L’innovation destructrice de Luc Ferry
Dans L’innovation destructrice, le philosophe
et ancien ministre part d’un constat juste et aboutit par un raisonnement qui
peut être séduisant, mais qui est biaisé, à des conclusions fausses.
Luc Ferry constate en
effet que, du fait de la mondialisation, l’innovation est vitale pour les
économies et que la France en soustrait les moyens financiers à ses entreprises
et que, de toute façon, les Français en ont peur. Pourquoi les Français ont-ils
peur de l’innovation ? Parce que, du moins dans un premier temps, toute
innovation peut créer du chômage, des inégalités – ce qui n’a pourtant pas
d’importance en soi du moment que la pauvreté recule –, et, même, de la
décroissance.
Il constate que, du
fait de la mondialisation, les relances keynésiennes par la consommation sont
inopérantes et que les Français sont condamnés à innover sans fin, bref que Schumpeter et sa destruction
créatrice ont raison contre Keynes
et ses relances.
À partir de là
Luc Ferry introduit dans sa démonstration deux éléments qui répondent à une
logique perpétuelle. Il y aurait, selon lui, désormais, innovation pour
l’innovation et, par conséquent, rupture incessante avec toutes les formes
d’héritage, de patrimoine et de tradition. C’est pourquoi il préfère l’emploi
de l’expression innovation destructrice
à celle schumpetérienne de destruction
créatrice. Le problème, toujours selon Luc Ferry serait que « nous ne savons ni quel monde nous
construisons, ni pourquoi nous y allons » : « Il ne s’agit plus de viser la liberté et le bonheur, de
travailler au progrès humain [...], mais tout simplement de survivre, de se
battre et de « gagner » dans un monde de compétition devenu féroce.»
Cette logique
perpétuelle serait le propre du capitalisme
chimiquement pur, amoral, dénué de sens. Comme exemple, Luc Ferry donne
celui-ci : « Qui peut croire sérieusement
qu’on sera plus libre et plus heureux parce qu’on disposera d’une nouvelle
version de son smartphone dans six mois ? Personne, mais nous l’achèterons tous
[sauf moi]. Tel est le monde dans lequel nous sommes entrés. »
L’innovation destructrice (et son corollaire, la
rupture incessante) ne serait pas le
propre de l’économie. Elle s’étendrait à tout, notamment aux mœurs, à l’art
moderne, dont Luc Ferry dit pis que pendre et qui aurait adopté cette logique
perpétuelle, aux dépens du bon, du vrai, du beau.
Pour pouvoir redonner
vie aux politiques nationales, c’est-à-dire, sous-entendu, redonner leurs
chances aux relances keynésiennes, toujours selon Luc Ferry, il faudrait faire
en sorte que la mondialisation n’ait plus de prise et, pour cela, il faudrait
faire un détour par l’Europe pour retrouver des marges de manœuvres.
Le problème majeur de
la démonstration de Luc Ferry est que les politiques nationales qu’il appelle
de ses vœux ne marchent pas, mondialisation ou pas. En effet elles ne font que
se traduire par la spoliation de certains au profit d’autres sans jamais créer
la moindre richesse.
L’autre problème est
que l’innovation pour l’innovation n’existe pas en réalité. Une innovation n’a
de succès que si elle répond à un besoin. Prenons l’exemple du smartphone. Le
smartphone que d’aucuns changeront à chaque évolution leur apportera de nouveaux
degrés de liberté, qui différeront d’une personne à l’autre, parce que tous
ceux qui le changeront, c’est-à-dire certains mais pas tous, n’en feront pas le
même usage. En réalité, une innovation n’est pas obligatoirement adoptée par
tous ceux auxquels elle s’adresse, au grand dam d’ailleurs des innovateurs. La
sélection entre les innovations s’opère avec le temps et c’est le consommateur
qui décide en dernier ressort, parfois de manière inattendue. L’innovateur qui
échoue apprend alors davantage que s’il avait eu du succès avec son innovation.
Prenons l’exemple des vidéos. En 2012, les ventes de DVD baissent. Celles de
Blue Ray augmentent, mais elles restent très loin derrière et ne compensent pas
la baisse des DVD. Celles des VoD (vidéos à la demande) augmentent
considérablement. Mais l’ensemble de la vidéo, physique ou numérique, baisse
tout de même par rapport à 2011. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie
peut-être que les téléchargements pirates augmentent, mais peut-être, plus
vraisemblablement, que les consommateurs n’ont plus le temps de regarder de
films sur ces supports et qu’ils préfèrent passer leur temps autrement, en
allant sur Internet, en faisant des jeux vidéo, en regardant une des nombreuses
chaînes télé, et, pourquoi pas, en retrouvant les joies de la lecture…
Mondialisation ou pas,
on innove depuis la nuit des temps parce que les hommes ont une intelligence
différente de celle des autres êtres vivants et qu’ils la développent dans la
mesure où ils sont libres de le faire. Ce faisant ils créent des richesses et
de la prospérité.
Il ne faut pas
demander au capitalisme d’autre sens que celui de donner à chacun les
moyens d’exercer sa liberté et d’échanger une de ses créations, quelle qu’elle
soit, contre une autre. C’est à chacun de donner un sens à sa vie et ce
n’est certainement pas aux politiques nationales de le faire à sa place. Il en
va de sa dignité d’être humain.
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