Entretien avec Ai Weiwei,
l'artiste qui fait trembler la Chine
Artiste
protéiforme et blogueur “subversif”, emprisonné de multiples fois, Ai Weiwei
est un symbole de la liberté d'expression en Chine. Le Jeu de paume, à Paris,
le met à l'honneur.
Ai Weiwei dans son atelier devant une de ses sculptures : De
Divine Proportione inspirée par un dessin de Leonard de Vinci. Photo : DR.
Une nuée de chats. Autant d'assistants. Mais pas de Ai Weiwei. En
ce matin glacial du 7 février 2012, au nord-est de Pékin, alors que le soleil
commence à caresser l'atelier de briques grises, si emblématiques de ses
constructions, l'artiste, âgé de 54 ans, a – comme souvent – été cueilli par la
police pour une convocation inopinée, et relâché deux heures plus tard. Voilà
maintenant plus de trois ans que les autorités chinoises tentent, par tous les
moyens, de le museler. Mais sans que la censure soit jamais explicitement
évoquée. « Ce que tu fais n'est pas bien… », se contentent de lui dire
laconiquement les policiers après l'avoir filé, enfermé, voire passé à tabac.
Jusqu'à l'arrêter le 3 avril dernier et le garder au secret quatre-vingt-un
jours durant. Au final pourtant, c'est le contraire qui s'est produit : en
Chine comme en Occident, on n'a jamais autant parlé de Ai Weiwei.
Même si ceux qui connaissent le travail de ce plasticien, dont les
photos et les vidéos sont exposées pour la première fois en France, à Paris,
restent rares. L'occasion de découvrir un artiste hors norme, passant avec une
aisance confondante de la peinture à la photo, du design à l'architecture,
faisant de son blog, de Twitter ou de ses investigations sur Internet une
discipline artistique à part entière. Son œuvre, commencée à New York à l'aube
des années 80, sous forme de journal intime en image, sonde la Chine
d'aujourd'hui. Elle se fait parfois spectaculaire. Comme à la Tate Modern, à
Londres, en 2010, lorsque Ai Weiwei tapisse le sol de cent millions de graines
de tournesol en céramique peintes à la main. Fabriquées par les artisans de
Jingdezhen, elles font référence au peuple dont on disait qu'il se tournait
vers Mao comme vers le soleil. L'exposition parisienne, elle, se concentre sur
l'œuvre documentaire. Elle donne à voir les photos des immeubles sans âme qui
poussent aujourd'hui comme des champignons en Chine pour remplacer les hutongs
d'antan. Ai Weiwei montre aussi ses images du tremblement de terre du Sichuan
(12 mai 2008). Il s'était acharné à recueillir le nom de tous les enfants
ensevelis sous les gravats de leur école dont les normes sismiques n'avaient
pas été respectées par une administration corrompue. L'enquête de trop aux yeux
des autorités…
Comment allez-vous ?
C'est difficile à dire. Je ne sais toujours pas pourquoi j'ai été
arrêté en 2011 puisqu'il n'y a eu aucun mandat émis à mon encontre, ni
accusation formalisée. Pendant ma détention, la police m'a bien expliqué que
j'étais là pour subversion envers l'Etat, mais on m'a interdit d'en parler à
l'extérieur. Et pour justifier mon arrestation aux yeux de l'Occident, on m'a
collé une amende de 15 millions de yuans (1,8 million d'euros) à payer au fisc.
Comme je n'ai pas cet argent, il a fallu l'emprunter. En une semaine, la
générosité et le soutien des gens ont été tels que j'ai pu réunir 9 millions de
yuans (environ un million d'euros). Du jamais vu ! Cette somme, donnée aux
impôts, m'a permis de demander un réexamen de mon cas, ce qui m'aurait été
impossible autrement. Les gens pauvres, accusés comme moi à tort, n'ont aucun
moyen de se défendre. J'attends donc toujours qu'on m'explique ce qui se passe.
