Photo : Richard Dumas pour
Télérama.
L'écrivain né en Corrèze, voix majeure de la
littérature française, publie le troisième tome de son “Carnet de notes”.
L'enfance et le temps sont les deux pôles du
territoire littéraire qu'arpente, depuis près de trente ans, Pierre
Bergounioux. Plus de soixante titres, souvent des récits d'essence
autobiographique, sont venus ponctuer cet itinéraire d'écrivain. Des textes qui
puisent à sa propre histoire : celle d'un enfant né au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale à Brive-la-Gaillarde, qui a grandi en Corrèze avant de venir
faire ses études supérieures à Paris, et devenu des décennies plus tard l'une
des quelques voix essentielles du paysage littéraire français. Ecrire et
enseigner : voilà ce qui a occupé l'existence de Pierre Bergounioux. En marge
de quoi ont trouvé place d'autres passions : la sculpture, l'amour de
l'entomologie et des arts africains. Alors que paraît le troisième volume de
son Carnet de notes, rencontre avec un homme érudit et chaleureux, hanté par la
question des origines.
Vous souvenez-vous de l'irruption de la littérature dans votre
vie ?
Pierre Bergounioux. J'ai toujours énormément
lu, dès l'enfance. En même temps, il existait
une règle invariable : les livres que je lisais se rapportaient toujours à des
endroits où je n'avais jamais mis les pieds. Et réciproquement, les lieux qui
m'étaient familiers, l'univers dont j'avais l'expérience sensible, étaient
dépourvus d'écho dans le registre éclatant, prestigieux, sacralisé de la
littérature. Ce qui était notre expérience, notre vie, n'existait qu'une seule
fois, dans les choses elles-mêmes. Tandis qu'inversement il existait au loin
des choses dont on n'avait aucune connaissance pratique, et qui seules,
étrangement, étaient pourvues de cette image resplendissante dont les livres
étaient le miroir. Il me semblait qu'il y avait des mondes qui sécrétaient
naturellement de la littérature. Depuis toujours, les livres, mais aussi la presse,
les magazines, les actualités qu'on voyait au cinéma, tout ce tourbillon
d'images représentait invariablement Paris. Et jamais, au grand jamais, nous
n'avions vu apparaître sur écran le petit monde dont nous étions à la fois les
habitants et les otages. On sentait bien qu'il y avait deux univers : le nôtre,
entouré d'une sorte de malédiction, de relégation inexpliquée, et un autre,
dépositaire de toutes les clartés, de toutes les perspectives, vers quoi il
semblait qu'il serait peut-être bon de se transporter.
Qu'est-ce qui a brisé cette malédiction tant individuelle que
collective ?
P.B. J'ai partagé l'expérience classique de ma génération. Je suis de 1949,
j'appartiens à la vague des baby-boomers. Jamais le peuple français n'a mis en
circulation autant d'enfants qu'en cette année-là : nous étions 930 000. Cet
élan démographique, qui succède à l'inquiétude et aux grands drames qui ont
marqué la période immédiatement précédente, coïncide avec un événement dont on
n'a pas mesuré sur le moment les conséquences, une sorte de révolution
silencieuse : la fin de la petite paysannerie. S'est produite, à ce moment,
assez brusquement, une reconversion de toute une partie de la population
française dans d'autres secteurs d'activité : l'industrie, et surtout le
tertiaire. On ressent alors un besoin de main-d'œuvre qualifiée et,
concrètement, cela veut dire que les gosses qui avaient vocation à arrêter
leurs études à la fin de l'enseignement primaire ont été poussés à aller plus
loin, pour acquérir des capacités plus importantes.
Cela
a été ma chance, et celle de ma génération. Du jour au lendemain, nous avons vu
s'ouvrir devant nos yeux des perspectives physiques et mentales nouvelles.
Physiques d'abord : on va partir, quitter la région. Pour la première fois, on
ne va pas reproduire à l'identique la vie de ceux qui nous précédaient et qui
n'avaient jamais franchi les limites du canton. Perspectives mentales aussi :
on va prendre notre part de cette culture scolaire, savante, lettrée, citadine,
centrale, dominante... dont nous étions, de toute éternité, excommuniés. Voilà
ce qui nous est arrivé.
