dimanche 5 février 2012

Billets-Rencontre avec Karin Viard

Photo : Patrick Swirc pour Télérama

Rencontre avec Karin Viard

A l'écran ou sur les planches, elle irradie, menant sa carrière tambour battant. L'actrice dans sa tour d'ivoire, très peu pour elle : Karin Viard est franche et frondeuse. La preuve...
Karin Viard a fait coup double : le rôle, « à l'italienne », d'une ouvrière chômeuse, soudain amoureuse d'un capitaliste qu'elle devrait détester (Ma part du gâteau, de Cédric Klapisch) et une femme flic, très grande gueule, chargée de protéger les mineurs (Polisse, de Maïwenn).
Karin Viard. Drôle. Energique. Capable de mener tambour battant des comédies presque aussi réussies que les « belles américaines » de jadis (La Nouvelle Eve, de Catherine Corsini). Et d'émouvoir sans emphase dans des rôles dramatiques où elle frôle l'épure (Haut les coeurs !, de Sólveig Anspach, qui lui vaut un césar).
Elle sera une tornade au Théâtre Marigny, dans Lucide, l'étrange pièce de l'Argentin Rafael Spregelburd. Elle est, dès cette semaine, retenue, presque inquiétante, dans le premier film de Pierre Pinaud, Parlez-moi de vous.
Qu'est-ce qui vous a plu, dans la pièce ?
Qu'elle soit à la fois du soap opera, du drame et de la farce. Ce que je déteste, au théâtre, c'est qu'on s'y rende comme on va à la messe, pétrifié par le respect. La pièce ressemble à une vaste blague : le texte, primordial, mais pas très important, cache, sans cesse, un arrière-fond poignant, sourd, sombre. Toutes les trois secondes, il faut changer d'humeur, d'univers : j'ai l'impression de recevoir sans cesse des coups d'éperon pour me faire avancer...
L'inverse, en somme, de votre personnage dans Parlez-moi de vous...
Elle, c'est une handicapée qui ne tient debout que parce qu'elle noue, avec les autres, grâce à la radio, un lien qui, paradoxalement, l'empêche de vivre. Soudain, elle part à la recherche de cette mère qui l'a abandonnée. J'ai beaucoup joué les fifilles à problèmes avec papa, frérot. Comme je n'ai plus l'âge de jouer les gamines plaintives, j'ai tenu à insuffler de la violence dans certaines séquences. Ce qui nous importait à Pierre Pinaud et à moi, c'est d'éviter le cotonneux. Je déteste le pathos !
Le film insiste sur la rencontre de deux classes sociales...
Oui, une femme chic et aseptisée face à des gens qui vivent sans aucun filtre protecteur. Je crois beaucoup aux rapports de classe. On fait semblant de croire qu'ils n'existent plus : on nivelle, on aseptise, de nos jours. Moi, je viens d'un milieu où l'on sait qu'existent encore le mépris des possédants et la solidarité des défavorisés. J'ai appris ça il y a longtemps.

Dans son dernier film "Parlez-moi de vous", de Pierre Pinaud. Photo : Estrella Production

