David Bowie: Un prince de la soul
Bowie abandonne les masques et les soieries
bariolées, il donne dans le rhythm'n'blues de mutant. Puis, il invente encore
un personnage : le Thin White Duke est né.
En 1974,
il suffit de partir en Amérique pour s'évanouir dans un univers parallèle.
Ordonnateur de ses savantes disparitions, David Bowie l'a parfaitement compris.
Après quelques mois de silence, il reparaît de l'autre côté de l'Atlantique et
le choc est considérable pour ses fans d'ici, qui reçoivent les nouvelles et
les images au compte-gouttes. Ziggy a troqué les masques et les soieries
bariolées pour un costume d'une pâleur d'azur et un brushing roux de jeune
dandy.
Dans la
mise en scène sophistiquée d'un show qui vire à la comédie musicale, ses
chansons se sont métamorphosées avec lui, transportées par un rythme et des
guitares funky piqués aux meneurs de revue « black » de l'époque, James Brown
ou les Jackson 5. Les comptes rendus brossent le portrait en pâmoison d'une
star idéalement absente, tout en pose, théâtre et distance, sans un mot pour
son public, s'éclipsant sans adieu ni rappel («
David Bowie a quitté le bâtiment », dit un message laconique diffusé par
la sono pour calmer les foules, comme aux temps hystériques du jeune Elvis).
Au fil de
quelques maigres entretiens, on apprend, émerveillé, que Bowie considère le
rock comme une pauvre valeur du passé (« une
vieille dame édentée », proclamera-t-il). Il est ailleurs. Complètement
« parti » dans un pays où tout lui semble étranger, y compris lui-même. Il ne
quitte pas sa limousine et celle-ci le dépose souvent, la nuit, sur les avenues
de Harlem, aux portes de l'Apollo Theater, où il va écouter les jeunes princes
soul qui affolent l'époque.
« Tous les chanteurs anglais ont rêvé, un jour ou
l'autre, d'être noirs », commente son producteur Tony Visconti. Certes,
mais cette greffe est autrement stupéfiante. En ces temps de black power, de
groove tout-puissant et de héros aux superpouvoirs érotiques, Bowie n'est pas
un simple Londonien, chic et androgyne, qui vient se régaler des pulsions
orgiaques de la musique noire. Il est plus blanc que blanc, il est diaphane,
aussi translucide qu'un fantôme, dont la voix et l'élégance émaciée, entre
Dietrich et Sinatra, inventent un rhythm'n'blues de mutant.
Dans les
studios où s'est étoffé le légendaire son de Philadelphie, fétiche de
l'Amérique noire, il enregistre le déroutant Young
Americans, porté par un tube funky, Fame
(ébauché avec John Lennon dans le studio de Jimi Hendrix), où il s'épanche sur
les angoisses de la gloire. Il court superbement à sa perte. La cocaïne est un
stimulant à double tranchant, qui menace d'avoir sa peau.
On perd
régulièrement sa trace et, quand on le retrouve, il est au bord de la
dépression, replié dans un studio de Hollywood où, entre tarot et magie noire,
il redistribue les cartes et pose les premiers jalons d'une série de
chefs-d'œuvre qui le feront dériver de Los Angeles à Berlin, toujours isolé,
superbe et étranger.
En 1976,
un an avant la déferlante punk, Station to
station est une prodigieuse vision du futur, un hallucinant collage de
sons et de sentiments qui entremêle les transes hypnotiques de la techno à
venir, les harmonies et le lyrisme intemporel de la soul et du cabaret. Il
invente pour cet album un personnage dont il ne se séparera plus et qu'on
retrouvera dans les somptueuses brumes de pop électronique de Low ou Heroes
: « the Thin White Duke throwing darts
in lovers' eyes » (le mince duc blanc
qui plante ses flèches dans les yeux des amoureux). Un homme venu d'ailleurs.
Celui dont on attendra toujours fébrilement le retour.
Source Télérama
1976. The Archer :
Station to station tour, photographie de John Rowlands. © John Robert
Rowlands
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