Mais
la révolution mentale est seconde. Ce qui est premier, c'est ce que les
sociologues appellent les bouleversements morphologiques. La fin d'une classe
sociale. En 1914, il y a 10 000 étudiants en France. En 1945, environ la moitié
de la population française a encore pour horizon le travail paysan. En
1966-1967, lorsque je commence mes études secondaires, nous sommes 600 000 dans
ce cas. Je ne fais jamais qu'illustrer, à mon échelle chétive, un processus
historique dont l'ampleur est prodigieuse. Et qui s'est traduit à l'échelle
individuelle par une sorte de conversion. Il a fallu mourir à celui qu'on
était, à celui que l'endroit où nous avions grandi avait fait de nous, pour
tenter de renaître autre.
Est-ce allé avec un sentiment de trahison sociale ? Une certaine
mélancolie ?
P.B. Cela s'y apparente, même si c'était ambigu. On perdait des choses
auxquelles on était attachés, tout ce à quoi on avait cru. Et on devait
embrasser les vues qui avaient cours au loin, car les nôtres étaient en quelque
sorte dépourvues de toute valeur, toute portée, toute universalité, donc de
signification. Mais en même temps, et peut-être est-ce là ce qui nous a aidés à
franchir le pas, on commençait à recueillir, même si c'était de façon
intermittente et confuse, les échos d'un monde extérieur qui se confondait avec
le futur.
C'est une réflexion que vous avez construite a posteriori…
P.B. Bien sûr. Il fallait que je dispose d'instruments de pensée qui n'étaient
pas disponibles sur place. Pour parodier Pascal, je dirais que tout notre
malheur venait de ce que nous ne disposions pas des outils propres à nous
permettre de nous représenter ce que nous étions. Nous nous sentions comme des
réprouvés, privés de cette existence seconde, magique, que la culture lettrée
confère aux êtres et aux choses. Concrètement : les livres parlent de Paris, la
littérature reflète de mille manières Paris, centre de décision, foyer de la
valeur des choses. Dans les rayonnages de la bibliothèque municipale que je
fréquentais assidûment, durant toute mon enfance et mon adolescence j'ai
cherché, sans le dire, le livre énigmatique qui aurait agi comme un miroir et
dans lequel j'aurais découvert qui nous étions, quelque déplaisante et
humiliante que puisse être l'image de nous-mêmes que j'y aurais trouvée. J'ai
cru, dans un premier temps, que j'avais mal cherché, que ma maladresse m'avait
interdit d'aller vers ce livre. Et il a fallu qu'un certain nombre d'années
supplémentaires s'écoulent avant que je comprenne que le livre en question
était resté dans l'encrier.
Est-ce pour écrire ce livre qui n'existait pas que vous êtes
devenu écrivain ?
P.B. Peut-être bien. Sachant qu'il fallait, à cet effet, effectuer une sorte
de grand détour par les livres « étrangers » qui conditionnaient la composition
de cet ouvrage « indigène ». Il s'agissait de prendre sur soi le point de vue
d'un autre, pour accéder à cette vérité de soi qui nous demeure étrangère aussi
longtemps qu'on ne s'est pas éloigné, qu'on n'a pas porté sur soi-même un
regard distant et dépassionné. Une vérité qui, pour être la nôtre, ne nous en
demeure pas moins dans un premier temps fermée. La seule issue était celle de
l'école républicaine. Il fallait étudier, apprendre, le chemin était là.
Vous êtes aussi devenu enseignant, y a-t-il un rapport ?
