M6 le malaise explose
Les audiences et les rentrées publicitaires ne
sont pas les seules à faire la gueule chez M6. Depuis deux ans, le climat
social n'a cessé de se dégrader. Dangereusement.
Elles sont
passées inaperçues dans les médias. Mais pas au siège de M6, où elles ont sonné
comme une énième alerte : la semaine dernière, la chaîne apprenait trois
nouvelles démissions. Trois « nouvelles », car le malaise, latent depuis deux
ans, se fait plus pressant ces dernières semaines. Arrêts maladie, burn-out,
départs en cascade... dans les couloirs de Neuilly-sur-Seine, les indicateurs
psycho-sociaux – comme on dit – virent au rouge. Le médecin du travail, en
moins d’un an de présence, a signé deux inaptitudes « pour danger immédiat »
pour deux salariés en situation de souffrance aigüe. Elle succède elle-même à
un médecin démissionnaire – essorée par la situation. Une enquête de
l’inspection du travail, une autre de la sécurité sociale, une encore du
parquet. Des procédures aux prud’hommes et une en pénal... Comment la chaîne en
est-elle arrivée là ?
M6, comme tous les médias, souffre de la multiplication des
concurrents, de la crise de la publicité. Et ses programmes phares – la
téléréalité et la télé-coaching – sont à bout de
souffle. Logiquement, la chaîne a resserré les boulons – départs non remplacés,
rythmes de tournage intensifiés, équipes réduites, objectifs des commerciaux
renforcés... Dans nombre de services, des personnes occupent deux, voire trois postes.
Du classique, hélas, en ces temps de crise. « Le modèle de M6 est mis en question, nous explique t-on dans l'entourage du PDG Nicolas de
Tavernost. Comme partout, il
faut s'adapter : mais chez nous, il n'y a pas de plan social, simplement,
parfois, une optimisation ».
Une
optimisation, donc. Sauf que chez M6, on a toujours travaillé à flux tendu. Pas
de gras. Nicolas de Tavernost est connu pour avoir « des oursins dans les
poches », comme le répètent en boucle ses salariés. Du coup, dans beaucoup des
trente-quatre entités du groupe (qui comptait mille huit cent soixante et un
salariés au 31 décembre 2013), les équipes sont à l’os. Depuis deux ans, la
situation se tend. Depuis quelques mois, elle craque. Ceux qui peuvent se
sauver partent ailleurs. Nombre de ceux qui restent vacillent. « Combien sont venus me dire “J’ai tout donné,
je n’en peux plus, faites moi sortir” »,
témoigne une déléguée du personnel.
“C'est vrai, la tension est plus forte cette année”
Prenons le
cas des trois derniers démissionnaires : Jean Bernard Schmidt, directeur de
rédaction, salarié de M6 depuis huit ans, une rédactrice en chef adjointe de Capital, et une reporter. Tous travaillaient à
C prod, la filiale « magazine » de M6. En 2012, Nicolas de Tavernost a voulu
restructurer les magazines – Zone interdite,
100 % mag, 66 minutes, Enquête exclusive, Capital – pour en faire une
rédaction unique. Les journalistes éco se retrouvent alors à travailler sur des
sujets société, des spécialistes du long format sur du court, etc. Résultat : « On ne sait plus pourquoi on travaille »,
expliquent plusieurs journalistes, qui témoignent tous d'une « perte des repères et de l’intérêt du travail »,
déplorent un « éditorial de plus en plus cheap
», et pointent la gestion « brutale »
d’une direction qui répète élégamment que les « journalistes devraient arrêter de se branler la nouille ».
Autant de constats « totalement récusés » par
le patron de C Prod, Vincent Régnier, qui ne voit dans ces départs « que le renouvellement normal de fin de saison »
et dans cette tension « la fatigue de fin
d'année... même si c'est vrai, la tension est plus forte cette année, vu le
contexte ».
« Une enquête interne de juillet 2013, menée par
l'institut Great place to work a montré un taux de satisfaction de 63 %
des salariés, taux en hausse par rapport à l'année précédente, insiste
t-on encore chez M6. Une enquête faite en plein été, quand la plupart des
journalistes sont en vacances, et où les salariés devaient répondre en ligne,
de leur ordinateur : « Vu le climat, on a été
pas mal à répondre “bien”, parce qu'on se méfiait sur la réalité de l'anonymat
de nos réponses », témoignent plusieurs de nos interlocuteurs. M6
rappelle aussi que, le 20 mars 2014, le groupe recevait « le trophée Randstard Award de l'employeur du secteur des médias le
plus attractif auprès du grand public ». Effectivement, on se souvient
que le prix avait alors sucité des ricanements en interne, sur le contraste
entre l'image extérieure de M6, et la réalité interne, provoquant quelques
désenchantements chez les nouveaux embauchés.
Car la
tension est bien là, pour ce que nous avons pu en voir, et assez généralisée
dans le groupe : à la rédaction des journaux télévisés, dans la filiale cinéma
SND – où selon des sources internes, une dizaine de salariés sur cinquante
seraient « en souffrance » – au
doublage, à la régie publicitaire, au web, ou encore dans les bureaux en région
: sous la houlette, déjà, de Vincent Régnier – certains ont été fermés, non
sans douleur. Pour ceux qui restent, la pression est forte. D'aucuns y
résistent, d'autres s'écroulent. On y a débusqué là aussi, des cas de burn-out.
