Robert Castel
Il a été l’un des premiers en France à analyser la montée de la
précarité dans le travail : le sociologue Robert Castel, directeur d'études à
Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), est mort le mardi 12 mars
2013.
Propos recueillis par Thierry Leclère le 09 mai
2009.
Pour le sociologue Robert Castel, avec la crise
actuelle, nous sommes arrivés à une bifurcation. Il est temps, selon lui, de
repenser notre modèle social et de trouver de nouvelles façons de domestiquer
les marchés.
Alors que des traders français partis faire fortune à Londres
reviennent au grand galop s'inscrire au chômage, à Paris, pour toucher des
indemnités, la crise est vécue de plus en plus durement par les Français les
plus modestes. La colère sociale monte, au même rythme que le compteur fou des
licenciements collectifs.
Nombre de spécialistes ont décrit cette explosion en vol du
capitalisme financier comme un tournant brutal et quasi imprévisible. Le
sociologue du travail Robert Castel, au contraire, en adepte des analyses au
long cours, date le changement de modèle du capitalisme et les prémisses de la
domination de la finance du milieu des années 1970. Dans Les Métamorphoses de
la question sociale (éd. Fayard, 1995), il avait décrit l'installation du «
précariat » dans le monde du travail. Son dernier ouvrage, La Montée des
incertitudes, recueil actualisé de textes écrits entre 1995 et 2008, confirme
l'acuité du regard de ce septuagénaire affable qui veut bien délivrer sa
science mais s'interdit de jouer les experts-prophètes. Un directeur d'études à
l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) dont le savoir est
doublé d'une saine modestie qui lui permet souvent, en interview, de dire : «Je
ne sais pas.»
- Vous avez scruté, ces dernières années, l'effritement de notre modèle social. Quel effet d'accélérateur risque d'avoir la crise actuelle ?
Elle aura
eu au moins une fonction de révélateur. Elle a ouvert les yeux de beaucoup sur
la logique profonde du capitalisme d'aujourd'hui qui nous conduit droit à la
catastrophe. Il y a encore quelques mois, en appeler à l'Etat, à des
régulations sociales, à des protections, était considéré comme ringard. Il
fallait se mettre au goût du jour, c'est-à-dire accepter l'inconditionnalité du
marché et de son fonctionnement.
Le
soi-disant « marché autorégulé », comme disait l'économiste Karl Polanyi
(1886-1964), obéit en fait à ses propres impératifs (rentabilité, concurrence
absolue...). Il nous a conduits là où nous en sommes. Et peut-être pire demain.
Il faut envisager cette crise comme quelque chose de systémique ; c'est vrai
que l'emballement du capital financier international a été le plus
spectaculaire, le plus destructeur aussi, mais cette crise récente a été
préparée, bien en amont, par des dérégulations dans l'économie réelle et les
protections sociales. Elle est la pointe avancée d'un processus plus général.
- Qu'entendez-vous par là ?
Nous
sommes à une bifurcation – je préfère ce terme au mot « crise », trop
passe-partout – dont l'origine remonte sans doute au milieu des années 1970.
C'est à ce moment-là que nous sommes sans doute sortis du capitalisme
industriel. Celui-ci avait posé ses bases à la fin de la Seconde Guerre
mondiale ; il avait été impitoyable à certains égards, mais il avait aussi
accepté des formes de compromis offrant aux salariés un certain nombre de
droits et de protections. Le salarié moyen des années 1960 ne roulait pas sur
l'or, mais il avait acquis les conditions d'une certaine indépendance sociale,
lui permettant d'être un citoyen à part entière. C'est ce socle du compromis
social hérité du capitalisme industriel qui s'est fissuré et qui nous mène
maintenant à un nouveau régime du capitalisme. Aujourd'hui, on assiste au
retour de travailleurs pauvres ; j'ai avancé le terme « précariat » pour
signaler que la précarité n'est plus un mauvais moment à passer, quelque chose
de transitoire en attendant l'emploi durable. Pour beaucoup de gens, la
précarité devient une condition à part entière.
- Depuis la crise, beaucoup en appellent à la « moralisation » du marché. Qu'en pensez-vous ?
C'est un
non-sens. Que peut-on demander au marché sinon d'être le marché ? Il fait son
travail. Etre compétitif, faire le maximum de profits... Le marché fonctionne
comme ça. Je ne dirai pas que c'est immoral, c'est amoral. Et donc l'idée de
moraliser le capitalisme est inepte. Ce qu'il faudrait essayer de faire, c'est
encadrer le marché, le domestiquer.