Comment était la petite Karin Viard ?
Très drôle, parce que très triste, si je me souviens bien. Très bonne élève, adorée par les profs, mais pas du tout cadrée. Excessive. J'explosais, je sortais, je riais trop !... La situation n'était pas facile, en fait...
Pourquoi ?
Parce que mes parents, avec qui j'avais vécu à Oran jusqu'à 4 ans, ont divorcé. Ils sont partis vivre ce qu'ils devaient. Ma sœur et moi, on s'est retrouvées chez mes grands-parents maternels. A Rouen. En province...
Vous n'aimiez pas ?
La province ? Ah non ! Et je n'y retournerai jamais. On y est prisonnier. Enkysté dans des certitudes. Survivre dans l'anonymat de Paris est tellement dur qu'on est forcé de bouger sans cesse. De s'adapter de jour en jour. En province, tout est réglé. On connaît tout le monde depuis toujours. Même les jeunes ont des discours de vieux : « Ah, je vous connais bien, vous êtes une amie de ma mère ! » L'horreur !
Mais il y avait votre grand-mère...
C'est elle qui m'a montré la voie. Elle a 102 ans, aujourd'hui... Elle n'a jamais été conventionnelle, et surtout pas convenable. Libre, à chaque instant de sa vie. Très drôle et un peu teigne ! Si je n'avais pas vécu à son contact, je n'aurais pas su reconnaître les imbéciles et les hypocrites. Ceux qui craignent le ridicule au nom leur dignité. Les bien-pensants craintifs qui croient qu'« il faut être gentil dans la vie »...
Elle ne vous a pas empêchée de devenir comédienne ?
Qu'est-ce que vous croyez : la question ne se posait même pas ! A 12 ans, j'étais sûre que j'allais être comédienne, je le devais, il le fallait, c'était ça ou mourir... Prête à tout, j'étais, pour ne pas mener la vie des autres. Et pour être autre chose que moi.
Pour dire vrai, je n'aimais pas tellement les actrices : ou elles étaient moches, donc méchantes, ou elles étaient belles, donc aseptisées. Les acteurs avaient un spectre bien plus large. J'adorais Spencer Tracy ! Dès qu'il y avait un film avec lui à la télé, je pleurais auprès de mes grands-parents pour qu'ils me laissent le voir. C'était dingue : il était capable d'interpréter les prêtres et les voyous. Je voulais être Spencer Tracy.
Pas James Dean ou Gérard Philipe ?
J'avais conscience de mon physique, tout de même ! J'avais du charme, du chien, j'avais confiance en moi, mais pas au point de m'imaginer en Alain Delon. Mais Bourvil, oui ! Il jouait si intelligemment les idiots dans ses comédies, un peu nul, et soudain si inquiétant dans Le Cercle rouge...
Et puis vous prenez des cours de théâtre à Paris ?...
J'étais Bécassine, à l'époque. Encore du foin dans les chaussures ! Je me revois complexée, mais frondeuse. Vraie, en fait. Authentique. J'en rencontre encore, des gamines comme j'étais, et je les regarde avec attendrissement : c'est tellement bien de n'être ni repu ni blasé. Seulement, comme je m'étais pratiquement élevée moi-même, j'étais une boule d'énergie qui fonçait sans réfléchir. Qu'est-ce que j'ai pu faire comme gaffes !...
D'ailleurs, il paraît que vous êtes restée très gaffeuse...
Ça, quand il y en a une à faire, je ne la rate pas ! J'ai même offert des souliers à un cul-de-jatte, rendez-vous compte... Tout récemment encore, je rencontre une monteuse que je ne reconnais jamais. Pour m'en excuser, je lui lance : « Ah, pour t'ignorer ainsi, je dois être amoureuse de ton mec, ce n'est pas possible ! » Et elle de me répondre : « Eh bien, tu ne serais pas la seule. Il vient justement de me quitter pour une actrice de ton âge... » Qu'est-ce qui a pu me passer par la tête pour sortir une bêtise pareille ?... Ce doit être mon côté sorcière : je devine le trouble des gens et paf ! je dis exactement ce qu'il ne faut pas...
Vu votre fantaisie, on vous catalogue très vite, notamment dans Tatie Danielle ou Delicatessen, parmi les « pulpeuses rigolotes »...
Ça me plaisait de jouer les bulldozers à la Katharine Hepburn. Mais - n'y voyez vraiment aucune prétention - je savais pouvoir me mesurer avec des rôles plus complexes. C'est alors, en 1994, que Michel Spinosa m'a offert le rôle de la fille exaspérante et désespérée d'Emmène-moi. En même temps, Bernard Verley, le producteur de La Nage indienne, convainc Xavier Durringer, qui doutait, de me confier le rôle principal. Tout part de là...
Depuis, on dirait que vous n'avez jamais eu de temps mort. De passage à vide.
Oh si ! Il y a quelques années, j'ai accepté des films, comment dire... « qualité France ». Pas vraiment mauvais, rien que passables, qui n'intéressaient personne. Des rôles principaux où je me suis trouvée mauvaise. Pire, insignifiante. Je me suis réveillée : « Toi, t'es sur une voie de garage. Tu choisis mal. » J'ai décidé de ne plus tourner qu'avec de bons cinéastes, même s'ils ne me proposaient que de petits rôles. Et j'ai atterri dans Potiche, de François Ozon. Et dans Paris, de Cédric Klapisch.
Très court rôle et très détestable : une boulangère raciste...
Une abomination. Mais quel plaisir d'interprète ! Je l'ai toujours dit : plutôt que Cendrillon, je préfère jouer son affreuse belle-mère ou ses ignobles demi-sœurs. Les salauds ont des possibilités comiques et dramatiques inépuisables : c'est passionnant de dévoiler ce qu'ils cachent de frustrations, de doutes, de souffrances. Plus on va loin dans leur folie furieuse, plus on a de chances d'approcher l'universel.
Mais c'est risqué de jouer des ordures...
Ce qui tue un acteur, c'est l'idée qu'il se fait de lui-même. Faut pas avoir peur du grotesque. Faut pas trop se regarder... Quand je vois des confrères refuser des projets « parce que ce n'est pas ce qu'attend mon public », je rigole...
Et à un comédien qui dit « J'ai pris des risques en tournant ce film », vous répondez quoi ?
Qu'il est grotesque. Il a mis une moustache, c'est ça son risque ? D'accord, il arrive qu'un comédien soit amené à fouiller dans des zones troubles de sa psyché ou de son inconscient. Mais ça me paraît normal. Rien qu'un peu d'audace et de courage.
Quand j'ai joué une cancéreuse, dans Haut les cœurs !, de Sólveig Anspach, j'ai passé des semaines à Villejuif, entourée de malades qui faisaient de la figuration. Notamment une gamine qui souffrait d'un cancer des os. Un jour, on est venu me demander si ça ne me dérangeait pas d'avancer le tournage d'une scène, parce que cette petite allait entrer dans une chambre stérile dont nul ne savait si elle allait revenir ou non. Voilà : moi, l'actrice, j'avançais le tournage d'une scène, alors qu'elle, elle risquait sa vie... Le regard de cette petite, je ne l'oublierai jamais.
Pour Ma part du gâteau, de Cédric Klapisch, je me suis retrouvée à Dunkerque avec des gens surprenants, tous dans la mouise, qui m'ont accueillie chez eux. Chaque jour, je lisais dans leurs yeux la fierté, les regrets, les envies, le rêve de lutter encore. C'est leur vie que j'ai essayé d'exprimer grâce à mon personnage.
Vous tournez dans des films militants, engagés, comme Ma part du gâteau ou Les Invités de mon père, d'Anne Le Ny. Etes-vous devenue l'actrice « politiquement correcte » du cinéma français ? L'Annie Girardot des années 2000, en quelque sorte ?
Ben, je ne vais tout de même pas accepter des daubes pour éviter de faire du social ! Et que le cinéma français reflète depuis quelque temps - enfin - la vraie vie des gens, ce n'est pas pour me déplaire. Mais peut-être faudrait-il la peindre avec plus de subtilité. Et de force...
Le cinéma français est-il sage ?
