Yann Moulier Boutang
Yann Moulier Boutang est un économiste et essayiste français, né en 1949. Ancien élève de l'École normale supérieure, il a participé dans les années 1970-1990 à différents mouvements de gauche d'inspiration dite aujourd'hui soixante-huit. Il a fondé plusieurs revues et écrits de nombreux ouvrages et articles dans l'esprit de l'autonomie ouvrière et de l'autogestion. Il a adhéré aux Verts en 1999.
Depuis 2000, il dirige la revue Multitudes en tant que directeur de publication. Il est membre du comité d'orientation de Cosmopolitiques.
Après avoir été enseignant à l'École normale supérieure et à l'Institut d'études politiques de Paris, Yann Moulier-Boutang est actuellement professeur de sciences économiques à l'Université de technologie de Compiègne et International Adjunct Professor au centre Fernand-Braudel de l’Université de Binghamton-New York (États-Unis).
Le parcours professionnel et politique de Yann Moulier Boutang l'a toujours conduit à fréquenter les milieux sinon de l'altermondialisme au sens strict, du moins de l'anti-néolibéralisme. Il a également, avec l'explosion de ce que l'on a nommé à partir de 1980 les nouvelles technologies de l'information, participé activement à la réflexion sur les changements induits par celles-ci dans les sociétés. Si ces technologies étaient considérées initialement comme apportant des changements bénéfiques généralement bien accueillis par les mouvements intellectuels auxquels participaient l'auteur, l'envers de la médaille est vite apparu. Ces mouvements, à juste titre, ont jugé nécessaire de les critiquer à la lumière de ce qu'en faisaient les grands Etats (notamment les Etats-Unis) et les intérêts financiers mondialisés pour imposer partout leur domination.
Nos lecteurs sont, nous devons l'espérer, suffisamment informés tant de la critique des marchés financiers que de celle portant sur les perspectives favorables ou défavorables au regard de la démocratie découlant de la numérisation systématique des acteurs et des activités. Ils trouveront cependant dans les deux livres de Yann Moulier Boutang présentés ici de nombreux éléments permettant de préciser des opinions pouvant rester un peu générales. De plus, l'intérêt particulier offert par ces deux livres découle, au moins à nos yeux, du fait qu'ils émanent d'un économiste, formé aux contraintes et au langage de cette discipline.
Nous nous sommes précédemment ici demandé, à titre de provocation, si l'on pouvait considérer l'économie politique comme une science. Ne s'agissait-il pas plutôt d'un recueil d'arguments mis en forme sur le mode scientifique mais visant à convaincre que le capitalisme financier et mondialisé était le seul type d'organisation économique viable. Si cela était, il faudrait laisser jouer librement la concurrence entre entreprises (le libéralisme économique) et entre détenteurs de capitaux (le néo-libéralisme ), quelles qu'en soient les conséquences sociales et environnementales. Il faudrait aussi continuer à détruire, partout où elles avaient survécu, les structures de l'Etat investisseur, régulateur économique et protecteur au plan social. Ces structures étatiques et administratives ne pourraient en effet qu'encourager le maintien d'activités inutiles et le gaspillage. Leur reprise par l'actionnariat privé sera le remède à leurs défauts congénitaux. Ce discours, porté par des experts dotés du titre d'économiste, n'a pu qu'impressionner des gouvernants, des chefs d'entreprises, des travailleurs et des épargnants perdus dans un monde dont les ressorts profonds, de type anthropologique ou anthropotechnique, pour reprendre le terme que nous employons par ailleurs, leur échappaient.
