L’échiquier politique
français glisse-t-il vers la droite ?
Le glissement à droite de
l’échiquier politique français est-il si évident que cela, malgré la montée du
Front National ?
Le glissement général vers la droite
est devenu un thème récurrent, en particulier en France. Il est vrai que la
montée en puissance du Front National modifie le paysage politique. À
l’ancienne bipolarisation droite-gauche se substitueraient trois blocs :
gauche, droite démocratique, Front National. Certains voient même quatre
pôles, en scindant la gauche : gauche étatiste, avec le Front de
gauche, et social-démocratie. Mais le glissement à droite provient
principalement de l’effondrement de l’idéologie marxiste dont se sont inspirés,
souvent de manière très réductrice, socialistes et communistes.
Glissement à droite et aggiornamento doctrinal
L’analyse
du glissement à droite est simple. Il résulterait de l’abandon progressif, sur
plusieurs décennies, du projet politique de la gauche. La doxa socialiste
traditionnelle a été construite sur l’accroissement du rôle de l’État dans le
domaine économique. Les nationalisations de grandes entreprises furent
longtemps inscrites au programme du parti et réalisées pour la dernière fois en
1981-82, lors de l’accession au pouvoir de François Mitterrand. Mais la réalité
économique se pliant mal aux idéologies, il a fallu privatiser certaines
entreprises venant d’être nationalisées. Sous la présidence de Mitterrand, les
gouvernements de gauche eux-mêmes ont dû accepter ce retour au réel et ce
renoncement idéologique. Difficile de reconnaître plus clairement que la
nationalisation constitue une erreur. Le culte de l’entreprise nationalisée
disparaît alors du programme socialiste sous l’impulsion des dirigeants. Mais
il ne disparaît pas du cœur de tous les socialistes. Première rupture.
L’apparition, dans les années 2000, du social-libéralisme au sein du parti socialiste constitue un autre abandon
doctrinal. Tony Blair, au Royaume-Uni, n’hésite pas à déclarer : « La gestion de l’économie n’est ni de
gauche ni de droite. Elle est bonne ou mauvaise… Ce qui compte, c’est ce qui
marche. » Certains socialistes français
ne sont pas insensibles à cette musique, par exemple Manuel Valls. Mais pour
d’autres, beaucoup plus nombreux, il s’agit d’un ralliement à l’idéologie
libérale. Le pragmatisme blairien est analysé comme une capitulation en rase
campagne, un honteux reniement de l’ambition socialiste. Lorsque François
Hollande nomme Manuel Valls Premier ministre, puis Emmanuel Macron ministre de
l’Économie, pour beaucoup de socialistes le camp du mal a pris le pouvoir. Il
ne s’agit plus de mettre en œuvre l’idéologie, mais d’agir pragmatiquement pour
déterminer ce qui marche.
Sur
l’échelle simpliste allant de la gauche socialiste à la droite libérale, il y a
bien glissement à droite.
Ce que le socialisme doit au capitalisme
Mais la
réalité historique profonde est ailleurs. Le socialisme est une doctrine qui ne
fonctionne qu’avec un capitalisme performant. L’idéologie se décline en
argumentaire électoral promettant de multiples avantages payés sur fonds
publics. Il suffit de noyer les promesses dans un verbiage moralisateur et le
tour est joué. Beaucoup de naïfs penseront rallier le camp du bien en se disant
socialistes. Le socialisme a donc bien fonctionné pendant les Trente Glorieuses
(1944-1974) parce que le capitalisme lui offrait sur un plateau d’argent une
croissance économique de plus de 5% par an. Les promesses sociales pouvaient
être financées sans douleur par la société, même si les prélèvements
obligatoires augmentaient. Ils augmentaient moins que le taux de croissance
économique et chacun profitait ainsi de la richesse créée.
Mais le
capitalisme est une machine à produire et à vendre efficacement. Lorsque les
sociétés développées se rigidifient par une réglementation trop dense dans tous
les domaines, et des prélèvements obligatoires démesurés, le capitalisme
s’adapte souplement et trouve de nouvelles opportunités dans les pays
émergents. Les délocalisations d’entreprises ne sont que l’aspect le plus
visible de cette recomposition du paysage économique mondial.
Les
anciennes puissances économiques dominantes souffrent plus ou moins de cette
mondialisation selon leurs capacités d’adaptation à la réalité. La France est
particulièrement rétive. Les idéologues, évidemment, sont outrés. Le
capitalisme a payé leurs promesses électorales pendant des décennies et il va
désormais planter ses graines ailleurs, c’est-à-dire investir. C’est une
trahison ! Mais les idéologues refusent de « glisser à droite ».
Ils persistent à croire, contre toute évidence, qu’ils détiennent la vérité
éternelle. Il est hors de question de s’adapter à la nouvelle réalité mondiale
en abandonnant une vieille doctrine née au XIXème siècle.
