Des Afghanes en burqa attendent de rompre le jeûne pendant le ramadan, le 30 juin 2014 à la Mosquée Bleue de Mazar-i-Sharif (AFP / Frashad Usyan)
Un monde sans femmes
KABOUL, 28 août 2014 – Il est tard dans la
nuit, ici au bureau de Kaboul. Je suis en train de parcourir mon carnet de
notes écorné, et je peste contre l’un des pires obstacles auxquels je suis
confronté ici dans mon métier de reporter de guerre : le fait d’être un homme.
Mes
collègues afghans sont rentrés chez eux et je suis seul à l’AFP, affalé dans un
fauteuil tournant face à la fenêtre qui donne sur un jardin planté de roses
rouges et roses.
J’en suis
à plus de la moitié d’un reportage de dix jours en Afghanistan et mon carnet de
notes est plein à ras-bord d’anecdotes, de monologues et de citations
recueillies sur le terrain. En parcourant les pages, je suis frappé par le
constat désagréable que quelque chose, dans toutes mes notes, fait défaut de
façon flagrante : les femmes.
Dans une rue de Kaboul, en janvier 2014 (AFP /
Johannes Eisele)
Pour des
raisons indépendantes de ma volonté, toutes les personnes que j’ai interviewées
depuis le début de mon périple sont des hommes.
Dans cette
jungle de testostérone qu’est l’Afghanistan, les hommes tendent à être
possessifs à l’égard de leurs femmes. En dehors des milieux d’élite de Kaboul,
une stricte ségrégation des sexes est de règle tout le temps, partout. La chute
des talibans n’y a rien changé. Il n’est donc pas étonnant qu’un homme
journaliste n’ait pratiquement aucun accès à des interlocuteurs féminins.
En dehors
de la capitale, je n’ai eu d’échanges qu’avec des hommes. Les femmes, surtout à
la campagne, sont invisibles. Comme elles l’étaient déjà sous les talibans.
Comme elles devaient déjà l’être au Moyen-Age.
Une partisane du candidat à l'élection
présidentielle afghane Abdullah Abdullah pendant un meeting de campagne à
Chaghcharan, en juin 2014 (AFP / Wakil Kohsar)
Cette
mission, je l’ai effectuée au sein d’une équipe entièrement composée d’hommes.
J’étais accompagné d’un photographe, d’un vidéaste et d’un autre reporter du
bureau de Kaboul. Notre but était de recueillir des réactions sur le terrain
après une importante tractation qui venait de se produire entre les Etats-Unis
et leurs adversaires talibans : après cinq ans de captivité, le sergent de
l’armée américaine Bowe Bergdahl venait d’être échangé contre cinq chefs
talibans de haut rang détenus à Guantanamo.
Dans les villages de la plaine de Shomali, au nord de
Kaboul, cet échange de prisonniers était
très mal vécu. Car dans les années 1990, l’un des
cinq talibans libérés avait ravagé la région, perpétrant massacres et
exécutions sommaires, incendiant vignes et maisons.
Une Afghane en juin 2014 à Deh Saqi, un village
dévasté par les talibans à la fin des années 1990 (AFP / Shah Marai)
J’ai
parcouru un des villages en compagnie d’un de ses habitants, un vieillard barbu
chapelet au poing. Il m’a montré les maisons brûlées et les autres traces
encore visibles des massacres, sa fureur encore vive. Mon stylo a gravé ses
propos au fur et à mesure qu’ils sortaient de sa bouche.
Mais
chacune de ses paroles était imprégnée de masculinité. Les hommes ont été
exécutés. Les hommes ont été torturés. Les hommes ont été obligés de quitter
précipitamment le village.
Et les
femmes ? Qu’ont-elles enduré ? Ont-elles seulement réussi à fuir avec leurs
enfants les bombes et les carnages ?
Bien sûr,
je parle à la fois des hommes et des femmes, avait corrigé le vieillard.
Sauf que
ses propos exprimaient tout le contraire…
Cérémonie en janvier 2013 à Kaboul sur la tombe de
Shakila, une jeune Hazara violée et tuée un an plus tôt par un dignitaire local
qui n'a jamais été poursuivi (AFP / Massoud Hossaini)
J’imagine
ces femmes invisibles auxquelles je n’ai jamais pu accéder, séquestrées dans
leurs maisons de terre, cachées derrière des rideaux, menant des vies
entièrement dévouées aux hommes. Pour donner à mes reportages une perspective
féminine, j’aurais dû entrer dans ces maisons et les interviewer. Mais dans les
campagnes afghanes, on invite rarement des étrangers à entrer chez soi, encore
moins pour parler à des femmes. La barrière culturelle est vertigineuse,
infranchissable.
Paradoxalement,
une femme journaliste en Afghanistan est beaucoup moins susceptible de se
heurter aux mêmes difficultés face à des interlocuteurs masculins. Je ne dis
pas que leur tâche est facile, bien au contraire –les femmes journalistes
rencontrent toutes sortes de difficultés spécifiques dans les pays en guerre.
Mais je ne peux m’empêcher de trouver bizarre qu’un reporter de sexe masculin
soit aussi handicapé dans son travail dans un environnement dominé de façon
aussi écrasante par les hommes.
Des étudiants afghans manifestent contre une loi
contre la violence à l'égard des femmes, texte qu'ils considèrent contraire aux
enseignements de l'Islam, en mai 2013 à Kaboul (AFP / Shah Marai)
Ne pas
avoir accès aux femmes est une grande perte pour le journaliste. Comme la vie
en général, le reportage de guerre est prodigieusement incomplet sans
perspective féminine.
L’an dernier, pendant
une mission en Syrie, j’avais essayé de faire un
sujet sur les vagues de viols en zone de guerre, un sujet ultrasensible dont
beaucoup de gens n’acceptent de parler qu’à voix basse. L’infamie attachée au
viol est si forte que les chances de retrouver et d’interroger des victimes
sont à peu près nulles pour un journaliste, qu’il soit homme ou femme.
Une
consœur canadienne qui avait réussi à le faire m’avait prévenu par email : « si
tu cherches à interviewer des femmes victimes de viol, peu importe le degré de
sensibilité avec lequel tu aborderas le sujet. En tant qu’homme, il te sera
extrêmement difficile de réussir à les faire parler ».
Des Syriennes dans une rue de Ras al-Aïn, près de
la frontière turque, en août 2013 (AFP)
Elle avait
raison. Confronté à un cul de sac, j’avais finalement dû laisser tomber mon
projet.
Même les
simples tentatives pour interviewer des passantes au hasard dans la rue sur des
sujets beaucoup moins sensibles posaient problème. Mon interprète syrien, mal à
l’aise, avait eu cette objection presque comique : « mais on va se faire casser
la gueule par leurs frères et leurs maris ! »
Dans mon
pays natal, l’Inde, la ségrégation entre les hommes et les femmes n’est pas
aussi marquée. Mais les relations de pouvoir entre les sexes sont encore
largement imprégnées de tradition machiste. Quand on pose une question à une
femme en présence d’un homme, c’est souvent ce dernier qui répond à sa place.
L’histoire, ce sont les mâles qui l’écrivent. Les femmes sont là pour le décor.
Pourquoi devraient-elles s’exprimer si un homme peut le faire en leur nom?
L'équipe cycliste féminine nationale d'Afghanistan
s'entraîne dans la banlieue de Kaboul, en juin 2014 (AFP / Shah Marai)
A une époque où être un homme féministe n’est plus un
oxymoron, le fait qu’un journaliste soit capable de traiter un sujet concernant
les femmes de façon sérieuse et perspicace ne devrait plus surprendre personne.
C’est ce que je me suis efforcé de faire en allant, pour les besoins d’un sujet
magazine, à la rencontre des
femmes cyclistes afghanes. J’ai pu m’informer en
profondeur sur leurs aspirations et leurs problèmes. Mais je n’ai pu le faire
que parce que j’étais accompagné par une femme, la cycliste professionnelle
américaine Shannon Galpin, qui entraîne leur équipe.
Sa
présence a constitué un cas d’école en matière de tactiques journalistiques
pour briser la barrière du genre. Grâce au fait qu’elle était là, les jeunes
sportives ont pu me regarder en face, se sentir à l’aise, être elles-mêmes,
ouvrir en grand les vannes de leurs émotions.
J’espère
seulement qu’un jour, en Afghanistan et ailleurs, les barrières liées au sexe
pourront disparaître d'elles-mêmes, sans qu’un chaperon féminin soit obligé
d’intervenir.
Femmes policières afghanes à l'entraînement à
Kandahar, en juin 2010 (AFP / Ed Jones)
Anuj Chopra est un reporter de l'AFP basé à Hong
Kong.
Source blogs.afp.com/makingof Par Anuj CHOPRA
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