Internet et les voyeurs
La vidéo de Luka Magnotta, “le dépeceur de
Montréal”, est toujours disponible sur Internet. La supprimer ne sert à rien :
c'est le côté obscur de la culture web. Point de vue d'un journaliste qui a
grandi avec ces vidéos.
Rotten. Goatse. Ogrish. Liveleak. Dans ma prime
jeunesse (sans filtre parental), ces « shock sites » (comme on les appelle dans le
jargon) m’ont offert un paquet de nuits blanches et quelques haut-le-cœur à
m’en faire recracher le Banga du goûter. Sous le préau, pendant la récréation,
il y avait deux castes : ceux qui s’échangeaient du porno sur cédérom, et ceux
qui débriefaient la vidéo ou l’image de la veille. Sorties de route, suicides
souterrains, tirs de 22 long rifle à bout portant, tout y passait, avec
surabondance de détails et d’appréciations sur la mise en scène. Sur un
Internet qui ne connaissait pas encore vraiment les réseaux sociaux, la
programmation du soir reposait sur la cooptation. Comme en spéléologie, il y en
avait toujours un pour jouer les éclaireurs.
Rotten
avait un petit air de cabinet de curiosités, avec ses photos sépia
d’éléphantiasis et ses clichés en gros plan de GI décapités par des pales
d’hélicoptères. Depuis l’Ile Christmas et sa législation supposément élastique,
Goatse.cx offrait la page d’accueil la plus dilatée de l’histoire d’Internet.
Ogrish,
lui, possédait une accroche pleine d’hémoglobine, «
can you handle life ? », « êtes-vous
capable d’endurer la vie ? », avant de se prendre pour la BBC du trash : « Uncover reality », « découvrir la réalité ». Et de devenir Liveleak, le premier
site à diffuser la vidéo de l’exécution de Saddam Hussein. A 6 ans, on jouait à
se faire peur en se racontant des histoires de monstres sous une tente, à la
lueur blafarde d’une lampe de poche. A 16, convertis à Internet, on
s’échangeait des liens morbides – et 100% véritables – sur MSN. Mais avec un
smiley, toujours :-) Et de la patience : aux prémices de l’ADSL et du
dégroupage, il fallait une heure pour afficher une image en taille réelle,
largement de quoi faire durer le suspense. Parfois, à jouer avec le feu, on
atteignait le point de non-retour, comme avec le fameux et sinistre « Dagestan Beheading » (les vidéos sont
toujours titrées comme des séries Z) mis en ligne sur Liveleak en 2007. On y
voit des rebelles tchéchènes égorger des soldats russes à peine majeurs,
implorant la pitié de leurs bourreaux alors qu’on leur découpe la carotide en
plein jour. C’est Requiem pour un massacre
de Klimov, en vrai. Et impossible d’appuyer sur le bouton pause.
A force de
circuler sous nos pupilles ébahies, les shock
sites ont même fait émerger leurs « stars » posthumes, l’ubac de la
culture web, parfois antérieure à YouTube (qui a vu le jour en 2005). Nikki
Catsouras, une ado américaine de 18 ans, est entrée au panthéon numérique en
2006 sous le nom de « Porsche Girl »,
après s’être encastrée dans la pile d’un pont à 200 kilomètres à l’heure, au
volant du bolide paternel, un rail de cocaïne dans chaque narine. Mises en
ligne par deux agents de la patrouille autoroutière de Californie juste après
l’accident, les photos de son corps déchiqueté ont disparu pour mieux
réapparaître. Aujourd’hui encore, elles sont disponibles en deux clics sur
BestGore.com, le nouvel avatar de cette culture de la « réalité non censurée », la baignade non surveillée d’Internet.
Déjà, certains se posent des questions monthypythoniennes sur le sens de la vie
et Luka Magnotta : « Le dépeceur de Montréal
aurait-il commis son crime si Internet n’avait pas existé ? » Et le web
aurait-il vraiment existé sans ses vidéos borderline filmées à la GoPro ?
C’est
d’ailleurs sur BestGore que Magnotta a posté la vidéo de sa séance de
cannibalisme. Et comme si l’anthropophagie favorisait l’émergence d’un langage,
celle-ci s’intitule 1 Lunatic 1 Ice Pick
(1 maniaque, 1 pic à glace). Les
explorateurs du Net apprécieront la référence à 2
Girls 1 Cup, un célèbre petit film dont nous vous épargnerons le lien.
Quand on lui demande si le fait que des enfants puissent se retrouver nez à nez
avec un bout de chair humaine ne l'émeut pas, Mark Marek, le fondateur de
BestGore, invoque sur son site les hasards de la vie et de la sérendipité : « Un jour, un enfant peut assister à une scène
horrible. A ce moment-là, qui accuserez-vous ? Que se passera-t-il si un enfant
rentre chez lui avec un ami et qu’un chauffard ivre écrase son ami sous ses
yeux ? [...] Ne tirez pas sur le messager. » Défiant, le tenancier va
même plus loin. Vous avez une liste de griefs à son encontre ? « Prenez un numéro et faites la queue ». En
attendant, qu’on le veuille ou non, cette documentation malsaine est vouée à la
postérité, tant qu’il y aura des yeux pour la contempler. Essayer de l'enlever,
c'est s'exposer à ce qu'on appelle l'effet Streisand, une publicité
involontaire. Elle vient s’empiler dans les rayonnages de nos bibliothèques
numériques, à grand renfort de captures d’écran ou de sites miroirs. Vous avez
une après-midi à tuer (de préférence à l’arme blanche) ? Il suffit d’aller
faire un tour sur Internet Archive.
Source Olivier Tesquet (Télérama)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire