mardi 17 janvier 2012

Billets-L’influence des think tanks


L’influence des think tanks
 
L’influence des think tanks, cerveaux des politiques
En coulisse, ils façonnent la pensée des partis politiques. En dix ans, les “think tanks” – laboratoires d'idées, cabinets d'experts - sont devenus incontournables. Mais cette intelligentsia parisienne n'est-elle pas un simple relais de la pensée dominante ?


Photo : Nicolas Krief/Fedephoto.
Claude Bébéar en 2009 au lycée Alfred-Nobel de Clichy-sous-Bois (93). Débat animé par l'Institut Montaigne, think tank qu'il a créé pour "infléchir les politiques publiques".

La primaire socialiste ? L'idée a germé chez Terra Nova. La « règle d'or » ? Elle est née à la Fondapol. La charte de la diversité ? A l'Institut Montaigne. Leurs noms vous sont peut-être inconnus, mais plus pour très longtemps : les « think tanks » envahissent le marché des idées. Ils ont éclos à l'aube des années 2000, sans qu'on sache toujours ce que le mot recouvre, sinon qu'un think tank sonne chic et intello. « Laboratoire à idées ou groupe d'experts chargé d'influencer les politiques publiques », disait-on jusqu'ici. Le terme américain l'a emporté, avec ses sonorités qui claquent et sa connotation militaire.
Outre-Atlantique et en Allemagne, ce sont des mastodontes du débat public, dont les budgets dépassent souvent la centaine de millions d'euros. En France, le mieux pourvu, l'Institut Montaigne, atteint 3 millions d'euros, quand le petit nouveau de gauche, Terra Nova, annonce « entre » 300 000 et 400 000 euros. Des modèles réduits donc, mais qui champignonnent. Ils seraient aujour­d'hui près de deux cents en France et, en ces temps de crise et de campagne présidentielle, pas un jour ou presque sans qu'on en voie jaillir un nouveau, tel l'Esprit neuf de Nora Berra, secrétaire d'Etat à la Santé, ou le Club du 6 mai, de l'historien et politologue Patrick Weil et du créateur de soaps télé Pascal Breton.
On a voulu explorer ce maquis via une poignée de think tanks dits « généralistes », à dominante politico-économique, et qui veulent faire entendre leur voix dans la campagne 2012. Direction les beaux quartiers de la capitale. Sonder les think tanks, c'est plonger dans le petit monde courtois et feutré de l'establishment parisien, où se croisent experts, banquiers, avocats, hauts fonctionnaires et politiques, et où l'on tutoie la crise et le chômage sans les connaître personnellement. C'est découvrir que la vie des idées se déroule, parfois, dans des bureaux de banque. « Tout le pouvoir à ceux qui l'ont déjà », disait Alexandre Adler au sujet de la Fondation Saint-Simon, souvent décrite comme l'ancêtre des think tanks, et qui milita pour que la « société civile » pèse sur les débats de société.


Photo : Jérôme Bonnet
Une partie du comité éditorial de Terra Nova. De gauche à droite : Romain Prudent, Agnès Martinel, Alexandre Aïdara, Olivier Ferrand, Nelly Fesseau, Jean-Philippe Thiellay.