Le progrès, au sens politique et moral, ne fait plus
recette
Le
soi-disant glissement à droite de l’opinion publique n’est donc que le refus de
la crispation sur une doctrine dépassée. Crispation de militants politiques et
syndicaux peu nombreux, car les sondages montrent une évolution importante des
citoyens non militants qui ne sont relayés par aucune organisation. On pourrait
tout aussi bien parler d’un glissement à gauche si le baromètre gauche-droite
n’utilisait pas un seul paramètre : le degré d’intervention publique. Sans
avoir besoin d’analyse, les hommes des pays développés sentent que le monde a
profondément changé et qu’une adaptation à la réalité s’impose. S’adapter à
l’avenir qui émerge, au sens de l’histoire, n’est-ce pas être de gauche ?
Le recul des croyances et la valorisation de la raison constituent le
soubassement philosophique des bouleversements du siècle passé.
L’affaiblissement des religions commence au XVIIIème siècle et la mort des
idéologies résulte des dérives totalitaires du XXème siècle. La maîtrise
scientifique et technologique est désormais l’élément essentiel de la
puissance. Mais la science est un pragmatisme, une recherche permanente,
souvent sans résultat, mais conduisant de temps à autre à des progrès
spectaculaires. Les constructions idéologiques ressemblent face à elle à des
enfantillages.
Il
paraît presque ridicule dans un tel contexte de proposer un modèle futur de
société créé de toutes pièces par quelques intellectuels sortant pour
l’occasion de leur tour d’ivoire. Lorsque beaucoup d’hommes ne croient plus ni
aux dieux ni aux prophètes de malheur qui ont conduit aux camps de
concentration communistes et nazis, pourquoi iraient-ils s’amouracher de petits
leaders leur proposant de petits projets de petite politique ? Certes, les
populismes européens actuels correspondent aussi à cette définition. Mais ils
ne sont que l’exploitation de la crédulité des mécontents, des déçus, des
exclus. Marine Le Pen n’a aucune idéologie, aucun projet, seulement une
ambition : la conquête du pouvoir.
Le libéralisme a gagné
La
droitisation du panorama politique n’est donc que la constatation de la mort du
socialisme. Le socialisme est mort parce qu’il a réussi, mais réussi en
composant avec le capitalisme, en utilisant l’efficacité productive de
l’économie de marché pour construire l’État-providence. Il n’est pas
envisageable de revenir aujourd'hui vers le libéralisme économique du début du
XXème siècle et chacun le sait. Il n’est pas envisageable non plus de
poursuivre l’étatisation à marche forcée que nous avons connue depuis une
trentaine d’années et qui n’a abouti qu’à fragiliser nos sociétés par
l’accumulation d’une énorme dette publique. Chacun le sait également.
La
raison impose désormais une gestion efficace de l’existant qui empruntera à la
droite pour l’économique et le social, et à la gauche pour le sociétal. Peu ou
prou, François Hollande a été contraint, sans jamais l’avouer, d’adopter cette
voie dans le courant de son quinquennat. D’où le caractère
« illisible » de sa politique, souvent mentionné dans les médias.
D’où, également, une insurmontable contradiction entre sa majorité
parlementaire et l’adaptation progressive de son action.
Personne ne semble s’en apercevoir, mais le libéralisme a
gagné. Il a phagocyté le socialisme. L’État-providence a été créé sans faire disparaître la liberté
d’entreprendre. Le développement de la propriété publique n’a pas tué la
propriété privée. Le marché coexiste avec des États interventionnistes très
puissants financièrement. Tout se passe comme si le capitalisme, une fois
encore, s’était adapté au développement économique en concluant un gentlemen’s agreement avec l’autre grande puissance : l’État. L’accord
tacite a été mis au point discrètement, sur le long terme, pendant que les
politiciens volubiles s’écharpaient sur la place publique. Rien d’étonnant à
cela. Lorsque les États recyclent 30 à 60% du PIB, ils deviennent des clients
importants que le capitalisme ne saurait négliger. Les liens entre États
démocratiques et capitalisme constituent le compromis historique assurant notre
liberté. Sur le plan culturel et sociétal, d’ailleurs, la liberté remporte
victoire sur victoire car les « bonnes mœurs » ne sont plus définies
juridiquement comme par le passé. Chacun peut choisir son mode de vie et ses
valeurs, de l’intégrisme religieux le plus étriqué au laxisme moral le plus
abrutissant, la majorité adoptant spontanément une voie moyenne et raisonnable.
N’est-ce pas, là aussi, une victoire du libéralisme ?
Les
travaillistes anglais, les démocrates américains, les sociaux-démocrates
allemands ont pris acte de cette réalité fondamentale : la victoire de la
liberté dans tous les domaines. Mais le socialisme français s’en est bien gardé
jusqu’à une date récente. Bien entendu, les idéologues passéistes ne
s’adapteront jamais. Ils disparaîtront ou deviendront des opposants de second
ordre. Mais ceux que l’on qualifie désormais de sociaux-libéraux ont devant eux
un boulevard pour peu qu’ils acceptent les inévitables compromis de
gouvernement. Ils ne sont pas plus à droite, mais simplement beaucoup plus dans
la réalité contemporaine.
Source contrepoints.org
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