Et ce mail, envoyé fin 2012 par une journaliste en arrêt de travail à ses
collègues. Intitulé « Les raisons de mon
craquage » , il raconte de façon extrêmement détaillée, sur deux pages,
le déroulement de ses trois dernières journées de travail interminables,
exténuantes et pour tout dire absurdes, régies par des ordres et contre-ordres
de la rédaction de Paris. Le mail se termine par cette phrase : « J'ai craqué aujourd'hui mais je reste motivée et
passionnée par mon travail, je voudrais juste tirer la sonnette d'alarme. J'ai
vu mes ex collègues (A) et (B) en burn out. Je me suis accrochée, mais
aujourd'hui, j'ai l'impression de déployer des trésors d'énergie en vain ».
“On attendait plus d’implication de ta part”
Une prise
de parole rare. A M6, les salariés ont longtemps été aussi fidèles que
silencieux. Aujourd’hui, la peur semble avoir supplanté la loyauté. Cette «
peur », mot constamment entendu dans nos entretiens, qui suinte à tous les
étages, et se transmet généreusement du top manager au salarié de base. Même
chez les élus du personnel, pourtant protégés par leurs statut. On n’a pas
compté, parmi notre vingtaine d’interlocuteurs, les rendez-vous annulés puis
reconfirmés, les coups de téléphones repentis et angoissés, après une rencontre
: « Si on me reconnaît, je suis mort ».
Peur, face au « cynisme » de la
direction, autre expression qui revient en boucle : « Le DRH est un ancien directeur technique, c’est dire l’importance que
la direction donne à cette fonction, résume un élu. Toute dépense sociale est
de trop. Quand il y a un problème avec un salarié, M6 préfère le voir partir,
provisionne pour les procès, ça ne coûte pas si cher ». Des salariés
avouant être au bout du rouleau se sont entendu répondre « On attendait plus d’implication de ta part ».
« Les situations de souffrance sont niées, quand
elles ne sont pas étouffées », confirme un syndicaliste. Quand une
journaliste de Zone interdite au
parcours personnel chaotique se suicide chez elle, en 2011, la direction
n'offre pas d'aide psychologique à ses collègues, en état de choc, notamment
celle qui a découvert le corps. Et refuse que soit insérée une phrase d’hommage
à la jeune femme décédée dans le générique de l’émission. « Ils avaient trop peur que ça se sache à
l’extérieur », commente une journaliste de l’équipe, encore traumatisée
par l’épisode, trois ans après. Il y a aussi le cas de cette reporter,
enquêtrice chevronnée de Zone interdite,
qui a eu l’impudence de refuser la bascule de son contrat de M6 à C prod : « On lui a proposé des solutions, elle a tout refusé,
et puis son cas est exrême » plaide Vincent Régnier. Reste que
d’humiliations en placardisation, la journaliste a fini couchée par terre dans
le bureau d’une déléguée du personnel. Broyée. Deux mois et demi en clinique de
repos. Et une plainte au pénal avec son avocat Jérémie Assous. Arrêtée depuis
un an et demi, son burn out vient d’être classé en « maladie
professionnelle » par la sécurité sociale. «
Un cas de “maladie professionnelle”, dans une entreprise qui produit des
programmes de télévisions : c’est une première ! » commente un élu.
Au sein de
M6, les contre-poids à la direction semblent faibles. La nouvelle médecin du
travail, décrite par un de nos interlocuteurs comme « férocement résistante », tente manifestement de jouer son
rôle, courageusement, malgré les pressions dont elle fait l’objet. M6 essaie
apparemment de l’écarter. La Direction des ressources humaines a envoyé il y a
un mois une lettre se plaignant d'elle à la société qui l'emploie. Laquelle a
demandé en retour des excuses à la DRH. Si elle est soutenue par son employeur,
le médecin paraît en revanche assez isolée à M6 – en dehors des salariés
exténués et apeurés qui défilent dans son bureau. Les syndicats, comme la CFDT,
qui ont sonné moult fois l’alerte, pèsent peu. Les « vieux » élus se disent
épuisés. Les nouvelles instances du personnel, DP (délégués du personnel)/CE
(comité d'entreprise), renouvelées en mars dernier, ne se distinguent pas
franchement par leur agressivité. Il y a quelques jours, le CHSCT a d'ailleurs
décidé d'étudier le renouvellement de la société prestataire du médecin du
travail. Ce changement tant voulu par la direction. Le CHSCT a néanmoins dû
ouvrir une enquête sur le cas de la reporter classée en « maladie
professionnelle ». Aura t-il les épaules pour la mener au bout ? La direction
des ressources humaines commence, semble t-il, à mesurer les dégâts de cette
politique, mais – coincée par un Nicolas de Tavernost inflexible, et une
direction financière toute puissante – elle courbe pour l’instant le dos.
Jusqu’à quand ? Aux prochaines démissions ? Au prochain burn out ? A M6, le
système semble arrivé au bout de sa logique.
Illustration: Coloranz avec The Noun Project d'après M6
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