
carré, professionnel, avec une ingénierie très efficace : un rapport, une note
synthétique, un plan média. Une nouvelle méthode qui accompagne le changement
générationnel des politiques. » Bref, une révolution.
A quelques
centaines de mètres de là, l'Institut Montaigne raconte aussi, à sa façon, la
flambée de ce nouveau type de lobbying intello et la même ambition d'une « refondation intellectuelle ». Créé en 2000
par le « parrain du patronat français », Claude Bébéar, alors pdg d'Axa,
Montaigne, d'orientation libérale, est le reflet d'une époque où tout bascule.
Les valeurs libérales qui imprègnent le monde intellectuel, l'économie qui
prend le pas sur le politique, l'essor des ultra-riches...
Photo : Jérôme Bonnet
Laurent Bigorgne, directeur de l'Institut Montaigne.
Parmi ceux-ci, quelques grands patrons veulent
peser sur le débat public et se mettent à financer des think tanks ou à en
créer. « Claude Bébéar avait envie d'apporter
son expertise, explique Laurent Bigorgne, directeur de Montaigne, pas
encore 40 ans, agrégé d'histoire, ancien bras droit de Richard Descoings à
Sciences-Po. Dans un pays où l'Etat domine,
même dans le domaine de l'expertise, où la prospective de Bercy est faite par
Bercy, celle du Quai d'Orsay par le Quai d'Orsay, il était temps de voir
émerger des outils indépendants. »
En phase
avec le retour de la droite au pouvoir, l'« outil » a prospéré, avec des débats
remarqués (sur l'égalité des chances, en 2004) et 25 % de ses propositions
reprises par les parlementaires, dit-on. D'autant qu'« on assiste à un affaissement des partis comme structures de réflexion
», résume Laurent Bigorgne.
Car la montée en force des think tanks révèle,
en creux, l'incapacité à penser des partis, l'assèchement de politiques piégés
dans le court-termisme. En novembre 2011, lors du deuxième forum des think
tanks, Henri Weber, ex-leader de 68, cofondateur de la LCR, membre du PS,
expliquait ainsi qu'il y glanait des idées, «
par exemple sur la dette », et des experts à inviter devant les
commissions du PS. « Le parti ne parvient pas à
réfléchir. Ses cadres sont des élus dont l'emploi du temps est consacré à être
en représentation. Il arrive qu'on fasse remonter une bonne idée de la base,
mais ne rêvons pas, il faut être en lien avec ceux dont c'est le métier. »
La
délocalisation du cerveau des politiques est à l'œuvre, mouchent les
journalistes Roger Lenglet et Olivier Vilain, auteurs d'une enquête engagée sur
l'impact des think tanks. « C'est pratique pour
les ministres et les élus : ils peuvent faire leur “media training” pour
préparer les passages télé, animer les meetings, prononcer des discours, dîner
avec les têtes de réseau, évoquer les derniers concepts à la mode... Ils savent
que leurs boîtes de sous-traitance sont au boulot. »
Une masse de main-d'œuvre que les think tankers
vont chercher dans leurs réseaux parisiens. Quelques universitaires et beaucoup
d'experts (à la Fondapol, les notes sont
rémunérées de 3 000 à 7 000 euros, à Terra Nova, elles ne le sont pas),
chargés d'alimenter la machine à idées. « On
produit plus que le site Slate.fr en volume, quatre cents notes au total ! On a
accéléré la production intellectuelle à destination du politique, c'est un
grand changement », se réjouit Olivier Ferrand. Certains rapports,
commandés par les politiques, restent confidentiels. La plupart sont
consultables gratuitement sur les sites Internet des think tanks, envoyés aux
élus et souvent suivis de rendez-vous personnalisés pour les convaincre. Et
d'un systématique service après-vente dans les médias.
Car les think tanks ne sont pas seulement là
pour penser mais – surtout ? – pour mettre leurs thèmes à l'agenda et
communiquer. En une décennie, ils ont envahi notre espace médiatique. Dans la
presse écrite, ils nourrissent les pages « débat » des quotidiens sur la dette
ou la réforme des retraites. Ils se voient même, en cette campagne 2012, «
agences de notation » des programmes des partis politiques : Montaigne chiffre
pour Les Echos les mesures des candidats
à l'Elysée, idem pour la Fondation iFrap (Fondation pour la recherche sur les
administrations et les politiques publiques) dans Le
Figaro...