P.B. Je n'ai aucun mérite à cela, pour deux raisons. La première est que ma
mère était bachelière en 1940, à une époque où 3 % des jeunes filles seulement
accédaient au bac. Ce petit bout de femme aimante, attentive, éclairée, a été
continuellement penchée sur mon épaule, tout le temps que je suis resté dans ma
petite sous-préfecture. Me communiquant tout ce qu'elle avait pu elle-même
acquérir, après quoi je n'ai plus eu qu'à continuer sur la lancée qu'elle
m'avait imprimée. La deuxième raison est que ma grand-mère paternelle avait
désiré, je ne sais pourquoi, que mon père soit professeur d'espagnol. Mais la
guerre est survenue, ça ne s'est pas fait, et tout cela m'est tombé sur la
tête, accru du poids de deux générations. Je n'avais aucune chance de ne pas
devenir enseignant. C'était écrit à l'encre sympathique dans le grand registre
noir de mon imagination : un jour, tu seras prof – et je le suis devenu.
Photo : Richard Dumas pour Télérama.
Nous n'y sommes donc pas pour grand-chose, dans ce qui nous
arrive ?
P.B. Très peu. Nous sommes le jouet des circonstances plus que les maîtres. Il
me semble que l'essentiel était dit avant même que je ne voie le jour. A la
fois dans les grandes lignes – en l'occurrence, cette « fin des terroirs » ainsi que l'a définie l'historien américain Eugen
Weber – et de façon plus individuelle. Un caractère de fatalité s'attache à une
origine sociale et géographique. La géographie, c'est une histoire. Le fait de
voir le jour sur la bordure occidentale du Massif central, dans une région de
terres mauvaises et de faibles ressources, a un certain nombre de conséquences.
Jamais les personnes que je côtoyais là durant mon enfance n'ont soupçonné la
puissance libératrice de la culture lettrée.
Vous avez longuement étudié : la littérature, la philosophie,
l'art, l'histoire, la sociologie, mille autres savoirs… Ecrire avec toutes ces
connaissances et cette conscience du passé, n'est-ce pas parfois lourd, voire
décourageant ?
P.B. C'est la question de toute une vie pour moi. La connaissance, que nous ne
pouvons pas ne pas prendre, de ceux qui se sont mêlés avant nous d'établir le
sens du monde, n'est-elle pas mortelle ? Pour ne rien vous cacher, lorsque je
lis, d'Homère à Faulkner, et avec eux tous les auteurs qui au fil des siècles
ont fait avancer la conscience humaine contre les forces de l'ignorance et de
l'obscurité, j'ai du mal à ne pas réprimer un sanglot. Je me sens littéralement
écrasé. Mais je me rappelle simplement ce fait : nous sommes les vivants. Ils
ont eu leur jour, ils en ont livré le sens avec une intelligence, une
sensibilité à quoi il semblerait que rien ni personne ne puisse plus atteindre.
En ce sens, mes initiatives sont misérables, d'oser prendre encore la plume.
Mais d'un autre côté, pour les adeptes de la culture rationnelle que nous
sommes depuis la Renaissance, le monde reste une énigme. Il est neuf chaque
jour, et il nous appartient de le déchiffrer. C'est notre affaire, à nous les
vivants, d'interroger ce mystère. Et même si nous échouons finalement, au moins
aurons-nous livré bataille. Nous nous serons efforcés de percer l'énigme à quoi
le monde et nos vies s'apparentent. On aura l'éternité pour se reposer de nos
peines.
L'insatiable soif de connaître ce qui s'est écrit et pensé avant
vous n'entraîne-t-elle pas une dévoration du temps ?
P.B. J'ai essayé de trouver un compromis acceptable entre ces deux exigences,
écrire et lire, chacune revêtue d'un caractère d'absolue nécessité. Si on ne
lit pas, si on n'essaie pas de prendre la mesure du point qu'ont atteint ceux
qui nous ont devancés et qui conditionnent l'invention présente, on s'expose à
refaire ce qui a d'ores et déjà été fait, et sera, à ce titre, frappé de
nullité. Quiconque ignore l'histoire de la partie qui est sienne s'expose à des
candeurs qui ne pardonnent pas. Les innocents n'ont jamais les mains pleines.
Il est indispensable de savoir ce qui a été accompli pour trouver son propre
style. Le style qui est une manière de voir, d'être, de ressentir, de dire,
mais rarement une manière d'écrire. Le style n'est pas un artifice, une sorte
d'excipient formel qu'on ajouterait à un contenu.