Terra Nova, think tank proche du PS, a pignon sur les Champs-Elysées. A ceux qui y voient un symbole de l'embourgeoisement de la gauche, Olivier Ferrand, son patron, HEC, énarque et proche de DSK, rétorque, tout sourire : « Henry Hermand [proche de Michel Rocard, patron de HH Développement, fortune de l'immobilier,] nous prête ses locaux. »
Une belle vue sur les toits de Paris pour une réussite fulgurante, construite sur les cendres de la défaite de Ségolène Royal. 2007 avait laissé les intellectuels de gauche sonnés, frustrés de ne pas avoir été écoutés par des politiques repliés sur eux-mêmes et technocratisés, au moment même où l'UMP scénarisait sa victoire comme le résultat d'une bataille culturelle et intellectuelle, avec un Sarkozy ayant fait sienne l'analyse de Gramsci : « Le pouvoir se gagne par les idées. »
Début 2008, Ferrand répond en créant Terra Nova, qu'il veut voir comme un cousin du PPI, le Progressive Policy Institute, lancé par Bill Clinton et artisan de « la troisième voie et des nouveaux démocrates ». « Toute l'intelligentsia de gauche s'y pressait », se souvient un universitaire qui connut les débuts de Terra Nova. Trois ans plus tard, les rangs intellos se sont un peu dégarnis au profit d'experts, de hauts fonctionnaires, de techniciens divers et variés.
Les nostalgiques de l'époque des « intellectuels organiques », issus du monde ouvrier et formés sur le tas, passeront leur chemin. L'ère des think tanks serait plutôt celle des managers de la pensée, à l'image de l'hyper médiatique Ferrand. Impeccablement mis, chemise bleu Oxford, un smartphone qui n'arrête pas de sonner, il s'enthousiasme : « Avant, le monde des think tanks était un espace amateur, structuré autour de clubs informels. Il s'est professionnalisé. »
Dans le monde des idées de ce jeune quadra monté sur piles, il y a des « fournisseurs de contenu – les intellectuels, les experts », au service d'un « métier de production des idées et de diffusion ». Le succès de sa note sur les primaires ? « On a fait le benchmark [technique de marketing pour observer et analyser les pratiques utilisées par la concurrence,] de ce qui existait, on a proposé, on s'est arrimés à Arnaud Montebourg, et on s'est battus pour défendre cette idée des primaires. Jusqu'au bout. » Marc-Olivier Padis, rédacteur en chef de la revue Esprit, qui travaille à ses côtés, est séduit : « C'est carré, professionnel, avec une ingénierie très efficace : un rapport, une note synthétique, un plan média. Une nouvelle méthode qui accompagne le changement générationnel des politiques. » Bref, une révolution.
A quelques centaines de mètres de là, l'Institut Montaigne raconte aussi, à sa façon, la flambée de ce nouveau type de lobbying intello et la même ambition d'une « refondation intellectuelle ». Créé en 2000 par le « parrain du patronat français », Claude Bébéar, alors pdg d'Axa, Montaigne, d'orientation libérale, est le reflet d'une époque où tout bascule. Les valeurs libérales qui imprègnent le monde intellectuel, l'économie qui prend le pas sur le politique, l'essor des ultra-riches...



Photo : Jérôme Bonnet
Laurent Bigorgne, directeur de l'Institut Montaigne.

Parmi ceux-ci, quelques grands patrons veulent peser sur le débat public et se mettent à financer des think tanks ou à en créer. « Claude Bébéar avait envie d'apporter son expertise, explique Laurent Bigorgne, directeur de Montaigne, pas encore 40 ans, agrégé d'histoire, ancien bras droit de Richard Descoings à Sciences-Po. Dans un pays où l'Etat domine, même dans le domaine de l'expertise, où la prospective de Bercy est faite par Bercy, celle du Quai d'Orsay par le Quai d'Orsay, il était temps de voir émerger des outils indépendants. »
En phase avec le retour de la droite au pouvoir, l'« outil » a prospéré, avec des débats remarqués (sur l'égalité des chances, en 2004) et 25 % de ses propositions reprises par les parlementaires, dit-on. D'autant qu'« on assiste à un affaissement des partis comme structures de réflexion », résume Laurent Bigorgne.
Car la montée en force des think tanks révèle, en creux, l'incapacité à penser des partis, l'assèchement de politiques piégés dans le court-termisme. En novembre 2011, lors du deuxième forum des think tanks, Henri Weber, ex-leader de 68, cofondateur de la LCR, membre du PS, expliquait ainsi qu'il y glanait des idées, « par exemple sur la dette », et des experts à inviter devant les commissions du PS. « Le parti ne parvient pas à réfléchir. Ses cadres sont des élus dont l'emploi du temps est consacré à être en représenta­tion. Il arrive qu'on fasse remonter une bonne idée de la base, mais ne rêvons pas, il faut être en lien avec ceux dont c'est le métier. »
La délocalisation du cerveau des politiques est à l'œuvre, mouchent les journalistes Roger Lenglet et Olivier Vilain, auteurs d'une enquête engagée sur l'impact des think tanks. « C'est pratique pour les ministres et les élus : ils peuvent faire leur “media training” pour préparer les passages télé, animer les meetings, prononcer des discours, dîner avec les têtes de réseau, évoquer les derniers concepts à la mode... Ils savent que leurs boîtes de sous-traitance sont au boulot. »