A la télévision, Olivier Ferrand coanime le
magazine hebdomadaire Think tank, sur
LCI, Agnès Verdier-Molinié, à la tête de l'iFrap, comptabilise « cent quatre-vingts passages médias depuis le début
de l'année », quand Dominique Reynié, directeur de la Fondapol,
professeur à Sciences-Po et invité récurrent de C
dans l'air, est incollable sur la Chine le 27 octobre, sur la dette le
31 octobre ou sur Berlusconi le 4 novembre. Pour gérer sa com et celle de la
Fondapol, ce dernier a fait appel à Image 7, l'agence d'Anne Méaux, qui coache
une bonne partie du CAC 40...
« Fast thinkers », nos think tankers ? « Il faut exister
sur un marché des idées ultra concurrentiel, au risque d'une qualité moyenne
des productions », reconnaît l'un d'entre eux. Alors
chacun affûte sa stratégie et précise ses niches. A Montaigne, Laurent Bigorgne
refuse l'hyper-productivité et l'hyper-personnalisation, veut créer « une vraie valeur ajoutée » et investit 150 000 euros, du jamais-vu, pour financer une vaste étude
de dix-huit mois menée par Gilles Kepel sur les « banlieues de la République ».
Olivier Ferrand – en orbite pour une carrière politique ? – conçoit Terra Nova
comme un outil pour faire bouger le PS et dire tout haut ce qu'une partie du PS
pense tout bas, avec des notes polémiques, sur l'électorat socialiste (« la classe ouvrière n'est plus le cœur du
vote de gauche ») ou pour l'augmentation des droits
d'inscription à l'université.
A gauche toujours, la Fondation Jean-Jaurès,
dirigée par Gilles Finchelstein, par ailleurs directeur des études d'Euro RSCG
et proche de Dominique Strauss-Kahn, reflète les différents courants du PS, et
y anime le débat intellectuel, tandis qu'En temps réel, conduit par le banquier
Stéphane Boujnah, ancien conseiller de DSK à Bercy et cofondateur de SOS
Racisme, sonde les questions de régulation et de mondialisation via des
analyses pointues. Quant à la Fondapol, Dominique Reynié y creuse son sillon « progressiste, libéral et européen, mais pas de
droite ! » (Malgré son ralliement au
conseil des clubs et des think tanks de Jean-François Copé. Et une proximité
avec l'Elysée pour ce qui fut LE think tank chiraquien avant que Nicolas
Sarkozy ne le relance en 2008, en le confiant à Nicolas Bazire, numéro 2 de LVMH
et témoin de son mariage avec Carla Bruni).
Une marée de rapports et de sondages divers,
tendance Sciences-Po, ausculte « la jeunesse », « les valeurs » ou « les vertus
de la concurrence »... Des travaux académiques dont on a peine à dire qu'ils «
influencent » le pouvoir politique, à l'exception notable du travail de
l'économiste Jacques Delpla, défendant une règle d'or inscrite dans la
Constitution en matière de déficits publics et qui « a été reprise par le chef de l'Etat ».
« A quoi sert la Fondapol ? s'interroge un ancien. Tout ça manque
de souffle et d'innovation. Globalement, les think tanks, c'est peu d'audace et
beaucoup d'eau tiède. Le bilan de la crise ? Ils font tous le même ! »
Idem chez plusieurs ex-Terra Nova, « la pensée
critique est absente, on réfléchit dans le cadre du système. Vous pouvez
multiplier les think tanks, si le monde que vous décrivez n'est pas juste, vous
n'aurez jamais de meilleures politiques publiques ! »
“Ils contribuent à fabriquer cette pensée
standardisée que l'on retrouve dans les partis,
avec des retouches adaptées au profil de chacun.”
