Salvador Dalí
C'est en Catalogne, entre Figueres, Portlligat
et Púbol, que l'artiste a construit son mythe. Un “Dalíland” comme il en
rêvait.
Autoportrait au cou de Raphael
, vers 1921
(huile sur toile - 40,5 x 53 cm) Fundacio
Gala-Salvador Dali, Figueres. © Salvador Dali, Fundacio Gala-Salvador
Dali / Adagp, Figueres, Paris, 2012
Le centre
du monde n'est plus ce qu'il était ! Salvador Dalí (1904-1989) avait jeté son
dévolu sur la gare de Perpignan, décrétée nombril de l'univers, car il y
transitait chaque été et, surtout, y expédiait ses œuvres à destination de sa
clientèle internationale. En nomade fortuné, l'artiste avait pris l'habitude de
passer l'hiver dans les palaces de Paris et de New York, puis revenait aux
beaux jours dans sa région natale. Avec l'arrivée du TGV en gare de Figueres –
mettant Paris à moins de cinq heures trente de la cité catalane –, le sens de
gravitation de sa géographie personnelle se voit aujourd'hui quelque peu
perturbé, ce qui n'aurait peut-être pas été pour lui déplaire.
A peine le
temps de rêvasser que l'on est déjà
arrivé au cœur du biotope dalínien, un creuset originel sans lequel rien ne
saurait exister. Impossible de comprendre la personnalité de l'extravagant
Espagnol, ni de décrypter son iconographie extraordinaire sans en connaître la
source : cette région de l'Empordan, située à quelques kilomètres de la
frontière française. Une terre âpre et ocre, réputée pour le caractère
tempétueux de ses habitants, dont la tramontane, qui y souffle la moitié de
l'année, ne serait pas étrangère à leurs bourrasques intérieures. Vent de folie
auquel Dalí ajoutait, grand seigneur, un arbre généalogique aux lointaines
ascendances arabes et grecques, pointe de fanatisme et goût de l'homérique où
enraciner tous les mythes.
Dans les
faits, Salvador Domingo Felipe Jacinto Dalí i Domènech est né le 11 mai 1904 à
Figueres, dans une famille de notables prospères – son père était notaire. Les
ramblas carrelées de neuf de la petite ville bourgeoise, bastion républicain
pilonné pendant la guerre civile par l'aviation italienne, ont aujourd'hui
perdu de leur charme. Mais il subsiste entre les banques et les magasins
d'espadrilles plusieurs immeubles aux façades modern style, devant lesquels le
jeune Dalí passait chaque jour. A deux pas de sa maison natale, un hôtel
particulier est orné de gargouilles de céramique en forme de sauterelle,
insecte qui révulsait tant l'enfant que, lorsque l'un de ses camarades lui en
glissa une dans la chemise, il sauta d'un seul coup par la fenêtre de
l'appartement familial, situé au premier étage. L'étrange créature aux yeux
immobiles vampirise toute sa peinture, comme dans Le
Grand Masturbateur (1929), où un spécimen géant s'agrippe au rocher à
tête humaine que l'on devine être le jeune Salvador en personne.
Le Grand Masturbateur, 1929
(huile sur toile - 110 x 150 cm).
Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia ©
Salvador Dali, Fundacio, Gala-Salvador Dali / Adagp, Paris 2012
A
Figueres, Dalí venait régler ses affaires et
avait ses habitudes à l'hôtel Durán. Le propriétaire ne tarit pas d'histoires
sur son mémorable client, fournissant même une photocopie des meilleures
anecdotes. C'est ici que Dalí tenait, dans les années 1970, les réunions de
chantier de son musée, son « oeuvre d'art total » imaginée par lui dans les
ruines de l'ancien théâtre municipal, incendié durant la guerre. Inauguré en
1974, le Théâtre-Musée ne désemplit pas. C'est l'établissement culturel le plus
visité de la région, constituant le sommet de ce que tout le monde appelle ici
le « triangle dalínien », un concept touristico-patrimonial qui regroupe les
trois musées consacrés au surréaliste en Catalogne.
Sur la
carte, le triangle relie d'est en ouest la ville de Figueres au petit port de
Portlligat, où le peintre avait sa maison, et, plus au sud, au village de
Púbol, où il avait acheté un château à son épouse, Gala. Rénovées, les deux
demeures ont été ouvertes il y a une quinzaine d'années à la visite. Succès :
il faut s'inscrire à l'avance pour avoir une chance de les visiter. Aussi
magnétique que celui des Bermudes, le « triangle dalínien » attire plus de 1
400 000 visiteurs par an, dont 920 000 pour le seul Théâtre-Musée de Figueres,
soit l'équivalent de la fréquentation du musée Guggenheim de Bilbao ! En plein
marasme économique, cette manne fait de la Fondation Gala-Salvador Dalí, en
charge des biens et des droits moraux et artistiques de l'artiste, légués à
l'Etat espagnol à sa mort, une affaire rentable. «
Tout ce que je touche se transforme en or », se vantait le génial
Catalan.