Une masse de main-d'œuvre que les think tankers vont chercher dans leurs réseaux parisiens. Quelques universitaires et beaucoup d'experts (à la Fondapol, les notes sont rémunérées de 3 000 à 7 000 euros, à Terra Nova, elles ne le sont pas), chargés d'alimenter la machine à idées. « On produit plus que le site Slate.fr en volume, quatre cents notes au total ! On a accéléré la production intellectuelle à destination du politique, c'est un grand changement », se réjouit Olivier Ferrand. Certains rapports, commandés par les politiques, restent confidentiels. La plupart sont consultables gratuitement sur les sites Internet des think tanks, envoyés aux élus et souvent suivis de rendez-vous personnalisés pour les convaincre. Et d'un systématique service après-vente dans les médias.
Car les think tanks ne sont pas seulement là pour penser mais – surtout ? – pour mettre leurs thèmes à l'agenda et communiquer. En une décennie, ils ont envahi notre espace médiatique. Dans la presse écrite, ils nourrissent les pages « débat » des quotidiens sur la dette ou la réforme des retraites. Ils se voient même, en cette campagne 2012, « agences de notation » des programmes des partis politiques : Montaigne chiffre pour Les Echos les mesures des candidats à l'Elysée, idem pour la Fondation iFrap (Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques) dans Le Figaro...
A la télévision, Olivier Ferrand co­anime le magazine hebdomadaire Think tank, sur LCI, Agnès Verdier-Molinié, à la tête de l'iFrap, comptabilise « cent quatre-vingts passages médias depuis le début de l'année », quand Dominique Reynié, directeur de la Fondapol, professeur à Sciences-Po et invité récurrent de C dans l'air, est incollable sur la Chine le 27 octobre, sur la dette le 31 octobre ou sur Berlusconi le 4 novembre. Pour gérer sa com et celle de la Fondapol, ce dernier a fait appel à Image 7, l'agence d'Anne Méaux, qui coache une bonne partie du CAC 40...
« Fast thinkers », nos think tankers ? « Il faut exister sur un marché des idées ultra concurrentiel, au risque d'une qualité moyenne des productions », reconnaît l'un d'entre eux. Alors chacun affûte sa stratégie et précise ses niches. A Montaigne, Laurent Bigorgne refuse l'hyper-productivité et l'hyper-personnalisation, veut créer « une vraie valeur ajoutée » et investit 150 000 euros, du jamais-vu, pour financer une vaste étude de dix-huit mois menée par Gilles Kepel sur les « banlieues de la République ». Olivier Ferrand – en orbite pour une carrière politique ? – conçoit Terra Nova comme un outil pour faire bouger le PS et dire tout haut ce qu'une partie du PS pense tout bas, avec des notes polémiques, sur l'électorat socialiste (« la classe ouvrière n'est plus le cœur du vote de gauche ») ou pour l'augmentation des droits d'inscription à l'université.
A gauche toujours, la Fondation Jean-Jaurès, dirigée par Gilles Finchelstein, par ailleurs directeur des études d'Euro RSCG et proche de ­Dominique Strauss-Kahn, reflète les différents courants du PS, et y anime le débat intellectuel, tandis qu'En temps réel, conduit par le banquier Stéphane Boujnah, ancien conseiller de DSK à Bercy et cofondateur de SOS Racisme, sonde les questions de régulation et de mondialisation via des analyses pointues. Quant à la Fondapol, Dominique Reynié y creuse son sillon « progressiste, libéral et européen, mais pas de droite ! » (Malgré son ralliement au conseil des clubs et des think tanks de Jean-François Copé. Et une proximité avec l'Elysée pour ce qui fut LE think tank chiraquien avant que Nicolas Sarkozy ne le relance en 2008, en le confiant à Nicolas Bazire, numéro 2 de LVMH et témoin de son mariage avec Carla Bruni). 
Une marée de rapports et de sondages divers, tendance Sciences-Po, ausculte « la jeunesse », « les valeurs » ou « les vertus de la concurrence »... Des travaux académiques dont on a peine à dire qu'ils « influencent » le pouvoir politique, à l'exception notable du travail de l'économiste Jacques Delpla, défendant une règle d'or inscrite dans la Constitution en matière de déficits publics et qui « a été reprise par le chef de l'Etat ».
« A quoi sert la Fondapol ? s'interroge un ancien. Tout ça manque de souffle et d'innovation. Globalement, les think tanks, c'est peu d'audace et beaucoup d'eau tiède. Le bilan de la crise ? Ils font tous le même ! » Idem chez plusieurs ex-Terra Nova, « la pensée critique est absente, on réfléchit dans le cadre du système. Vous pouvez multiplier les think tanks, si le monde que vous décrivez n'est pas juste, vous n'aurez jamais de meilleures politiques publiques ! »
“Ils contribuent à fabriquer cette pensée
standardisée que l'on retrouve dans les partis,
avec des retouches adaptées au profil de chacun.”
Olivier Vilain, journaliste
On a eu beau chercher, on a trouvé peu de grands débats d'idées, de vraies absences – presque rien sur le nucléaire ! – et de larges consensus : sur les solutions à la dette ou la réforme des retraites, pour la « compétitivité qualitative », contre le principe de précaution... Les think tankers font prospérer la pensée dominante et préfèrent mettre en avant des « valeurs » abstraites, souvent les mêmes à gauche et à droite – le progressisme, la solidarité sociale... A quelques exceptions près comme l'iFrap, dont le libéralisme affirmé porté par la jeune Agnès Verdier-Molinié décoiffe. Ou la Fondation Copernic, ancrée à gauche et issue du mouvement social, qui a joué un rôle de contrepoids lors du débat sur la réforme des retraites.