Calibré. Il n'y a guère de place pour des cinéastes râpeux comme Michael Haneke. Dans la vie, j'aime les gens dingues et insolents. Bien sûr que, dans les scénarios qu'on me propose, j'aimerais en dénicher un bien tordu, bien irrévérencieux. Mais Marco Ferreri n'existe plus et, d'ailleurs, La Grande Bouffe ne marcherait pas, en ces temps de « cocooning » généralisé...
Mais vous êtes une actrice populaire. Ne pourriez-vous pas susciter des projets plus ambigus, plus ambitieux ?
J'ai essayé, un temps, de faire adapter un bouquin, mais il ne plaisait à personne... Non, une actrice - même populaire - n'a aucun pouvoir. Tout coûte trop cher et tout le monde a trop peur.
Quel est le dernier film qui vous a fait vibrer ?
Polisse, de Maïwenn.
Pas possible !
Je vous parle en tant que spectatrice : j'ai été « emmenée » du début à la fin... Quelle énergie elle a, cette fille ! La scène des Roumains, cette horde silencieuse qui entoure les flics : superbe. On est dedans...
Elle dirige, Maïwenn ?...
Elle suscite des émotions. Elle vous dit : « Va plus loin ! » ou « Je n'y crois pas du tout, là ! »... Et d'un coup, juste avant une prise, elle trouve l'idée qui pousse l'acteur. Ou le freine.
Acceptez-vous qu'un réalisateur vous corrige ?
Mais je n'attends que ça. Marina Foïs, ma partenaire dans Polisse, m'a dit : « Je n'ai jamais connu quelqu'un qui ait aussi peu de susceptibilité. » Dans le travail, je n'en ai aucune, c'est vrai... D'ailleurs, l'idée qu'un acteur maîtrise totalement son jeu peut devenir un écueil. Je prépare un rôle, je travaille énormément - toujours mon côté bonne élève ! Sur le plateau, j'arrive texte su au cordeau. Après, avec le réalisateur, on rajoute, on gomme. Le pire, pour moi, c'est de lui poser des questions et de m'apercevoir qu'il ne peut y répondre parce qu'il n'y a même pas pensé...
Ça vous est arrivé ?
Parfois. Sur Les Randonneurs à Saint-Tropez. Le projet était au moins aussi intéressant et déconnant que le premier épisode. Et tout s'est détérioré. Philippe Harel était absent. Les comédiens étaient tous figés, moi la première. Atroce...
Comment pensez-vous être perçue, aujourd'hui ?
Certains doivent me trouver plus aimable : j'ai fait des efforts pour me socialiser un max. Mais, sous mon côté « titi » gouailleur, je dois désarçonner encore. La faute, sans doute, à cette part de la liberté que je revendique même auprès de ma famille.
Un jour, mes filles sont venues me voir. « On a entendu dire que tu allais tourner une scène de sexe et ça nous ennuie beaucoup. » Et je leur ai dit : « Désolée, mais ça ne vous regarde pas. Avoir une mère comédienne procure des avantages, vous le savez, mais aussi des inconvénients, que vous découvrez actuellement. C'est ainsi et pas autrement : quand j'exerce mon métier, je ne suis plus la femme de votre père et pas votre mère non plus. J'ai accepté ce film - il s'agissait des Derniers Jours du monde, des frères Larrieu - pour des raisons qui me regardent, et je le tournerai, que ça vous plaise ou non. Mais je vous fais une promesse : la liberté que je m'accorde sera celle que je vous donnerai quand vous choisirez à votre tour votre avenir. » On n'en a plus jamais reparlé...
Vous tournez des films engagés, mais vous ne vous engagez jamais ?
J'ai des opinions politiques très précises que je garde pour moi. Etre plus ou moins populaire n'autorise pas forcément à s'exprimer, devant les micros et les caméras, sur des sujets qu'on maîtrise mal. Un acteur qui parle politique, pourquoi pas, à condition qu'il en connaisse un rayon. Mais l'entendre - ça arrive souvent - proférer des évidences, du type « C'est dégueulasse, la guerre » ou « C'est ignoble, la pauvreté », ah non ! Non, non et non ! On a tous besoin d'intelligence. Je ne dis pas que je suis con, hein, mais j'ai, comme beaucoup, une intelligence... Ciblée.


Source Pierre Murat (Télérama)

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