S’il vivait encore, Martin Luther King critiquerait Obama
L’homme qui “faisait un rêve” fustigerait
aujourd’hui l’usage des drones et se battrait pour les pauvres. Au point qu’il
ne serait certainement pas invité au cinquantenaire de la Marche pour les
droits civiques, célébré le 28 août en présence du président américain.
J’ai grandi dans un
lotissement de mobile homes au fin fond de l’Indiana et j’étais à peine
adolescent lorsque j’ai commencé à participer aux concours régionaux d’art
oratoire. Je déclamais les célèbres discours de Martin Luther King. Son esprit
venait souffler dans mon âme, les rythmes de sa passion rhétorique étaient pour
moi plus qu’hypnotiques. Au lycée, le discours qui m’a permis de remporter le
plus de récompenses est celui dont nous fêtons le 50e anniversaire le
28 août : “Je fais un rêve.” C’est l’une des harangues les plus
célèbres du XXe siècle.
Mais les
commémorations et les célébrations sont des affaires délicates. Dans le
brouillard de l’histoire, les réalités sociales et politiques sont
reconstruites pour cadrer avec l’air du temps. Il n’y en a pas de meilleur
exemple que les manifestations en l’honneur de la Marche sur Washington
[de 1963].
Si Martin Luther King,
emblème du mouvement pour les droits civiques, vivait aujourd’hui, se
pourrait-il qu’il ne soit même pas invité ? Refuserait-on de lui accorder
la parole en 2013 pour la même raison qui avait poussé le président John
F. Kennedy à ne pas participer à la Marche en 1963 : le risque
élevé d’un retour de manivelle politique ? Kennedy avait choisi de
regarder la Marche à la télévision, dans la sécurité de la Maison-Blanche.
Par une fascinante
double ironie du sort, ce qui permet au président Obama de prendre part si
aisément au cinquantenaire du discours est que Martin Luther King est un martyr
mort. Sinon, comme Kennedy, il aurait peut-être lui aussi été enlisé dans un
dilemme difficile sur l’opportunité de partager la scène avec un homme qui
aurait certainement clamé des vérités désagréables et embarrassantes. Pour le
dire plus simplement, Kennedy n’y est pas allé parce que Martin Luther King y
était. Obama peut y aller parce que Martin Luther King n’y sera pas.
L’histoire nous
apprend que, si le véritable esprit de Martin Luther King s’invitait à la fête,
il se manifesterait hardiment. Tout comme il a condamné l’utilisation du napalm
pendant la guerre du Vietnam, il condamnerait certainement l’utilisation de drones
dans l’assassinat de civils innocents – des femmes et des enfants, pour la
plupart.
Lorsque Martin Luther
King a commencé à critiquer la guerre dans le Sud-Est asiatique, le président
Lyndon B. Johnson a annulé l’invitation qu’il lui avait lancée de venir à
la Maison-Blanche. Le Prix Nobel de la paix est devenu persona non grata. Mais
le prédicateur a continué à prêcher, dénonçant les agressions américaines à
l’étranger et la négligence américaine en Amérique. Et il a consacré les cinq
dernières années de sa vie non au sort pénible des “classes moyennes”, mais à
celui des pauvres.
Dans les années qui
ont suivi la Marche, la cote de popularité de Martin Luther King s’est
effondrée. Mais il a continué à se battre. Il a déménagé à Chicago pour
organiser sa Campagne des pauvres. Et, bien entendu, les circonstances de son
assassinat sont à jamais liées à son dernier combat : la dignité des
éboueurs de Memphis.
Penser que, pour le
50e anniversaire de la Marche, Martin Luther King ne parlerait pas de
guerre, de pauvreté, de faim, du droit de vote et des attaques contre la classe
laborieuse américaine défie toute logique.
C’est à Detroit, le
23 juin 1963, que Martin Luther King a prononcé pour la première fois son
célèbre “Je fais un rêve”. Et c’est aujourd’hui à Detroit que la faillite de la
ville menace de priver les employés municipaux de leurs retraites. On connaît
également les stratégies antisyndicales ourdies par des politiques tels que le
gouverneur républicain Scott Walker dans le Wisconsin et le maire démocrate de
Chicago, Rahm Emanuel. Peut-on imaginer la réaction des médias sociaux aux
observations incontestables mais politiquement incorrectes de Martin Luther
King ?
Avec mes concitoyens,
je fêterai le 28 août 1963 comme le jour de la plus grande manifestation
pour l’emploi et pour la liberté de l’histoire de notre pays. Moi aussi,
j’exprimerai ma gratitude pour la vie et le legs de l’homme que je considère
comme le plus grand Américain que nous ayons produit. Mais quel Martin Luther
King évoquerons-nous ? Le rêveur, ou le chef des tambours de la
justice ? Pour moi, le vrai sens du message de King est lamentablement
bafoué. Peut-être parce qu’il ne rentre pas nettement dans une phrase choc de
douze secondes ni un tweet de 140 caractères… quoi que : “Justice
pour tous, service du prochain et amour libérateur.”
Dessin
d'Aguila paru dans La Vanguardia, Barcelone
Source Courrier International
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