« Je ne suis chez moi
qu'ici, partout ailleurs je ne suis que de passage. » En 1930, chassé par son père, qui désapprouve sa liaison
avec Gala, de dix ans son aînée, Dalí achète une cabane de pêcheur à
Portlligat, de l'autre côté de la colline qui surplombe Cadaqués. Il a passé
toute son enfance dans ce port, d'où son père était originaire. C'est à
Cadaqués, amphithéâtre chauffé à blanc sur une côte déchiquetée, que Lorca et
Buñuel, ses camarades d'université de Madrid, le rejoignent en vacances. A
Cadaqués qu'il rencontre à l'été 1929 Gala, femme de Paul Eluard, dépêchée par André
Breton depuis Paris pour le convaincre d'intégrer le groupe surréaliste. Coup
de foudre : l'histoire de Salvador se mélange à celle de Gala, double et muse,
manager et démiurge, artiste sans œuvre dont l'art fut de sauver Dalí de sa
propre folie. Leur amour, surréel, courtois et fusionnel, durera
cinquante-trois ans. Portlligat, « port lié » en catalan, est une crique cachée
dans la pointe la plus orientale de l'Espagne. Cadre lunaire, granit râpeux et
eau d'ardoise épaisse comme l'épiderme d'un monstre marin : dans plusieurs
tableaux, Dalí se représente enfant, soulevant la peau de l'eau pour y voir
dormir un chien.
Quand le
couple revient d'Amérique, où il a passé toute la guerre, Dalí agrandit la demeure, fait ajouter une
dizaine de micro-maisons reliées par des escaliers labyrinthiques. On repère de
loin la tour qui surplombe l'ensemble, coiffée d'un œuf géant, telle une
offrande au premier matin du monde. Ambiance amniotique, sensation délicieuse
de pénétrer l'intérieur de la coquille. Le couple passera ici tous ses étés de
1930 à 1970. Dans l'atelier, l'esquisse laissée sur le chevalet et la canne
posée contre la chaise suspendent un instant le temps. Tout est concis, poétique,
parfait comme un haïku, jusqu'à ce qu'il faille ressortir par un passage
dérobé. On débouche sur un jardin décati et une piscine en forme de phallus,
flanquée, entre autres excentricités, d'une cabine téléphonique recyclée et de
panneaux publicitaires décolorés. Sur le tard, Dalí avait transformé son palais
idéal en une arrière-cour de ferrailleur vieillissant.
Dali et Gala dans son appartement de
Paris, photographie de Brassaï,
1932 © DR, Fundacio Gala-Salvador Dali, Figueres, 2012
Dans les
années 1970, Gala ne supporte plus la
foule incessante de badauds massés devant la porte et toute la cour de
parasites dont Dalí s'entoure, la jet-set venant mouiller ses yachts dans la
crique, les beatniks squattant l'oliveraie. Elle se fait offrir son château en
Espagne dans la campagne de Púbol, à 70 kilomètres de là. L'aristocratique muse
passera ses dernières années dans cette bâtisse médiévale, raide et sévère
comme son caractère, mais meurt à Portlligat un soir de juin 1982, et c'est
incognito que son corps est rapatrié au petit matin au château pour y être
inhumé.
« Je veux qu'on s'amuse au musée de Figueres, que les enfants ne s'y ennuient pas comme au Louvre. Je veux faire un
Dalíland ! » avait expliqué le maître à Amanda Lear. Promesse tenue :
plus kitsch, on meurt. En lieu et place de la toiture de l'ancien théâtre
municipal, dans le vestibule où Dalí avait fait sa première exposition, à l'âge
de 14 ans, une coupole géodésique donne à l'ancienne scène un air de
Futuroscope. C'est la planète Mars, le « plus
grand objet surréaliste du monde », précisait son créateur, conçu pour
provoquer chez le visiteur une expérience extrasensorielle plutôt que pour lui
asséner des leçons bien ordonnées. Dalí a pris un soin extrême à dynamiter ces
lieux bourgeois – comme le musée Picasso de Barcelone, soulignait-il avec
malice. Chez lui, le parcours s'effectue par « coq-à-l'âne » analogiques, comme
dans sa peinture, qui agit par successions d'idées, de ressentis et de détails
précis et accolés. Il y en a partout : statues juchées dans les recoins ou
accrochées à la voûte, images géantes à double ou triple sens, tableaux
pixellisés, trompe-l'oeil nécessitant un temps d'adaptation mentale avant que
l'on arrive à les décrypter.
Au cœur du
musée, une « salle du trésor » abrite la collection des œuvres prestigieuses,
paysages néo-impressionnistes ou protocubistes des débuts, portraits classiques
d'une virtuosité chirurgicale, fondement de toute son œuvre, icônes
surréalistes, tel Le Spectre du sex-appeal,
où l'on reconnaît les rocs du cap Creus métamorphosés en monstre féminin
proliférant. Dans les étages, le parcours redouble d'extravagance, plafonds
peints à la Michel-Ange, tableaux pompiers, hologrammes ou installations
loufoques, tel cet éventail-vitrail qui se déplie grâce à une machinerie
lorsqu'on y glisse une pièce de 1 euro. Endroit populaire, hallucinogène, le
musée fonctionne comme la substance en question : on en ressort éberlué,
vaguement écœuré et longtemps hanté par une expérience qui dépasse les bornes,
dans tous les sens du terme. Exactement ce que souhaitait Dalí, qui fut
enterré, conformément à ses dernières volontés, dans la crypte de son
stupéfiant musée. Il repose au sous-sol, dans le brouhaha des visiteurs égarés
et l'incessant sifflement du sèche-mains des W-C.
Source Télérama
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