S'il serait sot de disputer à l'économie le titre de science – bien d'autres spéculations guère plus fondées se prétendant scientifiques – nous devons par contre nous interroger sur le caractère neutre des nombreux experts, se disant économistes, que l'on entend en permanence se prononcer dans les médias en faveur des politiques de libéralisation que nous venons de résumer. Le journal Le Monde diplomatique, qui dénonce régulièrement le manque d'objectivité des intervenants présentés par les médias ou se présentant comme des économistes, avait récemment montré que la grande majorité d'entre eux exerçaient des fonctions salariées ou bénéficiaient de crédits d'études provenant de banques ou entreprises financiarisées. Des postes de consultants auprès des grandes organisations internationales telles que la Banque mondiale, le FMI ou l'OMC ne sont pas de meilleurs gages d'objectivité, quand on sait l'engagement de ces institutions, depuis leur création, en faveur du libéralisme c'est-à-dire très largement jusqu'à présent en faveur des corporatocraties anglo-saxonnes. De quelle objectivité peuvent alors se targuer ces économistes quand ils critiquent les mesures des gouvernements ou les propositions de l'opposition visant à porter remède à la crise?
On entend évidement beaucoup moins, dans les médias mainstream français tout au moins, s'exprimer des économistes (dotés de toutes les références universitaires et professionnelle leur permettant de se dire tels) critiquant ouvertement l'économie néolibérale, le système corporatocratique américain qui en est le principal acteur et les institutions européennes qui s'alignent passivement derrière lui. C'est que s'exerce en France une censure certaine et d'ailleurs croissante sur ceux qui ne sont pas conformes. Tout au plus, de temps à autre, la chaîne France Culture, d'audience malheureusement très faible, les invite à s'exprimer.
Cette censure, selon nous, a fait de Yann Moulier Boutang un économiste trop peu connu du grand public. On trouve des références et même des vidéos de lui sur le web, encore faut-il savoir les chercher. Il faut le regretter. La lecture de ses livres, et notamment de ceux présentés ici, est particulièrement instructive. Mais de tels livres ne sont édités qu'à quelques centaines d'exemplaires. Même avec le bouche à oreille, leur dissémination reste faible. Si nous pouvons, à notre niveau, contribuer à le faire mieux connaitre, nous en serions heureux.
Les deux plus récents ouvrages de Yann Moulier Boutang, que nous présentons ici, peuvent être examinés simultanément, car ils représentent l'évolution des dernières réflexions de l'auteur relatives à deux phénomènes qui se recoupent aujourd'hui: un phénomène essentiellement technique, la numérisation progressive des activités et des contenus de connaissance, d'une part, un phénomène très largement économique et politique, l'incapacité de prendre en compte les modifications du modèle capitaliste imposées par le développement mondial des réseaux de production et d'échange, d'autre part.
Plutôt que s'en prendre en priorité aux excès du capitalisme financier mondialisé, excès qu'il ne nie pas par ailleurs, Yann Moulier Boutang appelle à mieux comprendre la grande transformation systémique qui concerne le monde tout entier et qui imposerait pour éviter les risques prévisibles la prise de mesures s'apparentant à ce qu'il nomme un réformisme radical, concernant notamment l'évaluation des valeurs, les modes de rémunération des citoyens, qu'ils soient ou non producteurs, et finalement l'assiette des prélèvements fiscaux.
Si l'analyse de la crise du capitalisme et l'appel à en sortir « intelligemment » semblent peu discutables, les mesures proposées par l'auteur pour ce faire, bien que très justifiées dans leur principe, paraîtront d'application difficile, sinon impossible. Autrement dit, après une lecture superficielle de ces ouvrages, on sera tenté de parler d'utopie. Utopie certes attrayante, comme toutes les utopies présentées en soutien aux valeurs sociétales de la contribution spontanée et du partage, mais qui ne résisterait pas à la guerre effrénée, parfois armée, à laquelle se livrent aujourd'hui les grandes corporatocraties économico-politiques en lutte pour la domination mondiale.
Nous pensons cependant qu'il ne faudrait pas s'en tenir à cette lecture superficielle. Il faut entrer en profondeur dans les analyses et propositions rassemblées par ces deux livres. Certes, la lecture n'en est pas particulièrement facile, car les arguments sont souvent techniques et le fil des démonstrations se perd parfois. Mais le lecteur devrait se persuader que Yann Moulier Boutang et ceux qui partagent ses vues soulèvent des questions fondamentales et proposent des solutions méritant d'être examinées avec soin, car elles pourraient répondre aux impasses que semblent promettre les conflits multiples entre les grands acteurs géopolitiques. Les deux ouvrages constituent donc des instruments de travail précieux, que nous ne pouvons évidemment pas ici résumer en quelques phrases. Il faut véritablement « y entrer », selon la formule.
Nous pensons pour notre part qu'un lien s'impose avec la géopolitique, lien que l'auteur n'a fait qu'épisodiquement. Deux scénarios se dessinent, entre lesquels rien n'est sans doute encore joué. Le premier est celui d'un progrès scientifico-technique accéléré (dit par les prospectivistes la Singularité). Les besoins essentiels s'y trouveraient soulagés et les tensions entre groupes humains progressivement apaisées. Le second scénario est celui d'une marche à la catastrophe. Les mêmes progrès techniques seraient confisqués par des pouvoirs aveugles à autre chose que leurs intérêts propres immédiats. Un collapse environnemental et civilisationnel en résulterait à relativement court terme.
Or dans les deux perspectives, les livres de Yann Moulier Boutang apportent des compléments indispensables. Ils concernent en effet la façon dont les sociétés modernes pourraient maîtriser l'emballement de ce qu'il nomme le capitalisme cognitif en réseau, principal source selon lui de ces progrès techniques. Parler de capitalisme ne signifie pas nécessairement se référer à la nature juridique de celui-ci, capitalisme privé ou capitalisme public, mais plutôt à ce que signifie le terme de capital. Il s'agit des investissements, matériels et immatériels, susceptibles de concourir à la satisfaction des besoins de survie des humains à travers la conservation de l'environnement. Un tel capital constitue le contraire des consommations de gaspillage et n'est pas incompatible avec les objectifs de décroissance des sur-consommations matérielles.
Pour tirer le meilleur parti de ce capitalisme cognitif, Yann Moulier Boutang invite à mieux comprendre les mécanismes de production des connaissances et des compétences qui sont propres aux nouveaux modes de production et de consommation générés par l'économie en réseau. Beaucoup de personnes venant de découvrir les commodités offertes par l'Internet croient les connaître mais les ignorent encore. Un travail pédagogique s'impose. Une meilleure compréhension pourrait favoriser l'émergence à grande échelle des solutions réglementaires et organisationnelles favorisant les comportements et les acteurs les plus propres à générer les nouvelles ressources immatérielles dont les sociétés ont le plus grand besoin.
Le premier livre, précisément intitulé Le Capitalisme Cognitif, La Nouvelle Grande Transformation, explore en profondeur ce que l'auteur nomme un nouvel âge du capitalisme, succédant au capitalisme commercial et industriel. Il montre ce que n'est pas et ce qu'est l'univers économique et politique résultant de la numérisation de plus en plus radicale des activités productives et de construction des savoirs. L'ouvrage a le mérite de multiplier les références à des auteurs français et étrangers peu connus qui contribuent à préciser les thèmes présentés. Il s'agit donc d'un instrument de travail précieux, que nous ne pouvons évidemment pas ici résumer en quelques phrases.
Un point très important, que nous retrouverons développé dans le livre suivant, « L'abeille et l'économiste », concerne la nécessité de prendre en compte les « externalités », positives ou négatives. On peut entendre par externalités positives les valeurs économiques et sociales fondamentales que les comptabilités nationales d'inspiration capitaliste se refusent à évaluer, parce que précisément les entreprises financiarisées veulent en user et abuser sans rendre de compte à personne: l'eau, l'air, les territoires, le travail non rémunéré et bénévole sous ses différentes formes. Ceux qui s'en prennent actuellement à ce qui reste d'administrations publiques et de services publics industriels rangent parmi ces externalités prétendues sans valeur en termes de comptabilité nationale le travail de ces administrations.