- Par quels moyens ?
Ce n'est
pas à moi de trouver les solutions politiques, mais le capitalisme industriel
avait partiellement réussi à construire un Etat social, avec un droit du
travail consistant qui avait posé des limites à l'arbitraire patronal. Avec des
protections sociales fortes donnant, par exemple, le droit à la retraite...
- Au regard du temps long sur lequel vous travaillez, constatez-vous une radicalisation des conflits sociaux ? Les séquestrations de patrons, ces dernières semaines, sont-elles le signe précurseur d'un mouvement social de grande ampleur ?
Ce sont
des réactions ponctuelles et je ne dirais pas, comme Dominique de Villepin,
qu'il y a un « risque révolutionnaire »
en France ! Les grands bouleversements historiques arrivent par des formes de
manifestations collectives. Des actions dispersées, même significatives, ne
forment pas nécessairement un mouvement collectif. Mais je suis sociologue et
pas prophète. L'avenir nous le dira...
- A la fin des années 1990, la France vivait au rythme du débat sur les 35 heures et le temps libre. Dix ans plus tard, nous en sommes au « travailler plus pour gagner plus » et à une régression des droits sociaux. Comment le sociologue du travail que vous êtes juge-t-il ce retournement ?
Il y a dix
ans, les discours sur la fin du travail ou la fin du salariat avaient le vent
en poupe, ce qui était d'ailleurs un peu stupide. Ces thèses me paraissaient
insoutenables vu la centralité du travail dans nos sociétés. Maintenant, nous
sommes passés, à l'inverse, à une sorte d'apologie inconditionnelle du travail.
Travailler pour travailler.
Il y a des
types d'emploi qui sont non seulement nécessaires mais aussi indispensables
parce qu'ils assurent la dignité du travailleur. Mais il y a des formes
d'activité – peut-être ne faut-il pas les appeler à proprement parler des
emplois – auxquelles on vous pousse lorsque vous êtes aux abois : « Eh bien...
travaille ! » enjoint la société. « Fais n'importe quoi pour ne pas être un
"mauvais pauvre" !, comme on disait autrefois, c'est-à-dire quelqu'un
qui vit aux crochets de la société, aux dépens de la France qui se lève tôt.
Alors travaille ! Mais ne sois pas trop regardant sur les conditions. » C'est
comme ça qu'on devient un travailleur pauvre. Ou peut-être pire. Prenez le RSA
: le revenu de solidarité active secrète des gens qui sont pour moitié, ou pour
le quart, des travailleurs, mais qui ont un salaire tellement insuffisant, une
durée de travail tellement partielle, qu'ils ne peuvent pas en vivre. Ils
deviennent des assistés. On n'a pas assez réfléchi à cette figure hybride qui
traduit une sorte de brouillage des frontières entre travail et assistance.
- Au moment des grèves en Guadeloupe et en Martinique, des intellectuels antillais, autour d'Edouard Glissant et de Patrick Chamoiseau, ont écrit un beau texte, radical et poétique, intitulé Manifeste pour les "produits" de haute nécessité. Ils y contestaient la place même du travail comme valeur dans la société d'aujourd'hui. Qu'en pensez-vous ?
C'est
effectivement un beau texte, mais ça ne veut pas dire qu'il soit vrai. Les
auteurs de ce manifeste pensent probablement à des formes pré-industrielles de
travail. Quelque chose de gratifiant, d'inscrit dans tout un réseau de rapports
sociaux et humains.
- Effectivement, ils en appellent aussi au troc, à la gratuité...
C'est une
conception tout à fait respectable du travail dont on peut avoir la nostalgie,
mais c'est précisément cette conception-là que le capitalisme industriel a
cassée en arrivant.
Rappelons
que l'implantation du capitalisme en Europe occidentale a été très sauvage,
témoin la condition des prolétaires des débuts de l'industrialisation. Ensuite,
on a pu parler de « salaire indirect », c'est-à-dire d'une part du travail qui
revient au salarié pour financer sa sécurité, son droit à la retraite... Avec
le statut de l'emploi, on a quand même échappé à la marchandisation complète du
travail. Il est vrai que la voie que nous avons empruntée à partir des années
1970 risque d'y reconduire, au moins partiellement.