J'aimerais savoir ce que le pouvoir a en tête. Pourquoi se comporte-t-il comme
ça ? Est-ce parce que ça le rend plus fort ? Ou est-ce parce qu'il a perdu tout
rationalisme ? En voulant me mettre au secret, il m'a fait connaître. Je suis
devenu le symbole de la lutte contre le pouvoir. Un homme qui réclame juste le
droit à la transparence. Cela fait soixante ans que nous subissons l'absurdité
de ce système.
Qu'est-ce qui est le plus difficile, pour vous, au quotidien ?
Je n'ai pas le droit de quitter Pékin et je ne peux plus voyager à
l'étranger. Franchement, je ne m'en sors pas si mal. Si l'on m'avait interdit
l'accès à Internet et à Twitter, cela aurait été beaucoup plus dur. Mais je
peux encore me servir de mon ordinateur et j'arrive à surmonter les barrières
mises pour accéder à Facebook, Twitter ou Google. On m'a fait comprendre que je
ne devais pas critiquer le gouvernement, alors j'en dis moins qu'avant. Ça me
paraît plus raisonnable que d'être arrêté, mis au secret, voire carrément de
disparaître.
Le profil de Duchamp avec des graines de tournesol. 1983. Photo :
Weiwei.
Votre père, le poète Ai Qing (1910-1996), avait lui-même été
arrêté et déporté. N'avez-vous pas l'impression que l'histoire se répète ?
En 1929, mon père, alors étudiant en art, est allé à Paris. Il y
est resté trois ans, et je crois qu'il y a vécu ses plus belles années. Il
n'avait pas un sou mais m'a dit n'avoir jamais été aussi libre. A son retour,
le Kuomintang [parti nationaliste chinois au pouvoir de 1928 à 1949, ndlr] l'a
arrêté, pour les mêmes raisons que moi. A sa sortie, il s'est rapproché des
communistes et a embrassé leur combat. Pourtant, dès 1949, catalogué « droitier
», il faisait les frais des premières purges et était déporté. Moi j'ai grandi
dans le Xinjiang, pendant la révolution culturelle, qui a démarré en 1966. Mon
père y avait été condamné à nettoyer les toilettes publiques. Elles étaient
dans un état terrifiant de saleté. Mais lui s'est attaché à en laver chaque
recoin, jusqu'à faire briller les lieux. Lorsque la police m'a interpellé
l'année dernière, qu'elle m'a jeté une couverture sur la tête, poussé dans une
voiture, menotté à une chaise pendant des heures, j'ai repensé à lui, arrêté
quatre-vingts ans plus tôt pour avoir réclamé ce droit fondamental qu'est la
liberté d'expression. Et j'ai eu le sentiment que l'aventure dans laquelle je
suis embarqué aujourd'hui a commencé voilà cinquante ans.
Que vous reste-t-il de ces années d'enfance ?
Notre famille était séparée du reste de la société chinoise. Quel
que soit l'effort que nous faisions, nous étions perçus comme différents. Comme
ceux qui avaient conspiré contre le gouvernement. Ça nous a donné le sentiment
d'être uniques. Reste que dans ces années-là, j'ai été le témoin de la pire
inhumanité. Chacun essayait de prendre avantage sur l'autre pour survivre. Il y
avait cette volonté de contrôler les esprits par la propagande. Même pour
acheter à manger, il fallait réciter un slogan révolutionnaire. Cela n'a pas
seulement bousillé des familles, mais affecté la nation tout entière. Comment
voulez-vous qu'ensuite on puisse croire en son pays ? On voit des espions
partout. On ne peut plus faire confiance aux siens, encore moins à ses copains
de classe, voire à ses propres sentiments.
Comment êtes-vous venu à l'art ?