Pour le reste, « entre le libéralisme à prétention sociale de Montaigne et le progressisme légèrement socialisé de Terra Nova, il devient difficile de distinguer leur ADN politique, observe le journaliste Olivier Vilain. Ils contribuent à fabriquer cette pensée standardisée que l'on retrouve dans les partis, avec des retouches adaptées au profil de chacun. Leurs idées ressemblent à des vêtements de prêt-à-porter. »
« Ce qui fait mal, ce sont les organigrammes de tous ces lieux », note l'universitaire Emmanuel Todd. Ces think tanks, qui se dépeignent volontiers comme l'expression de la société civile, n'en reflètent absolument pas la diversité, témoin leur composition socioprofessionnelle ultra homogène, qui cultive l'entre-soi : grands patrons, hauts fonctionnaires, banquiers et avocats d'affaires, économistes...
Et une armée d'hommes ! Ces derniers mois, les activistes féministes de La Barbe, qui envahissent, postiche au menton, les lieux de domination masculine, ont d'ailleurs surgi au premier colloque de la Fondation Ecologie d'avenir de Claude Allègre – quarante-deux hommes sur quarante-cinq membres ; à l'Institut Montaigne, qui planchait sur « Quinze ans de réforme des universités » – quatorze hommes pour quinze intervenants ; à la Fondapol, qui phosphorait sur une « Politique de l'eau » – vingt-quatre hommes sur vingt-huit membres.
Et puis il y a leur mode de financement, qui repose de plus en plus sur de grands groupes privés. Preuve que la question dérange, l'interview que nous a donnée Dominique Reynié, de la Fondapol. Ce soir-là, on pensait trouver un éditorialiste rodé aux médias. Surprise, après quinze minutes de ronronnement sur la vocation du think tank, son directeur donne des signes de nervosité. Et refuse de répondre à nos questions sur son financement, qui provient de fonds publics pour les deux tiers, privés pour le reste « Qui êtes-vous pour me questionner sur notre budget ? Tous ces intellectuels que vous interviewez dans vos pages, vous leur demandez pour qui ils votent ? Et vous, pour qui vous votez ? Je vous demande de sortir ! » (A la différence de leurs homologues américains (financés par le privé) et allemands (financés par le public), les think tanks français ont une diversité de modes de financement. Certains sont des fondations d'utilité publique et reçoivent des subventions publiques, qu'elles complètent par de l'argent privé. D'autres sont entièrement financées par les entreprises. Particuliers et entreprises bénéficient de réductions d'impôt et d'abattements pour leurs donations aux fondations).
A quelques exceptions près – l'Institut Montaigne, ou la Fondation Copernic, totalement à part, qui vit grâce aux cotisations de son millier d'adhérents, gage de son indépendance –, les think tankers que nous avons rencontrés ne veulent pas parler de leurs financeurs privés (ou restent approximatifs)... au risque d'alimenter la suspicion. Souvent par volonté de masquer leurs difficultés à rassembler des fonds, telle la Fondapol, à qui les ennuis judiciaires de son président, Nicolas Bazire, « ne facilitent pas la tâche », nous a-t-on dit. Mais aussi parce que le mécénat – et son modèle américain – pose la question de leur indépendance face aux grands groupes. Le think tank de Dominique Reynié, Nicolas Bazire et Charles Beigbeder est cofinancé par des multinationales comme Veolia, Suez ou EDF. Ces dernières subventionnent également la Fondation Jean-Jaurès, proche du PS. Quant à l'Institut Montaigne, il compte parmi ses quatre-vingts mécènes EADS, Capgemini, Total, Areva, Acticall... qui financent aussi, à gauche, Terra Nova.
Pour Laurent Bigorgne, « dès lors qu'on touche de l'argent public, qu'on bénéficie d'abattements fiscaux, on doit être transparent. La société française ne peut plus vivre avec cette culture du soupçon ! Quant à l'indépendance de Montaigne, qui travaille au service de l'intérêt général, elle est assurée par la diversité des entreprises, dont aucune ne pèse plus de 2 % du budget total ».
“Ce sont d'excellentes caisses de résonance,
qui permettent de s'offrir des assurances en cas
d'alternance, moyennant un investissement limité.”
Un cadre de multinationale
Reste que si l'argent n'explique pas tout, rien ne s'explique sans lui. Les groupes d'intérêt ont compris l'utilité de ces think tanks, qui interviennent en amont des décisions publiques. « Ce sont d'excellentes caisses de résonance, qui permettent de mettre en avant des thèmes, de repérer les grands relais d'opinion porteurs, précise ce cadre de multinationale. Et aussi de s'offrir des assurances en cas d'alternance, moyennant un investissement limité, souvent autour de 50 000 euros, dans des structures de gauche et de droite. »
Certes, les think tanks à la française sont encore très loin de leurs cousins amé­ricains, passés maîtres dans l'art du lobbying au service de puissances ­financières et économiques. Mais, comme s'interroge Agnès Verdier-Molinié, « si je commence à accepter le financement des grandes entreprises, est-ce que je pourrai garder la même liberté de parole ? Quand l'iFrap sort une étude sur les parachutes dorés et les retraites chapeaux, ça n'arrange pas les entreprises du CAC 40... »
Les « angles morts » de la réflexion des think tankers – toutes les thématiques qu'ils se gardent bien d'aborder – disent aussi, à leur façon, le poids des financeurs. Comment, par exemple, envisager un vrai débat sur le secteur des assurances à Montaigne quand on a à sa tête l'ex-assureur Claude Bébéar ? « C'est une vraie frontière idéologique : les analyses “indépendantes” des think tanks libéraux ne peuvent mettre en cause les intérêts des milieux d'affaires », soulignent Olivier Vilain et Roger Lenglet.
“Les hyper-riches ont tant d'argent qu'ils
ne savent plus qu'en faire. Il leur reste un terrain
à conquérir : le monde des idées !”
Emmanuel Todd
Sans oublier le contexte de leur montée en puissance, celui de l'explosion des très hauts revenus. « Nous sommes dans un moment d'“ivresse du capital”, dit Emmanuel Todd. Les hyper-riches ont tant d'argent qu'ils ne savent plus qu'en faire. Il leur reste un terrain à conquérir : le monde des idées ! »