Olivier Vilain, journaliste
On a eu beau chercher, on a trouvé peu de
grands débats d'idées, de vraies absences – presque rien sur le nucléaire ! –
et de larges consensus : sur les solutions à la dette ou la réforme des
retraites, pour la « compétitivité qualitative », contre le principe de
précaution... Les think tankers font prospérer la pensée dominante et préfèrent
mettre en avant des « valeurs » abstraites, souvent les mêmes à gauche et à
droite – le progressisme, la solidarité sociale... A quelques exceptions près
comme l'iFrap, dont le libéralisme affirmé porté par la jeune Agnès
Verdier-Molinié décoiffe. Ou la Fondation Copernic, ancrée à gauche et issue du
mouvement social, qui a joué un rôle de contrepoids lors du débat sur la
réforme des retraites.
Pour le reste, « entre le libéralisme à
prétention sociale de Montaigne et le progressisme légèrement socialisé de
Terra Nova, il devient difficile de distinguer leur ADN politique,
observe le journaliste Olivier Vilain. Ils
contribuent à fabriquer cette pensée standardisée que l'on retrouve dans les
partis, avec des retouches adaptées au profil de chacun. Leurs idées
ressemblent à des vêtements de prêt-à-porter. »
« Ce qui fait mal, ce sont les
organigrammes de tous ces lieux », note
l'universitaire Emmanuel Todd. Ces think tanks, qui se dépeignent volontiers
comme l'expression de la société civile, n'en reflètent absolument pas la
diversité, témoin leur composition socioprofessionnelle ultra homogène, qui
cultive l'entre-soi : grands patrons, hauts fonctionnaires, banquiers et
avocats d'affaires, économistes...
Et une
armée d'hommes ! Ces derniers mois, les activistes féministes de La Barbe, qui
envahissent, postiche au menton, les lieux de domination masculine, ont
d'ailleurs surgi au premier colloque de la Fondation Ecologie d'avenir de
Claude Allègre – quarante-deux hommes sur quarante-cinq membres ; à l'Institut
Montaigne, qui planchait sur « Quinze ans de réforme des universités » –
quatorze hommes pour quinze intervenants ; à la Fondapol, qui phosphorait sur
une « Politique de l'eau » – vingt-quatre hommes sur vingt-huit membres.
Et puis il y a leur mode de financement, qui
repose de plus en plus sur de grands groupes privés. Preuve que la question
dérange, l'interview que nous a donnée Dominique Reynié, de la Fondapol. Ce
soir-là, on pensait trouver un éditorialiste rodé aux médias. Surprise, après
quinze minutes de ronronnement sur la vocation du think tank, son directeur
donne des signes de nervosité. Et refuse de répondre à nos questions sur son
financement, qui provient de fonds publics pour les deux tiers, privés pour le
reste « Qui êtes-vous pour me questionner sur
notre budget ? Tous ces intellectuels que vous interviewez dans vos pages, vous
leur demandez pour qui ils votent ? Et vous, pour qui vous votez ? Je vous
demande de sortir ! » (A la différence de leurs homologues américains (financés
par le privé) et allemands (financés par le public), les think tanks français
ont une diversité de modes de financement. Certains sont des fondations
d'utilité publique et reçoivent des subventions publiques, qu'elles complètent
par de l'argent privé. D'autres sont entièrement financées par les entreprises.
Particuliers et entreprises bénéficient de réductions d'impôt et d'abattements
pour leurs donations aux fondations).
A quelques exceptions près – l'Institut
Montaigne, ou la Fondation Copernic, totalement à part, qui vit grâce aux
cotisations de son millier d'adhérents, gage de son indépendance –, les think
tankers que nous avons rencontrés ne veulent pas parler de leurs financeurs
privés (ou restent approximatifs)... au risque d'alimenter la suspicion.
Souvent par volonté de masquer leurs difficultés à rassembler des fonds, telle
la Fondapol, à qui les ennuis judiciaires de son président, Nicolas Bazire, « ne facilitent pas la tâche », nous a-t-on
dit. Mais aussi parce que le mécénat – et son modèle américain – pose la
question de leur indépendance face aux grands groupes. Le think tank de
Dominique Reynié, Nicolas Bazire et Charles Beigbeder est cofinancé par des
multinationales comme Veolia, Suez ou EDF. Ces dernières subventionnent
également la Fondation Jean-Jaurès, proche du PS. Quant à l'Institut Montaigne,
il compte parmi ses quatre-vingts mécènes EADS, Capgemini, Total, Areva,
Acticall... qui financent aussi, à gauche, Terra Nova.