La
littérature a à voir directement avec la vie. Si elle se ramène à des jeux
d'alexandrins, elle n'en vaut pas la peine. Le fait de voir une chose pour ce
qu'elle est change la chose, change le monde, et nous change. Ce qui nous
accablait, nous aliénait, perd son pouvoir. Le monde n'est ce qu'il est que
parce qu'il inclut l'idée qu'on se fait de lui. Il vaut parce qu'il y a vous,
parce qu'il y a moi.
Ecrire, c'est entrer dans un processus d'élucidation, donc de
libération ?
P.B. J'ai toujours fait le plus grand cas de ce que la littérature pouvait
offrir d'éclaircissement sur le mystère de nos vies. J'ai déploré enfant que
nul adulte ne puisse répondre à mes questions, que nul livre ne rende compte de
l'expérience foncière et originelle qui était la mienne. Lorsque l'heure a été
venue, le gosse de 6, 12, 15 ans que j'avais été m'a tiré par le coude et m'a
dit : tu as vieilli, les temps sont accomplis, il te faut faire droit à la
requête que j'ai présentée aux adultes d'alors qui n'ont pas su me répondre. Tu
es devenu un vieil homme, c'est à toi de me livrer cette explication dont je
ressens toujours l'extrême besoin. Tu vas gagner ta table de travail, prendre
du papier et un crayon, et me fournir enfin la réponse aux questions que je
pose. Jusqu'à la quarantaine, à ce point absorbé par les études savantes, je
n'avais pas eu une pensée pour les grands mystères de l'enfance et de
l'adolescence, que j'avais en quelque sorte passés par profits et pertes. A 40
ans, je me suis dit qu'il était temps d'y revenir, de m'en retourner vers ce
monde étrange que j'avais habité, pour essayer de le clarifier.
Tout
cela est lié à notre culture rationnelle : nous ne pouvons pas nous contenter
du monde tel qu'il est. Outre les choses, il nous faut l'explication des
choses. Si nous étions d'une autre culture, animistes par exemple, nous aurions
un rapport immédiat avec ce qui n'est pas nous. La culture rationnelle dont
nous sommes pétris a pour effet que nous exigeons des choses qu'elles nous
livrent leur essence, au-delà des apparences.
Tenir minutieusement ces carnets, qui rendent compte au jour le
jour de votre quotidien, est-ce une autre manière de lier l'écriture et la vie
?
P.B. Là encore, je suis le fils
de mes parents. Mon père a pris le parti, lorsque nous sommes nés mon frère et
moi, de tenir des cahiers dans lesquels figuraient les événements menus qui
émaillaient notre existence. Je me suis borné à poursuivre quelque chose qui
avait débuté dès avant que je sois. Ce souci, qui m'a pris vers la trentaine,
s'inscrivait dans cette habitude qui m'avait préexistée. Simplement, je pouvais
introduire dans ce livre de raison des attendus auxquels mes parents n'avaient
pas forcément accès, parce qu'ils n'avaient pas bénéficié d'une éducation
prolongée, contrairement à moi qui n'ai rien fait d'autre qu'étudier jusqu'à
mes 25 ans.
Consigner ainsi le quotidien, c'est aussi sauver les choses, les
êtres de la disparition ?
P.B. C'est vouloir follement conserver la mémoire d'un certain nombre de faits
qui, de prime abord, semblent peu importants. Il eût été plus simple et
reposant de s'abstenir. Mais ce qui peut m'inciter à tenir ces carnets est que
je me défie de celui que je suis aujourd'hui, et que je crédite celui que je
serai demain d'un discernement supérieur. Je postule que, peut-être, celui que
je serai demain trouvera profit à reconsidérer ce qui a en partie échappé à
celui que je suis aujourd'hui. Et accédera, par ce moyen, à une compréhension
plus exacte, plus précise de cette étrange affaire que c'est de vivre.
Propos recueillis par Nathalie Crom (Télérama)
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