Le moral, le légal et le PIB
Au prétexte que l’Italie va introduire dans le
calcul de son PIB le trafic de drogue et la prostitution, et que la
Grande-Bretagne va faire de même, avec la bénédiction du Parlement européen, on
a assisté aux délires habituels, depuis les inventeurs du Bonheur National Brut
jusqu’à ceux qui en prennent prétexte pour dénoncer le capitalisme immoral. En
fait, la réalité économique n’a rien à voir dans ce débat sur le calcul du PIB,
qui n’est qu’un pur produit de la macroéconomie. Mais nos gouvernants veulent
nous éclairer, chiffres en mains, et nous dire si nos activités sont conformes
à la morale et nous apportent le bonheur.
Faut-il tout mesurer en économie ?
Il y a longtemps,
depuis « l’arithmétique politique » au XVIIe siècle, que les hommes
de l’État cherchent à quantifier l’économie, soit pour apprécier les bases
fiscales et garnir le Trésor royal, soit pour préparer leurs funestes
interventions, persuadés que l’économie se pilote d’en haut, mais que le
pouvoir politique a besoin de données chiffrées. La comptabilité nationale,
dont on prête l’invention à Richard Stone, élève de Keynes, n’a fait que
développer cette idée et a pour objet la mesure des « agrégats »
grandeurs globales dont le plus beau fleuron est le PIB (Produit intérieur
brut).
Mais voilà qu’un
scandale vient d’éclater à propos du calcul de ce PIB. Le Parlement européen a
fait valoir que tout n’y était pas pris en compte et qu’il fallait notamment y
ajouter l’économie souterraine, clandestine et échappant à l’impôt. L’Italie s’est
empressée d’appliquer cette idée, car l’économie « informelle » y est
estimée à 10,9% du PIB. Le Royaume-Uni veut lui emboîter le pas, rajoutant
ainsi à son PIB 1% et 12,3 milliards d’euros. Les Suédois ou les Espagnols vont
faire de même. Donc, soudainement, les performances de certains pays en matière
de croissance vont faire un sérieux bond en avant et les gouvernants pourront
en tirer gloire.
La vertueuse France,
dont on connaît le comportement exemplaire, a expliqué, via l’INSEE qu’elle ne
mangeait pas de ce pain-là, s’agissant d’activités illégales, comme la
dépendance des utilisateurs de drogue ou l’esclavage sexuel.
Ce que le PIB mesure
À vrai dire,
quelle mesure le PIB est-il censé donner ? Le PIB mesure les transactions
volontaires entre agents économiques, qui se passent sur un marché
« officiel ». C’est la valeur que les gens donnent aux produits et
aux services rendus. Ici naît une première difficulté : il y a de faux
prix, ne reflétant pas les raretés et les choix, mais fixés arbitrairement par
l’État. Il y a aussi des manipulations dues aux subventions, aux impôts, ou des
fixations administratives de salaires ou taux d’intérêt.
Une autre difficulté
vient de l’appréciation de la valeur desdits « services
publics » : quelle est la valeur d’un service rendu par un agent de
l’État, puisqu’il n’y a pas de marché de la police ni de la justice ni de la
plupart des activités qui requièrent le recours aux administrations ?
Donc, faute de prix, on évalue ce PIB « non marchand » à son coût de
production. C’est évidemment tout à fait arbitraire, car il suffit, par
exemple, d’augmenter le salaire des fonctionnaires pour que comptablement la
valeur de ces services augmente, quelle que soit l’opinion des usagers.
