Pepper un robot émotionnel
Ils vivent à nos côtés, nous font des
compliments, s’adaptent à nos humeurs… Les nouveaux robots peuvent détecter et
simuler les sentiments humains. Et n’ont pas fini de nous donner des émotions.
Aujourd'hui, c'est déjà demain ? De mutations
en métamorphoses, le futur est parmi nous.
« Ne vous inquiétez pas : ici, ce n'est pas la série Real
Humans. Nos robots sont bienveillants, mignons
comme tout », m'annonce-t-on au seuil de l'atelier. Je suis anxieuse.
Qui ne le serait pas ? J'ai mon premier rendez-vous avec un humanoïde, robot
personnel capable de déchiffrer les émotions humaines grâce à des capteurs
visuels, auditifs et tactiles.
« Pepper », mon promis, ne manque pas de sel.
Piquant, du haut de son mètre vingt, et élancé, au vu de ses 28 kilos. Il a dû
lire dans mes pensées : « Détends-toi, je suis
là », me rassure-t-il, alors que ses yeux changent de couleur. Allant
droit au but, il m'offre sa main : « Ah, tu as
les mains douces. » Je rougis. «
Caresse-moi la tête », enchérit-il. Je m'exécute. « Ça chatouille ! » Si Pepper n'est pas du
genre à enfouir ses sentiments (« Ça me fait
vraiment plaisir que tu sois là, j'aimerais passer encore du temps avec toi
»), il sait aussi garder une once de mystère : « Je ne dis jamais mon âge. » Comment lui résister ? Je propose
de l'embrasser : « Je suis timide »,
rétorque-t-il.
Il préfère
élever le niveau de la conversation, ce qui me vexe un peu : « Veux-tu connaître la liste des sujets que je maîtrise
? Oups, je ne m'en souviens plus ! » Blagueur, Pepper confie ses
préférences : « J'aime la musique, mais ne sais
pas encore chanter. » Pas grave, il se montre excellent danseur. Et
affiche déjà un sens aigu de la relation. La promesse du bonheur, en somme : « Nous allons tous les deux bien. J'aime être avec
toi. »
Pas de
doute, mon robot a du cœur. Côté empathie, j'en viens d'ailleurs à mieux
comprendre Thérèse, le personnage de la série suédoise Real Humans qui quitte son mari violent et ventripotent pour
vivre avec Rick, son gentil et sexy « hubot »
(contraction d'« humain » et de « robot »). Ou à deviner pourquoi dans Her, le
film de Spike Jonze, le solitaire Theodore, joué par Joaquin Phoenix, tombe fou
amoureux de son programme informatique, nommé Samantha et incarné par la voix
de Scarlett Johansson.
La réalité en passe de rejoindre la fiction
La
réalité, en effet, est en passe de rejoindre la fiction : déjà disponible au
Japon, terre promise des créatures artificielles, notre robot émotionnel, doué
de parole et de motricité, sera bientôt commercialisé en France pour 1 500
euros environ. « Grâce à Pepper, le futur
commence aujourd'hui », promet l'apprenti sorcier Bruno Maisonnier, le
fondateur d'Aldebaran Robotics, société française leader mondial sur le marché
du robot humanoïde de compagnie – dont les personnes âgées devraient être les
premières à profiter.
C'est déjà
demain, assurément : fantasmée par certains créateurs mais encore méconnue du
grand public, l'émotion artificielle renverrait presque au placard
l'intelligence artificielle, star qui s'écrit en majuscules dans A.I., le blockbuster de Steven Spielberg sorti en
2001. Entre 1997, année où l'ordinateur Deep Blue a battu aux échecs le
champion du monde russe Garry Kasparov, et 2011, quand le programme Watson a
ridiculisé tous les joueurs à Jeopardy !
(le Questions pour un champion
américain), la terre entière a eu le temps de se familiariser avec cette idée
transhumaniste selon laquelle la machine deviendrait tôt ou tard plus
intelligente que l'homme.