Les externalités négatives représentent les gâchis et pertes non comptabilisées, qui pèsent inévitablement sur les sociétés qui les génèrent: pollutions, déchets, sous-formation des individus, conflits et finalement guerres. On conçoit que des systèmes de comptabilité nationale, commerciale et budgétaire qui refusent de prendre en compte les unes et les autres pratiquent en permanence le déni des réalités. Une représentation complètement faussée des valeurs s'impose au monde économique et politique tout entier. Seuls en bénéficient les intérêts économiques et les pouvoirs étatiques qui ne visent qu'à renforcer leur domination sur les sociétés.
Aux externalités positives, Yann Moulier Boutang demande d'inclure les valeurs ajoutées, là encore non comptabilisées, résultant du travail en réseau de centaines de millions de cerveaux (dont, dirions avec la modestie qui nous caractérise, le travail de notre propre cerveau sur le présent site). Nul n'ignore que ces valeurs ajoutées sont reconnues, puisque la publicité en ligne, des opérateurs comme Google et plus généralement tous ceux qui condamnent les logiciels libres et les éditions sous le régime de l'open source voudraient s'en assurer le monopole. Il faut ajouter à ce travail en réseau tout le capital relationnel dont disposent certaines firmes et certains salariés travaillant dans le domaine de l'intermédiation.
L'économiste et prix Nobel américain Joseph Stiglitz devait, à la demande de Nicolas Sarkozy, présenter une nouvelle comptabilité nationale tenant compte de ces externalités positives et négatives, mais son rapport n'a toujours pas fait l'objet d'une discussion collective. De plus, la liste qu'il en a donné paraît fort restrictive. Il faut dire que la démarche risque d'être une nouvelle fois biaisée par la course au profit. Evaluer des valeurs afin de les protéger, en faisant payer par exemple aux pollueurs le coût de la disparition des ressources naturelles non comptabilisées dont ils abusent serait une excellente chose, mais à l'inverse, en faire des domaines de privatisation et de monopolisation au profit de nouveaux entrepreneurs à l'affut de nouveaux profits immédiats serait très dangereux.
Parmi ces externalités non prises en compte et donc non valorisées se trouve ce que l'auteur compare au travail de pollinisation accompli par les abeilles. Il reprend et développe ce thème dans le livre suivant, dont le titre mentionne explicitement l'abeille. On connait sans doute l'image. En même temps que les abeilles vont chercher du pollen et des sucres sur les fleurs pour alimenter la ruche, elles permettent la reproduction sexuée des plantes à fleurs. Comme celles-ci constituent aujourd'hui une part très importante des ressources alimentaires des animaux et des hommes, sans abeilles surviendrait une grave crise économique et écologique. Les cultivateurs commencent à s'en apercevoir aujourd'hui, alors que jusque là les craintes des apiculteurs concernant la disparition des abeilles n'avaient pas trouvé d'écho.
Dans l'économie moderne, les inventeurs et producteurs produisent des connaissances diverses qu'ils utilisent pour réaliser les biens et services qu'ils mettent sur le marché. Mais en même temps, du fait de la numérisation croissante des échanges d'informations scientifiques et techniques, ces connaissances circulent bien au delà des besoins de ceux qui les ont initialement produites. En circulant, elles s'enrichissent par symbioses et mutations, créant précisément le coeur de ce que l'auteur nomme le capital cognitif. Celui-ci, qui est de plus en plus mondialisé, représente les vraies valeurs porteuses d'avenir à partir desquelles s'élaborent les nouveaux produits et services, les nouveaux comportements créatifs et finalement le monde de demain dans son ensemble.
Ce capital cognitif n'a plus que de lointaines ressemblances avec le vieux capital traditionnel, celui constitué par les ressources naturelles et les investissements agricoles et industriels classiques. Les entrepreneurs et les pays qui s'enrichissent actuellement sont ceux qui ont compris cette évolution et qui tentent d'attirer et de valoriser à leur profit le capital cognitif, brevets et savoir-faire, hommes et cellules productives au mieux susceptibles de les créer. Mais il ne s'agit encore que de précurseurs. La grande majorité des gouvernants, des chefs d'entreprises, des économistes, des syndicalistes et des travailleurs restent focalisés sur les anciennes formes de capital, beaucoup plus rigides et peu adaptatives. Ils continuent à se battre pour conserver ce capital traditionnel et les profits et salaires en résultant, en négligeant les perspectives autrement plus riches qu'offrirait la valorisation du capital cognitif. Ils devraient en fait faire les deux.
Le capitalisme cognitif, dont l'auteur propose d'approfondir l'étude dans divers programmes de recherche, est si complexe et entraîne des conséquences si diverses et difficiles à appréhender, que les décideurs, quels qu'ils soient, se trouvent aujourd'hui incapables de le comprendre. Face aux difficultés d'adaptation et aux crises en découlant, économiques, sociales et environnementales, ils ont tendance alors à en appeler aux vieilles recettes du capitalisme et du syndicalisme traditionnel ou à celles de l'interventionnisme public dont la France fut un bon modèle du temps des trente Glorieuses. A plus forte raison, aucun expert, aucune institution ne sont aujourd'hui capables d'appréhender les défis pour demain que suscite la croissance exponentielle et désordonnée, aux plans écologiques et sociétaux, résultant de la convergence des technologies à travers les réseaux de connaissance.
Pour Yann Moulier Boutang, la finance internationale et la grande flexibilité que lui offrent les réseaux mondiaux de spéculation boursière et monétaire, constituent aujourd'hui les agents les plus efficaces en vue de produire et distribuer le capital cognitif. C'est la raison pour laquelle il se refuse à la condamner systématiquement. Tant que de nouvelles solutions collectives ne pourront pas être inventées pour rendre ce service de pollinisation, il serait impossible de prétendre la supprimer, voire dangereux de la limiter. Cela ne veut pas dire que pour lui, tout serait du mieux possible dans le monde du néo-libéralisme financier déchaîné et des biens et services numériques faisant périodiquement l'objet de bulles de croissance suivies de récessions à travers lesquelles, comme le croit Howard Bloom (The Genius of the Beast) de nouveaux produits innovants ne cesseraient d'apparaître. Son second ouvrage, l'Abeille et l'économiste, dresse un panorama sans complaisance des excès de la finance de marché.
Concernant ce secteur devenu aujourd'hui essentiel dans le développement de l'économie mondiale, Yann Moulier Boutang ne se livre pas comme certains de ses collègues à une apologie sans nuances. Mais comme nous venons de le noter, il ne verse pas dans une critique systématique qui négligerait les moyens de comprendre pourquoi ce type d'activité s'est si rapidement généralisé au monde entier, y compris aux pays émergents tout récemment sortis du communisme, tels que la Russie et la Chine.
Les trois quarts de son second ouvrage sont consacrés à décrire l'origine et les différentes formes et mécanismes caractérisant ce que les économistes de gauche nomment le néo-libéralisme, c'est-à-dire la liberté d'action reconnue aux institutions bancaires et financières et à travers elles aux actionnaires, pour décider de l'avenir des activités productives. Le livre commence par une histoire de la finance et se poursuit par une analyse fouillée des crises en chaînes, financières, monétaires, sociales et en partie économiques qui se sont succédées depuis 2007-2008, à la suite de la défaillance des institutions de crédit américaines. Ceux qui ont suivi de près ces évènements pourront en lisant l'ouvrage rafraichir leurs connaissances. Les autres comprendront mieux des problématiques exposées abondamment mais dans la confusion par les médias.
Cette compréhension ne sera pas inutile car la grande crise, ses séquelles et ses nouvelles formes n'ont pas cessé d'exercer leur influence sur les politiques économiques. La plupart des causes qui l'ont provoquée sont demeurées ou ont reparu, d'où l'intérêt s'attachant à ce que les citoyens en prennent mieux conscience. Le lecteur comprendra pourquoi, malgré les retombées négatives, les acteurs de la finance, à la recherche de profits élevés immédiats, continuent à préférer les spéculations diverses, sur les matières et sur les valeurs, à des investissements productifs lourds, lents et rapportant peu. Ce ne seront pas les incantations des hommes politiques se targuant de moraliser les marchés qui les arrêteront.
A la lecture de cette histoire récente, le lecteur pourra à nouveau se convaincre de l'inadaptation des remèdes engagés par les gouvernements, les institutions financières internationales et, en ce qui la concerne, l'Union européenne, incapable d'agir dans l'unité comme le font ses concurrents des grands empires économiques nord-américain et chinois. Mais au fur et à mesure qu'il avancera dans sa lecture, il se demandera quelles solutions l'expert économiste et politique qu'est Yann Moulier Boutang propose d'adopter pour sortir des impasses qui s'accumule.
Sur ce plan, les deux livres et surtout le second envisagent dans leurs chapitres terminaux une série de solutions radicales. Celles-ci, évidemment, sont déjà débattues par les milieux de ce que pourrions appeler l'économie alternative, mais elles ne sont pas exposées systématiquement dans la presse destinée au grand public. Elles ne sont pas non plus reprises systématiquement dans les programmes politiques de la gauche, laquelle selon nous devrait pourtant s'en emparer plus ouvertement qu'elle ne le fait actuellement, ne fut-ce que pour les discuter. Mais peut-être en aurait-elle peur.
Compte tenu de la définition qu'il nous a donné du capital cognitif et de la pollinisation, Yann Moulier Boutang propose il est vrai de vrais révolutions en termes de politiques économiques, sociales et budgétaires. Il ne s'agit pas de poursuivre un rêve impossible, sortir du capitalisme pour le remplacer par un socialisme étatique, dont on connait les égarements. Il ne s'agit pas non plus de prétendre tourner le dos aux évolutions technologiques et sociologiques qui fondent le capitalisme cognitif. Il s'agirait seulement, et c'est déjà beaucoup, d'introduire dans l'économie de marché et de concurrence des régulations bien plus importantes que celles actuellement discutées par les Etats, à l'ONU ou dans les instances telles que le G20 . Tous les Etats devraient en principe être concernés, car les mesures proposées, pour être efficaces et prévenir fuites et détournements, devraient être adoptées par l'ensemble des grands pays.
Nous traduiront en les résumant les propositions de l'auteur de la façon suivante:
Evaluer en comptabilité nationale afin de les valoriser économiquement toutes les activités et biens non identifiés officiellement mais largement exploités de façon sauvage par les entrepreneurs néo-libéraux. Il s'agit des externalités positives décrites dans le premier livre, lesquelles correspondent à la pollinisation réalisée par les abeilles. Continuer aujourd'hui à considérer que ces externalités n'ont pas de valeur ou qu'elles doivent être abandonnées au pillage anarchique, aboutira demain à ce que serait une agriculture sans abeilles, un désert.
La solution pour réaliser cette valorisation consisterait à identifier et chiffrer en termes économiques et monétaires tous les biens et toutes les activités qui échappent actuellement aux descriptions quantitatives et même qualitatives, mais dont chacun peut constater tous les jours cependant l'importance. Yann Moulier Boutang cite en priorité ce qu'il a nommé (avec les auteurs anglo-saxons mais avant Martine Aubry), le « care », c'est-à-dire tout ce qui concourra à la bonne conservation du capital humain. Mais un « care » identique s'impose à l'égard de la nature. Le même travail d'évaluation sera fait en parallèle concernant les externalités négatives: évaluer les pertes résultant de la non prise en compte des destructions résultant de l'activité économique et du « progrès ».