Un petit groupe d'« experts », aussi éclairés soient-ils, peut-il déterminer ce qu'est une « bonne » société ? Qui est légitime pour produire des analyses économiques et sociales ? Excepté de rares cas, comme la Fondation Copernic, qui mêle en son sein hommes et femmes, chercheurs, politiques et représentants du monde social, et bataille, comme le dit Willy Pelletier, pour « produire une autre forme d'expertise à partir de l'expérience réelle des gens et rompre avec l'entre-soi », dans le petit monde feutré et courtois des grands think tanks parisiens, tout le pouvoir va à ceux qui l'ont déjà.

Les cerveaux, hémisphère droit :

Institut Montaigne
Création : 2000, par Claude Bébéar
Dirigeants : Laurent Bigorgne, Claude Bébéar
Membres : Henri Lachmann (Schneider Electric), Nicolas Baverez (avocat), Philippe Wahl (Banque postale), Guy Carcassonne (juriste, consultant), Michel Godet (économiste, consultant), Jean-Paul Tran Thiet (avocat), Jean-Paul Fitoussi (économiste, Sciences-Po, OFCE), Guillaume Pepy (SNCF)...
Budget : 3 millions d'euros.
Financeurs : quatre-vingts entreprises, dont Areva, LVMH, Capgemini, Carrefour, SFR, Vinci, Total...