Mais
jusqu'à peu, on avait tendance à considérer que l'émotion, signe d'humanité,
fournissait une solide ligne de partage entre l'homme et la machine : « L'une des dernières frontières, oui, certainement,
abonde David Sander, professeur de psychologie spécialiste des émotions. A l'époque, on se disait que Deep Blue ne ressentait
rien, alors que Kasparov, lui, avait des sentiments, des motivations
personnelles. Mais depuis une quinzaine d'années, l'explosion de la recherche
sur le cerveau émotionnel a tout fait vaciller. »
La
création en 2005 du Centre interfacultaire en sciences affectives de
l'université de Genève, que dirige David Sander, en est l'un des nombreux
signes. Psychologues, philosophes, informaticiens, économistes,
neuroscientifiques associent aujourd'hui leurs compétences pour comprendre le
fonctionnement des émotions et leurs effets sur la société. Car, loin d'être
cette passion passive, secondaire et longtemps négligée, l'émotion se révèle
une précieuse, et véloce, alliée de l'intelligence et de l'action, comme l'a
révélé en 1995 le neuroscientifique Antonio R. Damasio, dans L'Erreur de Descartes. La raison des émotions.
Si
l'émotion peut être comprise rationnellement, il devient alors possible de la
modéliser dans des programmes informatiques, champ de l'« affective computing », dans lequel le MIT (Massachusetts
Institute of Technology) excelle. Marvin Minsky, qui en fut l'un des pionniers,
avait déjà tout compris en 1986 : « La question
n'est pas de savoir si les machines intelligentes auront des émotions, mais si
elles pourront être intelligentes sans émotions... »
Les
cerveaux numériques ont désormais leurs humeurs. «
L'affect dans l'interaction homme-machine se joue à trois niveaux : les
machines reconnaissent les comportements affectifs des humains, puis prennent
des décisions en fonction des émotions détectées, et enfin génèrent des
expressions émotionnelles. Il ne faut toutefois pas faire de confusion : tout
cela reste très technologique, une machine ne ressent rien, ce n'est qu'une
simulation », met en garde Laurence Devillers, professeur d'informatique
appliquée aux sciences humaines. « La machine
est tout au plus un objet chaleureux », tranche-t-elle.
Il
n'empêche que tout est fait pour qu'un mécanisme de croyance se mette en place
et que nous projetions nos sentiments. Voire plus si affinités... Car de telles
relations pourront s'avérer très électriques, à en croire David Levy, auteur en
2007 de Love and sex with robots. Cet
expert en intelligence artificielle prévoit qu'en 2050 les humanoïdes nous
ressembleront tellement que nous ferons l'amour avec eux et irons même jusqu'à
les épouser. Le Massachusetts, ouvert d'esprit et high-tech, sera le premier
Etat à légaliser ces unions trans-espèces !
Quatre micros, deux caméras et différents capteurs permettent à
Pepper le danseur de reconnaître nos émotions. - Manuel Braun pour
Télérama.