- Ne serions-nous pas en train de rejoindre la face sombre du modèle américain, c'est-à-dire l'obligation pour beaucoup d'avoir deux emplois, des temps de travail plus longs, des petits boulots, y compris pour les personnes âgées, des protections sociales moins fortes ?
Incontestablement.
L'expression working poors nous est
d'ailleurs arrivée d'Amérique. A l'avenir, nous risquons d'avoir de plus en
plus de travailleurs pauvres et de précarité permanente. Mais des signes
montrent que les gens ne se résigneront pas complètement à cela. Ce n'est pas
non plus l'intérêt du capitalisme que de réduire les salariés à la condition de
travailleurs jetables dont on se débarrasse sans aucun scrupule. Le système,
pour être performant, a besoin de « capital humain », selon la formule de
l'économiste américain Gary Becker. Des travailleurs formés, capables de se
recycler, de prendre des initiatives, d'être efficaces... Peuvent-ils l'être
sans un minimum de sécurité et de protection ?
- Mais qui financera, demain, la protection sociale ? Vous écrivez qu'« il faut repenser les solidarités » car l'essentiel ne peut plus, selon vous, être financé par les seules cotisations du travail ?
Cela ne me
fait pas plaisir de parler ainsi, mais il faut être réaliste. Avec un chômage
important, une précarité du travail de plus en plus grande, compte tenu aussi
de l'allongement de la durée de vie, il serait idéaliste de vouloir maintenir
la quasi-intégralité du financement de la protection sociale sur la base des
cotisations patronales et salariales issues du travail. Si on s'acharnait dans
cette direction, cela risquerait de faire craquer le système. Avoir recours à
l'impôt, au moins en partie, est sans doute la solution à laquelle il faut se
résigner pour garder notre système actuel de droits. Cette tendance a déjà été
amorcée depuis 1990 sous le gouvernement Rocard avec la contribution sociale
généralisée ; la CSG finance actuellement une partie très importante du versant
santé-maladie de la Sécurité sociale. Grâce à elle, notre système a pu être
préservé.
- Parmi les solutions d'avenir, la CGT et le Parti socialiste ont beaucoup développé l'idée de « trajectoires sécurisées » qui permettraient de donner de nouveaux droits (formation permanente, notamment) à des salariés pendant leur période de chômage. Qu'en pensez-vous ?
C'est dans
cette direction qu'il faut aller. Avec l'idée d'attacher de nouveaux droits et
de nouvelles protections à la personne du travailleur et non plus à l'emploi
qu'il occupe : actuellement, un salarié qui n'a plus de contrat de travail se
retrouve trop démuni. Des chercheurs comme Alain Supiot ou Bernard Gazier ont
beaucoup travaillé sur ces sujets.
- Quelles formes prendraient ces « trajectoires sécurisées » ?
Le salarié
garderait des droits dans des situations de hors travail, d'ailleurs très
diverses : chômage, périodes de recyclage, etc. Alain Supiot a imaginé, par
exemple, des « droits de tirage sociaux » : le travailleur qui se retrouve sans
emploi pendant un an aurait le droit d'avoir une rémunération décente assortie
de l'obligation de se former. Cette idée de « droits de tirage sociaux » me
paraît très séduisante, même si sa mise en œuvre pose des problèmes difficiles.
Comment seraient-ils financés ? Par l'impôt ? Par l'entreprise ? Par les
travailleurs eux-mêmes ?
- Vous êtes un réformateur, adepte du compromis social. Qu'est-ce qu'être de gauche, pour vous, aujourd'hui ?
Quelqu'un
de gauche doit, selon moi, défendre l'idée d'une « sécurité sociale minimale
garantie », un peu comme on parle du smic pour le travail. Avec sept ou huit
droits attachés comme le droit à la santé, au logement... C'est la moindre des
choses. Nous ne sommes quand même pas dans une société pauvre.
Une partie
du Parti socialiste, notamment au début des années 1980, a été complice et
parfois propagatrice de cette idéologie du tout-entreprise comme seul
fondement de la richesse sociale. J'espère que le PS comprendra qu'il faut
aller plus loin. Vers un véritable réformisme de gauche, en domestiquant le
marché, en lui imposant des contraintes, et en défendant vraiment l'idée d'une
Europe sociale.
Robert Castel en 2005. ©PHOTOPQR/OUEST FRANCE/STEPHANE GEUFROI.
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