Fondapol
Création : 2004, par Jérôme Monod
Dirigeants : Dominique Reynié, professeur à Sciences-Po
Membres : Charles Beigbeder (Poweo), Nicolas Bazire (LVMH, Carrefour...), Jérôme Monod (président d'honneur de Suez), Francis Mer (groupe Safran), Laurent Cohen-Tanugi (avocat), Pierre Giacometti (conseil en stratégie et en communication)...
Budget : 2,2 millions d'euros.
Financeurs : fondation d'utilité publique, dotée de subventions publiques, de mécénat venant de grands donateurs privés et quelques multinationales comme EDF, Suez, Veolia...
Site Web : www.fondapol.org

Ifrap
Création : 1985, par Bernard Zimmern (X-ENA, entrepreneur, inventeur)
Dirigeants : Bernard Zimmern, Agnès Verdier-Molinié
Membres : Olivier Mitterrand (pdg des Nouveaux Constructeurs), Emmanuel Combe (économiste), Jacques de Trentinian (ingénieur), Jean-Claude Rouzaud (Champagne Roederer), Jean-Michel Fourgous (député)...
Budget : 1 million d'euros.
Financeurs : fondation d'utilité publique, dont le budget repose sur les dons de ses adhérents (beaucoup de PME)
Site Web : www.ifrap.org

Les cerveaux, hémisphère gauche :

Terra Nova
Création : 2008, par Olivier Ferrand
Dirigeants : Olivier Ferrand et Marc-Olivier Padis (rédacteur en chef d’Esprit)
Membres : Guillaume Hannezo (Rothschild et Cie), Paul Hermelin (Capgemini), Michel Rocard, Louis Dreyfus (groupe Le Monde), Jean-Paul Fitoussi (économiste, Sciences-Po, OFCE), Guy Carcassonne (juriste, consultant), Daniel Cohen (économiste, banque Lazard), Philippe Askenazy (économiste)...
Budget : entre 300 000 et 400 000 euros.
Financeurs : une quinzaine d’entreprises, dont Areva, Capgemini, EADS, Fondation Total...
Site Web : www.tnova.fr

Jean-Jaurès
Création : 1992, par Pierre Mauroy
Dirigeants : Gilles Finchelstein (directeur des études à Euro RSCG), Pierre Mauroy (directeur)Membres : Daniel Cohen, président du conseil scientifique (économiste, banque Lazard), Philippe Askenazy (économiste)…
Budget : 2,1 millions d’euros.
Financeurs : fondation d’utilité publique, dotée de subventions publiques et qui complète son budget avec quelques financeurs privés dont EDF, Veolia, Suez... et des partenariats européens.

Copernic
Création : 1998
Dirigeants : Caroline Mécary (avocate), Willy Pelletier (sociologue), Pierre Khalfa (syndicaliste, altermondialiste)
Membres : Safia Lebdi (fondatrice de Ni putes ni soumises, présidente de l’Office régional du film d’Ile-de France), Jacques Rigaudiat (ex-conseiller social à Matignon sous Jospin et auparavant sous Rocard), Francis Parny (numéro 2 du PCF), Alain Lipietz (économiste, député européen Europe Ecologie Les Verts), Sandra Demarcq (dirigeante du NPA), Gérard Filoche (inspecteur du travail, PS)…
Budget : 80 000 euros.
Financeurs : cotisations de ses adhérents

Attention à l'effet « arbre de Noël » des comités éditoriaux ou scientifiques des think tanks, nous ont dit en aparté plusieurs intellectuels, dont les noms figurent sur ces listes mais qui n'en font plus partie depuis longtemps... Comme il fait chic de figurer dans un think tank, beaucoup apparaissent aussi dans de nombreux comités mais n'y mettent jamais les pieds.

A lire
Un pouvoir sous influence, de Roger Lenglet et Olivier Vilain, éd. Armand Colin.

La République du copinage, de Vincent Nouzille, éd. Fayard.

Eloge du carburateur, de Matthew B. Crawford, trad. de l'anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry, éd. La Découverte. (Formidable Récit de vie et « essai sur le sens et la valeur du travail » d'un philosophe américain, ancien salarié de think tank à Washington et devenu réparateur de motos.)

Source Weronika Zarachowicz (Télérama)

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