Ce qu’il ne mesure pas
Mais il y a aussi tout
ce que le PIB ne mesure pas. C’est le cas de la production domestique, dont le
regretté Gary Becker
avait expliqué l’importance. Car les ménages ne consomment pas des produits,
mais des services qu’ils produisent largement eux-mêmes, en utilisant des biens
d’équipement et des consommations intermédiaires, grâce à leur activité
domestique, depuis le ménage et la cuisine, jusqu’au fait de conduire sa
voiture ou d’élever ses enfants. Les services sont dans le PIB s’ils sont
vendus sur un marché (restaurant, femme de ménage, taxis, etc.) et n’y sont
plus dès que les ménages les produisent pour eux-mêmes. On mesure ce que les
ménages achètent comme consommation intermédiaire (par exemple les produits
alimentaires), mais pas la valeur du repas lui-même, qui intègre le temps
passé, les qualités du cuisinier, etc. Mais comment les mesurer ? Au prix
des substituts marchands ? Mais quelle est la valeur du temps passé par
les parents à veiller sur un enfant malade ? Peut-on l’évaluer au tarif
horaire d’une nounou ? Qu’en est-il de toutes les activités bénévoles des
associations, des clubs-services, des organismes caritatifs ? Le fait que
ce soit bénévole n’enlève pas la réalité de ces services.
L’économie souterraine
Il y a ensuite
l’économie souterraine et c’est sur ce point que le débat s’est ouvert
récemment. On comprend les difficultés d’évaluation, puisqu’elle est
clandestine, dissimulée. Mais il y a aussi l’ignorance du prix, car le prix de
la drogue n’est pas le même si elle est autorisée, comme dans certains pays, ou
si elle est interdite, comme dans d’autres ; la clandestinité modifie le
prix. D’ailleurs, les estimations varient beaucoup et par exemple l’Institut Molinari conteste les
chiffres officiels et évalue l’économie souterraine en Europe à 19,3% du PIB.
Dans certains cas les choses sont encore plus ambiguës : la prostitution
n’est pour l’instant pas mesurée en France dans le PIB, tout en étant légale
(c’est le racolage et le proxénétisme qui sont illégaux) et alors même que
l’État impose les prostituées en « évaluant » leur activité (il
devient ainsi le premier proxénète de France !).
Les produits échangés
sur le marché noir sont donc d’une valeur aussi discutable que les produits non
marchands.
Valeur marchande ou valeur morale ?
Actuellement, le PIB
mesure l’activité des agents économiques, ménages, entreprises,
administrations. Même si cette mesure n’a pas une grande signification puisque
seuls les produits marchands ont (théoriquement) une valeur mesurable, elle ne
prend pas en compte la moralité des agents économiques et de leurs activités.
Ce n’est évidemment pas à la comptabilité nationale de porter quelque jugement
moral que ce soit. On peut trouver tout à fait immorale la prostitution ou la
drogue, mais c’est une réalité économique qu’il faut cerner. D’ailleurs tout le
monde a-t-il la même conception de la morale ? Comment traiter les
consommations frappées d’interdits religieux, comme l’alcool, immoral chez les
musulmans, ou la viande de porc ?
Le PIB n’est pas un
concept moral ou immoral, seuls les choix personnels ont une dimension morale.
C’est là qu’apparaît la perversion du système de mesure. Tous les
« moralisateurs » du PIB, comme la commission Stiglitz mise en place
en France par Nicolas Sarkozy pour réformer le calcul du PIB, veulent nous
imposer leur conception du bien et du mal. Ils vont même jusqu’à proposer un
indice de BNB, bonheur national brut, une vieille lune déjà proposée par le
club de Rome dans les années 1950.
Mesurer est le fait des économies de commandement
Dans une économie de
marché, c’est au client de mesurer la valeur qu’il accorde aux services, pas à
l’État, car la valeur est toujours subjective ; vouloir la rendre
objective, c’est nier les choix individuels. Parallèlement, c’est aussi au
client d’apprécier la moralité de ses choix, et non à l’État de définir un
ordre moral, en dehors de la protection des droits fondamentaux des personnes.
En réalité, chercher à mesurer de manière macroéconomique la production n’a de
sens que dans une vision interventionniste de l’économie, pour qu’un plan
formel ou informel puisse « guider l’action de l’État » : c’est la
logique d’une économie de commandement, par opposition à une économie de
libertés.
De la sorte, les
polémiques récentes sur le PIB sont simples querelles entre étatistes.
Source contrepoints.org
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire