Damir Sagolj
La
guerre, c’est le chaos, la mort, le sang. C’est aussi de longs moments
d’attente, d’autres peu spectaculaires, parfois des instants plus légers. Mais,
en photographie, un stéréotype domine : afficher l’horreur du conflit
dans un cadre à la composition parfaitement maîtrisée, souvent nourri de
références artistiques. Les emprunts à l’iconographie religieuse ne manquent
pas. La lumière est sculptée comme dans un tableau en clair-obscur, les
victimes innocentes prennent des visages de madones et fabriquent des icônes
propres à personnifierun conflit qui semble lointain et irréel.
Comment raconter la
guerre de la façon la plus juste possible sans tomber dans
l’esthétisation ou le pathos facile ? Grande est la tentation
de jeter dans le cadre un jouet abîmé ou une chaussure
de tennis de pointure 24 qu’on aurait emportés avec soi. Histoire
d’humaniser un paysage désolé et de rendre l’image attractive.
Le
photojournaliste est responsable de son cadrage, mais aussi de la légende qui
accompagne l’image. Il doit par exemple veiller à ce que des éléments
importants pour la compréhension de l’événement mais absents du cadre figurent
dans le texte qui l’accompagne.
Le Bosnien
Damir Sagolj, 42 ans, est photographe à l’agence Reuters depuis 1997.
Aujourd’hui basé à Bangkok, il est chef photo pour l’Asie du Sud-Est.
Photojournaliste aguerri, il a été à maintes reprises récompensé, notamment par
un World Press en 2012, pour une image réalisée en Corée du
Nord : dans un décor urbain nocturne, gris et sinistre, à Pyongyang, la
seule trace d’électricité est un portrait de l’ex-dictateur Kim Il-sung,
affiché sur une façade.
Une
autre image, plus ancienne, de Damir Sagolj a fait débat. Elle montre
un soldat américain en pleurs tenant dans ses bras une petite fille irakienne,
le 29 mars 2003. La guerre en Irak a commencé quelques jours plus
tôt. Le photographe est « embedded », c’est-à-dire
embarqué avec les soldats américains, et sous leur contrôle, afin
de suivre leur progression.
29 mars 2003, Irak, © Damir Sagolj , Reuters
Cette
photo a été la plus publiée parmi toutes celles qu’il a réalisées en Irak. Ce
sont les conditions de la prise de vue qui ont soulevé des questions. Elles
sont racontées par Sagolj lui-même sur le blog de Reuters.
Ce
jour-là, les marines sont de repos, ils ont monté leur campement quelque part
au cœur de l’Irak, sur la route qui doit les mener à Bagdad. Le
photographe se repose dans une tranchée, un pied cassé, quand une fusillade
survient. Quinze minutes plus tard, les coups de feu cessent. Le photographe
découvre autour de lui des cadavres près d’une voiture criblée de balles et des
personnes criant à l’aide.
Selon
Damir Sagolj, des tireurs irakiens, installés dans un camion militaire,
poursuivaient une voiture de civils, les forçant à se diriger vers la
petite base militaire américaine. Les marines ont réagi et ouvert le feu.
Peu de
temps après, le photographe envoie son image à Reuters avec la légende suivante
: « Richard Barnett, aide-soignant de
la marine américaine, appartenant à la 1re division de la marine, porte un
enfant irakien, en Irak central, le 29 mars 2003. » Il précise
également les circonstances qui ont conduit au massacre, à savoir la
poursuite des civils par des militaires locaux.
Mais
ensuite l’image est diffusée par les médias sans que le photographe
puisse réellement contrôler son utilisation et sa lecture. Ce que le lecteur de
journaux et magazines voit, c’est une petite fille blottie contre l’homme qui,
les yeux fermés, semble se recueillir, tout en la protégeant. Ce qu’il ne
voit pas, c’est que l’armée américaine, celle-là même à laquelle appartient le
médecin accablé, a tué lafamille de cette petite fille.
Pour
Jean-François Leroy, directeur du festival de photojournalisme Visa pour
l’image, à Perpignan, « le
photographe, à aucun moment, n’a fait de cette photo de la propagande
américaine. Pour moi, il a fait son boulot. Est-ce que les médias ont bien fait
leur boulot ? Pas toujours ».
Un an
après la prise de vue, Damir Sagolj racontait, dans un entretien au journal
slovène Mladina, la dérive
médiatique dans l’utilisation de son image. Et la difficulté à contrôler cette
dérive. De nombreux journaux américains ont en effet publié le document coupé
de son contexte, en insistant sur la tendresse, somme toute sincère, du médecin
américain, pour en faire une illustration du « bon soldat
américain ».
Damir
Sagolj a même été contacté à l’époque par le magazine People, dont le tirage dépasse les 20 millions
d’exemplaires chaque semaine aux Etats-Unis, pour savoir si le médecin
avait lui-même des enfants. Mais People n’avait
rien à faire de ce qui s’était passé ce jour-là.
Des
histoires comme celle de cette image, le photojournalisme, de guerre notamment,
en est rempli. Le photoreporter peut avoir les meilleures intentions
du monde, si les médias en décident autrement, il peut, lui
aussi, sortir son mouchoir pour pleurer son travail
saccagé.
Photo 5 October 2011, © Damir Sagolj, “North
Korea”, Pyongyang, North Korea, Reuters
Source arretsurlemonde.com
Damir Sagolj
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