Pour Laurent Bigorgne, « dès lors qu'on touche de l'argent public, qu'on bénéficie
d'abattements fiscaux, on doit être transparent. La société française ne peut
plus vivre avec cette culture du soupçon ! Quant à l'indépendance de Montaigne,
qui travaille au service de l'intérêt général, elle est assurée par la
diversité des entreprises, dont aucune ne pèse plus de 2 % du budget total ».
“Ce sont d'excellentes caisses de résonance,
qui permettent de s'offrir des assurances en cas
d'alternance, moyennant un investissement limité.”
Un cadre de multinationale
Reste que si l'argent n'explique pas tout, rien
ne s'explique sans lui. Les groupes d'intérêt ont compris l'utilité de ces
think tanks, qui interviennent en amont des décisions publiques. « Ce sont d'excellentes caisses de résonance, qui
permettent de mettre en avant des thèmes, de repérer les grands relais
d'opinion porteurs, précise ce cadre de multinationale. Et aussi de s'offrir des assurances en cas
d'alternance, moyennant un investissement limité, souvent autour de 50 000
euros, dans des structures de gauche et de droite. »
Certes, les think tanks à la française sont
encore très loin de leurs cousins américains, passés maîtres dans l'art du
lobbying au service de puissances financières et économiques. Mais, comme
s'interroge Agnès Verdier-Molinié, « si je
commence à accepter le financement des grandes entreprises, est-ce que je
pourrai garder la même liberté de parole ? Quand l'iFrap sort une étude sur les
parachutes dorés et les retraites chapeaux, ça n'arrange pas les entreprises du
CAC 40... »
Les « angles morts » de la réflexion des think
tankers – toutes les thématiques qu'ils se gardent bien d'aborder – disent
aussi, à leur façon, le poids des financeurs. Comment, par exemple, envisager
un vrai débat sur le secteur des assurances à Montaigne quand on a à sa tête
l'ex-assureur Claude Bébéar ? « C'est une vraie
frontière idéologique : les analyses “indépendantes” des think tanks libéraux
ne peuvent mettre en cause les intérêts des milieux d'affaires »,
soulignent Olivier Vilain et Roger Lenglet.
“Les hyper-riches ont tant d'argent qu'ils
ne savent plus qu'en faire. Il leur reste un terrain
à conquérir : le monde des idées !”
Emmanuel Todd
Sans oublier le contexte de leur montée en
puissance, celui de l'explosion des très hauts revenus. « Nous sommes dans un moment d'“ivresse du capital”, dit
Emmanuel Todd. Les hyper-riches ont tant
d'argent qu'ils ne savent plus qu'en faire. Il leur reste un terrain à
conquérir : le monde des idées ! »
Un petit groupe d'« experts », aussi éclairés
soient-ils, peut-il déterminer ce qu'est une « bonne » société ? Qui est
légitime pour produire des analyses économiques et sociales ? Excepté de rares
cas, comme la Fondation Copernic, qui mêle en son sein hommes et femmes,
chercheurs, politiques et représentants du monde social, et bataille, comme le
dit Willy Pelletier, pour « produire une autre
forme d'expertise à partir de l'expérience réelle des gens et rompre avec
l'entre-soi », dans le petit monde feutré et courtois des grands think
tanks parisiens, tout le pouvoir va à ceux qui l'ont déjà.
Les cerveaux, hémisphère droit :
Institut Montaigne
Création :
2000, par Claude Bébéar
Dirigeants
: Laurent Bigorgne, Claude Bébéar
Membres :
Henri Lachmann (Schneider Electric), Nicolas Baverez (avocat), Philippe Wahl
(Banque postale), Guy Carcassonne (juriste, consultant), Michel Godet
(économiste, consultant), Jean-Paul Tran Thiet (avocat), Jean-Paul Fitoussi
(économiste, Sciences-Po, OFCE), Guillaume Pepy (SNCF)...
Budget : 3
millions d'euros.
Financeurs
: quatre-vingts entreprises, dont Areva, LVMH, Capgemini, Carrefour, SFR,
Vinci, Total...
Site Web : www.institutmontaigne.org
Fondapol
Création :
2004, par Jérôme Monod
Dirigeants
: Dominique Reynié, professeur à Sciences-Po
Membres :
Charles Beigbeder (Poweo), Nicolas Bazire (LVMH, Carrefour...), Jérôme Monod
(président d'honneur de Suez), Francis Mer (groupe Safran), Laurent
Cohen-Tanugi (avocat), Pierre Giacometti (conseil en stratégie et en
communication)...