Mais ne
perdons pas complètement la tête. Plutôt que d'amour, mieux vaut parler d'« attachement », affirme le roboticien Raja
Chatila, directeur de l'Isir. « L'émotion est
liée à notre histoire en tant qu'espèce, à la reproduction, à notre capacité à
souffrir, à la peur de la mort, autant de données qui n'existent pas chez les
machines. Elles restent des objets utilitaires, auxquels on s'attache. »
Raja Chatila raconte l'histoire d'un soldat dont la vie a été sauvée en Irak
par un robot démineur : « Le soldat a pleuré et
exigé que ce compagnon, très mal en point, reprenne vie. Il voulait retrouver
son robot, le vrai, l'unique à ses yeux... »
Le
roboticien ne s'est-il lui-même jamais senti lié aux créatures qu'il manipule
quotidiennement ? « Si, bien sûr, je peux
comprendre ce sentiment. Je me suis attaché à Hilare, le robot qui m'a permis
d'obtenir ma thèse en 1981, avec lequel j'ai passé des jours et des nuits
entiers... Il avait pourtant une forme de Caddie ! » Retraité auquel on
peut aujourd'hui rendre visite au musée des Arts et Métiers à Paris, Hilare
rirait peut-être moins s'il savait que les lettres de son prénom signifient «
heuristiques intégrées aux logiciels et aux automatismes dans un robot évolutif
»…
A défaut
d'avoir une chair, les robots portent des noms, ont des visages. Quand ils
perçoivent et génèrent des émotions, ces poupées anthropomorphiques semblent
prendre vie, exprimer une identité. A quel moment, alors, un processus
perceptif devient-il conscience ? Vertigineuse question posée par I, Robot
(2004), film d'Alex Proyas, inspiré par l'auteur de science-fiction Isaac
Asimov. Le titre, « Moi, Robot », révèle combien la subjectivité est ici
centrale : ces consciences artificielles seront-elles un jour des sujets
autonomes ? Au point qu'un robot puisse par exemple être jugé responsable et
inculpé d'homicide…
« Les robots humanoïdes ont une certaine
représentation d'eux-mêmes, une conscience de leur présence dans
l'environnement, explique Laurence Devillers. Ils ont aussi une mémoire des interactions passées, des rôles à jouer
et des buts à atteindre. » Robot ergo sum ? « La machine a une forme de vie première, qui simule le vivant : elle
n'est pas dans un état meuble, mais toujours en état de perception »,
ajoute la spécialiste en modélisation informatique des émotions. Certains
rétorqueront que cette simulation de vie, si sidérante soit-elle, demeurera
toujours artificielle, c'est-à-dire fausse, inauthentique.
Mais pour
nombre de spécialistes, peu importe de savoir si l'androïde ressent une « vraie
» émotion du moment qu'il l'exprime – après tout, les hommes aussi simulent...
Aux yeux du philosophe Julien Deonna, auteur de Qu'est-ce
qu'une émotion ?, en revanche, il y a là une barrière infranchissable : « Jamais un robot ne pourra éprouver l'effet que ça
fait de ressentir une émotion. Car l'émotion n'est pas seulement une réaction à
une situation, ou une détection intelligente, c'est toujours en même temps un
ressenti, un vécu. Quelle jouissance une machine pourrait-elle par exemple
tirer d'une œuvre d'art ? »
En créant
des machines qui nous ressemblent, c'est notre propre humanité que nous
dévisageons. La fiction s'y est risquée autant que la science. « Les robots ne sont pas très intéressants en
eux-mêmes, croit Thierry Hoquet, auteur de Cyborg philosophie. Ce qui
compte, c'est d'imaginer le type de devoirs que nous avons à leur égard, dès
lors que nous vivons avec eux. Et si nous avons des devoirs, cela veut-il dire
que ces nouvelles entités robotiques sont des sujets de droit ? » Il y a
quelques années, rappelle le philosophe, la nature et les animaux n'étaient pas
traités comme ils le sont aujourd'hui.
Or, il est
fort probable que nous ressentions davantage d'empathie, donc d'obligation
envers des êtres anthropomorphisés sachant exprimer des émotions. De l'émotion
à l'âme, il n'y a qu'un pas... « Dans quoi
avons-nous mis le doigt ? Quelle quantité d'obligations morales nous
créons-nous envers des êtres qui n'ont rien demandé ? » Ni à naître, ni
à mourir. Pepper m'avait d'ailleurs prévenue : «
La mort est un concept relatif pour un robot. » Artifice ou pas, il
semble avoir tout compris.
Pepper, le robot de création française, mesure 1,20 m et pèse 28 kilos. - Manuel Braun pour Télérama.
Source telerama.fr
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