Petit à petit. Même dans les périodes les plus difficiles, mon
père trouvait la force de nous raconter des histoires de sa vie à Paris. Il
nous parlait d'impressionnisme, de cubisme, des poètes qu'il avait découverts,
comme Rimbaud ou Baudelaire. Mais pour rien au monde, il n'aurait voulu que je
devienne artiste. C'était trop dangereux. Il me rêvait une vie ordinaire
d'ouvrier ou de fermier. Sauf que je voulais fuir la situation politique dans
laquelle se trouvait mon pays. Et le meilleur moyen pour y parvenir, c'était de
se réfugier dans l'art. S'absorber dans les formes, les motifs, les couleurs
permet de s'échapper du quotidien. J'ai intégré l'Académie de cinéma de Pékin,
mais l'enseignement – bien trop académique – qui y était dispensé ne me
convenait pas. Et je ne voulais plus rester en Chine. Trop de gens avaient été
arrêtés et condamnés. Alors j'ai profité du départ de ma petite amie pour
Philadelphie afin de l'accompagner et m'établir ensuite à New York. Etudiant à
la Parsons School of design, je me suis intéressé à Marcel Duchamp. Pour lui,
ce n'est pas la beauté d'une œuvre qui compte mais l'idée qui la sous-tend. Son
concept. En cela, Duchamp est mon mentor.
Lorsque vous vous embarquez pour l'Amérique, vous quittez un
pays où l'individu est nié pour La Mecque de l'individualisme. Comment
l'avez-vous vécu ?
En Chine, chaque phrase prononcée en dehors du groupe est examinée
à la loupe. L'individualisme met en danger ceux qui le pratiquent. Aux
Etats-Unis, j'ai découvert un autre combat. Tout aussi violent. Comme beaucoup
d'artistes, j'habitais le Village. Il s'y passait alors quelque chose
d'extraordinaire avec l'émergence du street art, des graffitis, et
l'ouverture de galeries dans le quartier. Mais c'était aussi une jungle dans
laquelle il fallait survivre. L'individualisme y était encouragé à l'extrême.
Pour un artiste, cela implique d'être impérativement reconnu par le monde de
l'art. C'était, pour moi, une pression trop forte. En fait, tout cela n'a fait
qu'exacerber mon besoin d'indépendance. Par contre, je me reconnais totalement
en Sartre lorsqu'il affirme, dans L'existentialisme est un humanisme,
l'absolue liberté de l'homme.
Vous revenez à Pékin au chevet de votre père en 1993. A quoi
ressemblait la scène artistique locale ?
Elle était inexistante. Oui, il y avait des œuvres dans la
mouvance de ce qu'on a appelé la peinture pop politique chinoise. Mais c'était
clairement réalisé pour plaire aux voyageurs occidentaux. Il n'y avait dans ces
toiles, parfois charmantes, aucun contenu. C'en était risible. Comme je
m'ennuyais à mourir, j'ai pensé demander à des artistes d'avant-garde comme Xu
Bing et Zeng Xiaojun d'écrire ce qu'ils avaient en tête, de mettre à plat leurs
concepts. J'ai recueilli l'ensemble et j'en ai fait un livre, de manière à
véhiculer leurs idées. Plus tard, en 1997, nous avons inauguré le premier
centre d'art contemporain, le China Art Archive and warehouse (CAAW), pour
montrer comment les œuvres devraient être exposées. Il faut savoir qu'il n'y
avait pas de galeries en Chine avant. En 2000, à Shanghai, nous avons loué un
entrepôt et présenté une exposition baptisée « Fuck off » en parallèle de la
biennale qui s'y tenait.
Comment les autorités ont-elles réagi ?
Nous n'aurions jamais pu faire « Fuck off » à Pékin. Comme il n'y
avait aucune activité culturelle à Shanghai, les autorités n'y ont vu que du
feu, même si elles ont fermé les portes de l'exposition quelques jours après le
vernissage. Pour ce qui est de la biennale, en l'autorisant le gouvernement
envoyait un signal très clair : pour appartenir aux sociétés modernes, il faut
parler le même langage ou au moins faire semblant de le comprendre. Ils ont
essayé de répondre aux goûts des Occidentaux, ont invité des commissaires
d'expositions venus de l'étranger. Mais l'art qui est sorti de tout cela manque
de courage et ne véhicule aucune idée.
Le stade olympique de Pékin. Photo : Weiwei.
Qu'est-ce qui vous a amené à l'architecture ?
