jeudi 10 juillet 2014

Billets-L’innovation destructrice de Luc Ferry


L’innovation destructrice de Luc Ferry

Dans L’innovation destructrice, le philosophe et ancien ministre part d’un constat juste et aboutit par un raisonnement qui peut être séduisant, mais qui est biaisé, à des conclusions fausses.

Luc Ferry constate en effet que, du fait de la mondialisation, l’innovation est vitale pour les économies et que la France en soustrait les moyens financiers à ses entreprises et que, de toute façon, les Français en ont peur. Pourquoi les Français ont-ils peur de l’innovation ? Parce que, du moins dans un premier temps, toute innovation peut créer du chômage, des inégalités – ce qui n’a pourtant pas d’importance en soi du moment que la pauvreté recule –, et, même, de la décroissance.

Il constate que, du fait de la mondialisation, les relances keynésiennes par la consommation sont inopérantes et que les Français sont condamnés à innover sans fin, bref que Schumpeter et sa destruction créatrice ont raison contre Keynes et ses relances.

À partir de là Luc Ferry introduit dans sa démonstration deux éléments qui répondent à une logique perpétuelle. Il y aurait, selon lui, désormais, innovation pour l’innovation et, par conséquent, rupture incessante avec toutes les formes d’héritage, de patrimoine et de tradition. C’est pourquoi il préfère l’emploi de l’expression innovation destructrice à celle schumpetérienne de destruction créatrice. Le problème, toujours selon Luc Ferry serait que « nous ne savons ni quel monde nous construisons, ni pourquoi nous y allons » : « Il ne s’agit plus de viser la liberté et le bonheur, de travailler au progrès humain [...], mais tout simplement de survivre, de se battre et de « gagner » dans un monde de compétition devenu féroce.»

Cette logique perpétuelle serait le propre du capitalisme chimiquement pur, amoral, dénué de sens. Comme exemple, Luc Ferry donne celui-ci : « Qui peut croire sérieusement qu’on sera plus libre et plus heureux parce qu’on disposera d’une nouvelle version de son smartphone dans six mois ? Personne, mais nous l’achèterons tous [sauf moi]. Tel est le monde dans lequel nous sommes entrés. »

L’innovation destructrice (et son corollaire, la rupture incessante) ne serait pas le propre de l’économie. Elle s’étendrait à tout, notamment aux mœurs, à l’art moderne, dont Luc Ferry dit pis que pendre et qui aurait adopté cette logique perpétuelle, aux dépens du bon, du vrai, du beau.

Pour pouvoir redonner vie aux politiques nationales, c’est-à-dire, sous-entendu, redonner leurs chances aux relances keynésiennes, toujours selon Luc Ferry, il faudrait faire en sorte que la mondialisation n’ait plus de prise et, pour cela, il  faudrait faire un détour par l’Europe pour retrouver des marges de manœuvres.

Le problème majeur de la démonstration de Luc Ferry est que les politiques nationales qu’il appelle de ses vœux ne marchent pas, mondialisation ou pas. En effet elles ne font que se traduire par la spoliation de certains au profit d’autres sans jamais créer la moindre richesse.

L’autre problème est que l’innovation pour l’innovation n’existe pas en réalité. Une innovation n’a de succès que si elle répond à un besoin. Prenons l’exemple du smartphone. Le smartphone que d’aucuns changeront à chaque évolution leur apportera de nouveaux degrés de liberté, qui différeront d’une personne à l’autre, parce que tous ceux qui le changeront, c’est-à-dire certains mais pas tous, n’en feront pas le même usage. En réalité, une innovation n’est pas obligatoirement adoptée par tous ceux auxquels elle s’adresse, au grand dam d’ailleurs des innovateurs. La sélection entre les innovations s’opère avec le temps et c’est le consommateur qui décide en dernier ressort, parfois de manière inattendue. L’innovateur qui échoue apprend alors davantage que s’il avait eu du succès avec son innovation. Prenons l’exemple des vidéos. En 2012, les ventes de DVD baissent. Celles de Blue Ray augmentent, mais elles restent très loin derrière et ne compensent pas la baisse des DVD. Celles des VoD (vidéos à la demande) augmentent considérablement. Mais l’ensemble de la vidéo, physique ou numérique, baisse tout de même par rapport à 2011. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie peut-être que les téléchargements pirates augmentent, mais peut-être, plus vraisemblablement, que les consommateurs n’ont plus le temps de regarder de films sur ces supports et qu’ils préfèrent passer leur temps autrement, en allant sur Internet, en faisant des jeux vidéo, en regardant une des nombreuses chaînes télé, et, pourquoi pas, en retrouvant les joies de la lecture…

Mondialisation ou pas, on innove depuis la nuit des temps parce que les hommes ont une intelligence différente de celle des autres êtres vivants et qu’ils la développent dans la mesure où ils sont libres de le faire. Ce faisant ils créent des richesses et de la prospérité.

Il ne faut pas demander au capitalisme d’autre sens que celui de donner à chacun les moyens d’exercer sa liberté et d’échanger une de ses créations, quelle qu’elle soit, contre  une autre. C’est à chacun de donner un sens à sa vie et ce n’est certainement pas aux politiques nationales de le faire à sa place. Il en va de sa dignité d’être humain.

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