Budget :
2,2 millions d'euros.
Financeurs
: fondation d'utilité publique, dotée de subventions publiques, de mécénat
venant de grands donateurs privés et quelques multinationales comme EDF, Suez,
Veolia...
Site Web : www.fondapol.org
Ifrap
Création :
1985, par Bernard Zimmern (X-ENA, entrepreneur, inventeur)
Dirigeants
: Bernard Zimmern, Agnès Verdier-Molinié
Membres :
Olivier Mitterrand (pdg des Nouveaux Constructeurs), Emmanuel Combe
(économiste), Jacques de Trentinian (ingénieur), Jean-Claude Rouzaud (Champagne
Roederer), Jean-Michel Fourgous (député)...
Budget : 1
million d'euros.
Financeurs
: fondation d'utilité publique, dont le budget repose sur les dons de ses
adhérents (beaucoup de PME)
Site Web : www.ifrap.org
Les cerveaux, hémisphère gauche :
Terra Nova
Création :
2008, par Olivier Ferrand
Dirigeants
: Olivier Ferrand et Marc-Olivier Padis (rédacteur en chef d’Esprit)
Membres :
Guillaume Hannezo (Rothschild et Cie), Paul Hermelin (Capgemini), Michel
Rocard, Louis Dreyfus (groupe Le Monde), Jean-Paul Fitoussi (économiste,
Sciences-Po, OFCE), Guy Carcassonne (juriste, consultant), Daniel Cohen
(économiste, banque Lazard), Philippe Askenazy (économiste)...
Budget :
entre 300 000 et 400 000 euros.
Financeurs
: une quinzaine d’entreprises, dont Areva, Capgemini, EADS, Fondation Total...
Site Web : www.tnova.fr
Jean-Jaurès
Création :
1992, par Pierre Mauroy
Dirigeants
: Gilles Finchelstein (directeur des études à Euro RSCG), Pierre Mauroy
(directeur)Membres : Daniel Cohen, président du conseil scientifique
(économiste, banque Lazard), Philippe Askenazy (économiste)…
Budget :
2,1 millions d’euros.
Financeurs
: fondation d’utilité publique, dotée de subventions publiques et qui complète
son budget avec quelques financeurs privés dont EDF, Veolia, Suez... et des
partenariats européens.
Site Web : www.jean-jaures.org
Copernic
Création :
1998
Dirigeants
: Caroline Mécary (avocate), Willy Pelletier (sociologue), Pierre Khalfa
(syndicaliste, altermondialiste)
Membres :
Safia Lebdi (fondatrice de Ni putes ni soumises, présidente de l’Office
régional du film d’Ile-de France), Jacques Rigaudiat (ex-conseiller social à
Matignon sous Jospin et auparavant sous Rocard), Francis Parny (numéro 2 du
PCF), Alain Lipietz (économiste, député européen Europe Ecologie Les Verts),
Sandra Demarcq (dirigeante du NPA), Gérard Filoche (inspecteur du travail, PS)…
Budget :
80 000 euros.
Financeurs
: cotisations de ses adhérents
Site Web : www.fondation-copernic.org
Attention à l'effet « arbre de Noël » des comités éditoriaux ou
scientifiques des think tanks, nous ont dit en aparté plusieurs intellectuels,
dont les noms figurent sur ces listes mais qui n'en font plus partie depuis
longtemps... Comme il fait chic de figurer dans un think tank, beaucoup
apparaissent aussi dans de nombreux comités mais n'y mettent jamais les pieds.
A lire
Un pouvoir sous influence, de Roger
Lenglet et Olivier Vilain, éd. Armand Colin.
La République du copinage, de
Vincent Nouzille, éd. Fayard.
Eloge du carburateur,
de Matthew B. Crawford, trad. de l'anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry,
éd. La Découverte. (Formidable Récit de vie et « essai sur le sens et la valeur
du travail » d'un philosophe américain, ancien salarié de think tank à
Washington et devenu réparateur de motos.)
Source Weronika Zarachowicz (Télérama)
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