En 2000, la Chine a commencé à faire venir des architectes
étrangers. En arrivant, ils voulaient voir ce qui avait déjà été fait
localement. Moi, j'avais déjà construit mon propre atelier. Ça m'a encouragé à
faire plus de bâtiments, une soixantaine en six, sept ans. Et puis j'ai eu la
chance de travailler avec Herzog et de Meuron sur le stade olympique aussi
appelé « le Nid d'oiseau ». Nous l'avons conçu ensemble, même s'ils ont fait
l'essentiel. Moi j'ai pris beaucoup de photos [dont certaines exposées à Paris,
ndlr]. En 2007, un an avant le début des jeux Olympiques, j'ai réalisé que le
show qui se préparait n'était rien d'autre que de la propagande dans le plus
pur style communiste. J'ai donc refusé de participer à cette mascarade.
Vos réalisations architecturales de briques grises, conçues
autour d'une cour dans l'ancien village de Caochangdi, au nord-est de Pékin,
sont-elles une réponse à ces constructions modernes qui peuplent désormais la
Chine ?
Il y a une continuité dans l'architecture occidentale depuis la
Renaissance. En Chine, cette continuité a été saignée par la révolution.
Depuis, nous haïssons le passé. Il n'a, à nos yeux, aucune valeur. Alors on le
détruit. C'est dommage mais c'est comme ça. Et c'est ainsi qu'on se retrouve
avec ces immeubles sans âme, sans joie, sans vie qui massacrent la terre et
l'environnement.
Vous semblez utiliser le blog et Twitter de la même manière que
votre appareil photo à New York, pour enregistrer votre quotidien.
Lorsque le portail Sina m'a proposé de tenir un blog en 2005,
l'idée m'a immédiatement séduit. C'était enfin pour moi une chance d'écrire.
D'ailleurs, les deux premières phrases que j'ai postées sont les suivantes : «
On ne s'exprime pas sans raison. Mais l'expression est une raison en soi. »
En mai 2008, le portail Sina m'a lui-même demandé de ne pas écrire sur
l'anniversaire de Tian'anmen, le 4 juin. J'ai répondu que je n'avais rien prévu
de particulier ce jour-là, mais que je ne pouvais faire cette promesse. Le 28
mai, mon blog était fermé. Alors je suis passé à Twitter. C'est court, plus
limité, mais interactif. Et en chinois, avec cent quarante signes, on peut
pratiquement écrire une nouvelle !
Vous avez donné le titre de Conte de fées à votre
installation de la Documenta de Kassel, en Allemagne, en 2007. Comment l'idée
de ce travail a-t-elle émergé ?
Je ne voulais pas présenter quelque chose de conventionnel comme
un tableau ou une sculpture, mais me lancer dans un projet inédit. J'avais eu
l'idée d'un livre sur la Chine en 2005. Mais le pays change si vite que cet
ouvrage aurait rapidement été daté. Je me suis dit que je pouvais utiliser mes
recherches pour brosser un portrait du pays à un instant T. Et c'est comme ça
que je me suis retrouvé à chercher mille et un Chinoises et Chinois, venus de
toutes les classes sociales et de tout le pays, que j'ai par ailleurs pris
individuellement en photo. Il a fallu aider chacun à obtenir un passeport, ce
qui n'est pas chose facile en Chine ; c'était ça, déjà, leur conte de fées…
Puis un visa pour l'Allemagne. Et ils sont tous partis à Kassel ! Voilà mon
œuvre : une installation vivante. C'est grâce à Internet que j'ai pu réaliser
ce Conte de fées. Par la suite, j'y ai mené d'autres investigations…
Sur le tremblement de terre du Sichuan, en 2008, par exemple ?
Oui, et le gouvernement n'a pas supporté que j'enquête là-dessus.
En guise de représailles, il a fait détruire un centre d'art et de culture qui
m'avait été commandé à Shanghai. J'ai été tabassé une première fois et j'ai
failli y perdre la vie. Puis j'ai été arrêté. C'est dingue qu'un État aussi
fort puisse se sentir déstabilisé par un geste aussi simple qu'un clic de
souris.
Source Télérama propos recueillis
par Yasmine Youssi
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