La tâche serait évidemment considérable, surtout si elle est entreprise au plan mondial, où les appréciations relatives aux valeurs dépendent beaucoup des spécificités culturelles. Mais il ne s'agirait au fond que d'un travail auquel les statisticiens, économistes et évaluateurs de toutes sortes sont habitués. L'entreprendre sans attendre aurait un effet pédagogique et d'entraînement considérable. Le public pourrait enfin, selon l'expression, commencer de comprendre « ce dont on parle » quand on discute de l'écologie.
Supprimer tous les impôts actuels et les remplacer par une taxe uniforme très faible sur l'ensemble des opérations de communication utilisant les réseaux numériques. Ce projet va plus loin que la Taxe Tobin laquelle est censée se limiter aux transactions financières internationales. L'auteur montre qu'une telle taxe serait parfaitement indolore mais qu'elle rapporterait bien plus d'argent que toutes les contributions obligatoires existantes. Nous renvoyons à l'ouvrage pour plus d'éclaircissement sur ce projet. Disons seulement que Yann Moulier Boutang ne précise pas comment cet impôt serait perçu et réparti. Mais on peut penser que, si la volonté existait au niveau des grands Etats, le dispositif serait parfaitement réalisable, sans trop générer de fraudes.
Verser uniformément à tous les citoyens du monde un Revenu Social Garanti distribué de façon inconditionnel. Ce RSG, calculé comme revenu minimum assurant la survie (1500 euros mensuels en Europe ?) aurait l'intérêt de libérer les individus du souci de la vie quotidienne et de leur permettre d'investir, avec ou sans perspectives de bénéfices, dans les tâches à haute valeur ajoutée permises par les réseaux producteurs de capital cognitif. Le RSG devrait sans doute être distribué par les administrations publiques.
On pourrait penser le faire financer par l'impôt sur les transactions numériques précité. Mais nous pensons pour notre part qu'il pourrait être versé sans être gagé par des ressources fiscales, en faisant pratiquement appel à de la création de monnaie provenant des banques centrales. Les personnes ainsi subventionnées, dont la créativité serait stimulée, rapporteraient rapidement en termes de produits économiques commercialisables sur les marchés ou de gains sur les externalités beaucoup plus qu'elles ne coûteraient aux budgets.Il n'y aurait donc pas en principe de risque inflationniste. Nous avons développé précédemment une hypothèse concernant un Fonds stratégique européen s'inspirant de cette idée.
Tout cela paraîtra bel et bon, mais le lecteur réaliste se demandera quelles autorités prendront l'initiative de telles réformes. Certes, l'Union européenne pourrait décider de donner l'exemple, mais la question restera posée: qui en Europe en déciderait?
Yann Moulier Boutang n'aborde pas réellement cette question. Il n'attend cependant rien des Etats sous leur forme actuelle, qui sont rappelle-t-il des machines à conquérir le pouvoir (y compris dirions nous sous ses aspects les plus triviaux du bling-bling), associées aux classes entrepreneuriales les plus conservatrices. Ce jugement pessimiste rejoint le nôtre, concernant le poids de ce que nous avons baptisé du terme affreux mais significatif de corporatocraties anthropotechniques.
Nous pensons pour notre part que l'aggravation inévitable de la crise, touchant un nombre croissant de citoyens bien informés, poussera peut-être une majorité de ceux-ci, dans les grands pays, à prendre en mains directement le passage au réformisme radical esquissé par Yann Moulier Boutang. Mais il s'agirait d'une autre histoire, dont nous pourrons peut-être nous entretenir avec lui un de ces jours.
Source Jean-Paul Baquiast
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