Entretien
avec Michel Serres
Propos recueillis par Élisabeth Lévy
En quelques décennies, tout a changé : la
naissance, la mort, le temps, l'espace. Le philosophe rappelle dans
"Petite Poucette" que l'humanité a toujours gagné plus qu'elle n'a
perdu.
- Enfant d'Internet et du téléphone mobile, Petite Poucette - le surnom que vous donnez à la nouvelle génération - vit dans un monde radicalement différent de celui qu'ont connu ses grands-parents. Appartient-elle encore à la famille d'"homo sapiens" ou assistons-nous à la naissance d'un nouvel humain ?
Michel Serres : Nouvel humain, n'exagérons pas ! La mutation en cours
n'est pas tout à fait comparable à celle qui nous a fait passer à la station
debout. Reste que, après l'invention de l'écriture et celle de l'imprimerie, il
s'agit de la troisième rupture anthropologique de l'histoire de la personne
humaine. J'en recense les principaux éléments : croissance démographique,
développement urbain, chute de la part de l'agriculture dans l'activité,
allongement de la durée de la vie, progrès de la médecine. Tout cela a profondément
modifié notre rapport à la naissance et à la mort. Il y a quelques générations,
des époux se juraient fidélité pour une dizaine d'années ; aujourd'hui, quand
mes étudiants se marient, ils ont pour horizon soixante-cinq années de vie
commune !
- C'est peut-être pour cela qu'ils se marient moins... Mais, si vous parlez de la génération SMS et GPS, n'est-ce pas parce que les inventions technologiques des dernières décennies ont constitué le premier facteur de rupture ?
Michel Serres : Bien entendu ! Les nouvelles technologies ont changé
notre perception de l'espace et du temps, rien de moins ! Elles n'ont pas
réduit les distances comme l'avaient fait l'âne ou le jet, elles les ont
supprimées. Dans ma jeunesse, j'ai été marin ; j'étais stationné à Djibouti
quand ma fiancée habitait Bordeaux. Quand ses lettres me parvenaient, elles
répondaient à celles que je lui avais écrites trois ou quatre mois plus tôt,
aussi me semblaient-elles très décalées. Je me demande comment on pouvait avoir
une correspondance amoureuse avant Internet.
- Diderot ne se posait pas cette question quand il écrivait à Sophie Volland. Par ailleurs, ce décalage temporel permettait une distance que l'on peut trouver appréciable. Cela dit, votre diagnostic est difficilement contestable. Ce qui l'est plus, c'est que toutes les nouveautés vous enchantent. N'êtes-vous pas un ravi de la crèche numérique ?
Michel Serres : La formule est un peu sévère ! En revanche, j'admets
volontiers éprouver une méfiance instinctive à l'égard des pessimistes. Je sais
bien que le catastrophisme est vendeur, mais, voyez-vous, j'ai des enfants, des
petits-enfants et des étudiants. Cela explique sans doute que je pratique un
optimisme de combat.
- L'optimisme n'exclut pas la lucidité. Or on dirait que vous vous interdisez tout jugement négatif sur l'époque. Ne voyez-vous que des avantages à la disparition des hiérarchies élève/professeur, lecteur/auteur, patient/médecin ?
Michel Serres : Je ne vais pas me lamenter parce que les relations entre
élèves et professeurs ne sont pas les mêmes qu'il y a quarante ans ! Quand je
pénètre dans un amphi pour faire cours, la plupart des étudiants ont au minimum
consulté Wikipédia sur les questions que je traite.
- Connaît-on un domaine parce qu'on a lu une fiche Wikipédia ?
Michel Serres : Savez-vous qu'il y a un peu moins d'erreurs dans
Wikipédia que dans l'Encyclopædia Universalis ? En tout cas, avant que je
prenne la parole, l'étudiant a déjà acquis un certain nombre d'informations,
aussi ne peut-il pas y avoir présomption d'incompétence. De même, n'importe
quel médecin vous explique les différentes possibilités de traitement, voire
sollicite votre avis ; il y a trente ans, quand je demandais à mon médecin de
m'expliquer ses choix thérapeutiques, la réponse était : "C'est moi le médecin,
laissez-moi faire mon travail !"
- Certes, mais ne cédez-vous pas à l'illusion du monde en réseau dans lequel chacun croit pouvoir être romancier, professeur... ou journaliste ?
Michel Serres : C'est une question décisive. Il suffit de s'intéresser à
la production littéraire ou musicale contemporaine pour savoir que tout le
monde n'est pas Montaigne ou Mozart. Mais, en même temps, votre remarque me
fait penser aux réactions suscitées par l'instauration du suffrage universel :
comme vous, beaucoup de gens s'indignaient que l'on puisse donner une voix
équivalente à un grand professeur et à sa concierge. Or c'est le fondement de
la démocratie.
- Le savoir, la culture peuvent-ils être démocratiques ? N'est-il pas dangereux de laisser croire que tout se vaut ?
Michel Serres : Toute nouveauté suscite deux types de questions, les
unes nouvelles, les autres récurrentes : la vôtre appartient à la seconde
catégorie. Voyant arriver des livres, Leibniz, qui était bibliothécaire à
Hanovre, s'indigne : cette horrible masse de livres, pense-t-il, va tout
égaliser et risque de conduire à la barbarie plutôt qu'à la culture. Que vous
le vouliez ou non, la démocratisation du savoir est une réalité. À 20 ans,
comme j'avais acquis une double culture, en maths et en philo, je suis devenu
épistémologue, ce qui consiste à analyser les méthodes et les résultats des
sciences, et même à les juger. J'ai publié le premier article analysant la
bombe atomique du point de vue de l'éthique des sciences. Nous étions alors une
petite dizaine d'épistémologues dans le monde. Interrogez un passant sur le
nucléaire, les mères porteuses, les OGM, il aura une opinion. Autrement dit :
il y a aujourd'hui sept milliards d'épistémologues. Vous me direz que leurs
opinions sont plus ou moins fondées. Reste que la politique ne peut pas faire
abstraction de cette évolution.
- Sans doute, mais pourquoi faudrait-il s'en réjouir ? Ne rendriez-vous pas un meilleur service à votre Petite Poucette en lui montrant ce qu'elle risque de perdre- en intériorité, en connaissance, en capacité de penser, en bonheur de lecture - dans ce monde de l'accès illimité ?
Michel Serres : Avant l'écriture, la transmission du savoir se faisait
par oral - et les historiens ont le culot de nous dire que l'histoire commence
avec l'écriture. Les gens écoutaient l'aède et étaient capables, des années
après, de restituer ce qu'ils avaient entendu : ils avaient de la mémoire. Tous
les dialogues de Platon commencent comme ça. Après le passage à l'imprimerie,
Montaigne enseigne qu'une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine.
Avec les livres, on n'a plus besoin d'une telle mémoire ; résultat : la mémoire
décline. Bref, des facultés humaines disparaissent et d'autres apparaissent.
L'évolution des techniques d'enregistrement du signe change le cerveau humain,
mais vous ne pouvez pas juger le cerveau né dans un contexte technologique nouveau
avec les critères que vous appliquiez au cerveau né dans le monde ancien. Dans
ces conditions, cela n'a aucun sens de se désoler parce que les jeunes ne
lisent plus ou qu'ils n'ont pas de mémoire. Et, si vous tenez vraiment à vous
désoler, vous devez aussi vous réjouir parce que les gosses illettrés de
Calcutta apprennent à lire tout seuls quand on leur donne un vieil ordinateur.
- Vous refusez d'envisager que l'humanité puisse être perdante ?
Michel Serres : Pas du tout ! Je crois que la perte est féconde. Mon ami
le grand préhistorien Leroi-Gourhan s'est intéressé à cette question. Il
expliquait que, lorsque nous nous sommes mis debout, les deux membres
antérieurs ont perdu leur faculté de portage. Mais au passage, disait-il, nous
avons inventé la main, qui peut jouer du piano, caresser et faire mille choses
plus intéressantes que marcher à quatre pattes. En même temps, la bouche a
perdu la capacité de préhension au profit de la main, mais elle a gagné la
parole. Autrement dit, chaque perte est une libération.
- En ce cas, que gagnons-nous en perdant le goût du savoir, l'amour de la lecture ou le respect des grandes œuvres ?
Michel Serres : Cela, nous ne le savons pas ! En revanche, je sais qu'on
n'a pas arrêté de parler parce qu'on a inventé l'écriture, qu'on n'a pas arrêté
de lire en apprenant à imprimer, qu'on n'a pas arrêté d'imprimer en inventant
l'ordinateur. Les avantages des technologies ne s'annulent pas, ils se
cumulent. Je vois bien que le rôle de professeur se transforme, mais je ne sais
pas ce que sera le professeur de demain. De même, les nouvelles technologies
engendreront une nouvelle manière de lire, un nouveau rapport à l'information.
- Finalement, vous croyez au sens de l'histoire. Que, par le passé, des changements considérés comme inquiétants aient engendré des progrès signifie-t-il qu'aucun changement ne peut engendrer une régression ?
Michel Serres : J'ai déjà connu cette régression : elle venait de l'un
des pays les plus cultivés du monde et il n'y avait ni Internet ni téléphone
portable. Alors, quand un vieux ronchon me dit que "c'était mieux
avant", je lui réponds : "Ah oui ? Cent cinquante millions de morts
!"
- L'homme d'avant était un animal social. Qu'en est-il de Petite Poucette ? À quelle collectivité appartient-elle et comment lui appartient-elle ?
Michel Serres : C'est la question la plus urgente. La naissance d'un
individu d'un nouveau type rend obsolètes les appartenances de jadis. On ne
sait plus comment faire couple, comment faire équipe, comment faire parti
politique. En somme, l'homme a changé. Nous devons maintenant changer la
société.
Repères
1er septembre 1930 Naissance à Agen
1949 Entre à l'École navale
1952 Entre à Normale sup (Ulm)
1955 Agrégation de philosophie
1956-1958 Sert dans la marine nationale
1968 Doctorat ès lettres
1968 Le système
de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF
1969-1995 Professeur d'histoire des sciences à
Paris-I
1969-1977 Hermès
I, II, III et IV, Éditions de Minuit, Paris
Depuis 1984 Professeur à Stanford
1990 Élu à l'Académie française
1995 Éloge de
la philosophie en langue française, Fayard
2001 Hominescence,
Le Pommier
2003 L'incandescent,
Le Pommier
2009 Temps des
crises, Le Pommier
Propos recueillis par Élisabeth Lévy (Le Point)
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